𝟎𝟓 ¦ 𝐌𝐘 𝐒𝐖𝐎𝐑𝐃 𝐈𝐒 𝐘𝐎𝐔𝐑𝐒
𝐉𝐎𝐔𝐑 𝟎𝟓 ━ 𝟔,𝟔𝐊 𝐦𝐨𝐭𝐬
malédiction, chevalier, loyauté
Une nuée d'oiseaux sauvages s'éleva précipitamment au-dessus des arbres. Marco les observa s'envoler au loin, jusqu'à ce que le groupe ne forme plus qu'une petite tache dans le ciel. Il se demanda brièvement si quelque chose les avait effrayé. Laissant cette distraction derrière lui, il se pencha de nouveau sur le petit potager dont il était en train de s'occuper. Les mains barbouillées de terre, Marco tirait fermement sur les mauvaises herbes qui volaient l'espace réservé à ses précieux légumes.
De nouveaux volatiles quittèrent la lisère du bois d'un battement d'aile prompt et vigoureux. Le jeune homme se laissa encore déconcentré par leur manège. Ses sourcils se froncèrent. Il avait l'étrange pressentiment que quelque chose se rapprochait. Était-ce simplement son imagination ? Il recevait rarement de la visite. Dans ce coin reculé, au pied des montagnes, même les voyageur‧se‧s se faisaient rares.
Un bruit attira son attention. Des sabots frappaient la terre d'un rythme régulier. Un petit groupe de cavaliers s'approchaient au pas. Chacun de leur geste s'accompagnait de cliquetis métalliques reconnaissables entre mille. Marco tressaillit. Qu'est-ce que des chevaliers venaient faire par ici ?
Le jeune homme resta parfaitement immobile. Il n'était pas assez bête pour tenter de s'enfuir, à pieds, face à des hommes à cheval. Il gardait les yeux rivés au loin, nourrissant l'espoir vain que ces messieurs ne faisaient que passer par le pur des hasards. Si je les ignore, peut-être m'ignoreront-ils en retour, songea-t-il. La réalité s'avéra évidement toute autre.
— C'est bien toi, le garçon qu'on dit maudit ?
Marco laissa échapper un soupir. Il redressa le menton afin de voir le visage de celui qui venait de l'apostropher. Perché sur le dos sa monture, le chevalier le toisait avec méprit. Il était entouré de trois subalternes qui semblaient tout aussi aimables.
— Je m'appelle Marco, répondit-il simplement.
Il ne nia pas l'accusation, mais ne la confirma pas davantage. L'expression utilisée par les gens du village pour le désigner ne regardait qu'elleux. Et puis, ce n'était pas quelque chose d'agréable à entendre. D'autant plus que ces mots s'accompagnaient souvent d'une insulte ou d'un cailloux qu'on lui jetait à la figure. En comparaison, l'air suffisant et dédaigneux du chevalier était beaucoup plus facile à supporter.
— Parfait. Tu vas nous suivre jusqu'au château.
— Au château ? s'étonna Marco. Pourquoi donc ?
D'un signe de main, le chevalier indiqua à l'un de ses subalternes de mettre pied à terre. L'homme s'approcha, mais préféra garder ses distances en s'arrêtant à deux bons mètres de lui. Marco baissa les yeux sur le lien qu'il tenait sur ses paumes ouvertes. C'était tout bonnement ridicule. Mais avait-il seulement le choix ? Il soupira, avançant néanmoins pour se saisir du morceau de corde. Il la noua autour de ses poignets et tira sur une extrémité avec ses dents pour serrer le tout. Marco leva ensuite ses mains liées au reste du groupe, qui paru soulagé. Comme si cela changeait quelque chose, pensa-t-il.
— Je viens avec vous, si c'est là ce que vous désirez. Je ne ferais pas d'histoires, alors dites-moi au moins ce dont il s'agit.
Les chevaliers échangèrent un regard. Mais en voyant le garçon obtempérer, le meneur haussa simplement les épaules.
— Le seigneur en personne nous a chargé de te trouver.
Il se garda bien d'en révéler d'avantage. Néanmoins, la seule mention d'une personne de sang noble ne manqua pas d'étonner Marco au plus haut point. Il ignorait comment le souverain de ce fief avait bien pu prendre connaissance de son existence. Des rumeurs se seraient-elles répandues depuis le village ? Quelle qu'en soit la raison, tout ceci n'annonçait certainement rien de bon. Tandis qu'on le faisait monter sur un cheval, Marco se demanda s'il ne s'apprêtait pas à tomber dans un énorme pétrin... À quel point était-il malchanceux ?
De toute sa courte vie, Marco n'avait jamais approché de près ou de loin le château. Et pourtant, le voilà qui patientait à l'intérieur de ses murs de pierre, derrière une imposante porte en bois massif. Cette dernière s'ouvrit dans un grincement strident. Les gardes qui entouraient Marco lui firent signe de s'avancer. Le jeune homme s'exécuta, posant un pas après l'autre sur les lattes vernies du parquet.
Il s'efforça de ne pas se laisser distraire par la hauteur démesurée du plafond, les lourdes draperies qui pendaient aux murs ou la finesse des sculptures qui les surplombaient au fond de la pièce. Seule une poignée de personnes étaient présentes. Son regard restait figé sur le personnage le plus important des lieux. C'était un homme d'une certaine carrure, mais dont la barbe grisonnante et le visage marqué trahissait un âge fort avancé. Du haut de son trône, le seigneur de ces terres l'observait en retour avec grand intérêt.
Il leva une main en l'air. Les gardes s'arrêtèrent immédiatement. Marco en fit de même. Ils se trouvaient à plusieurs mètres du trône ; une distance que le seigneur jugeait vraisemblablement raisonnable. Devait-il ce traitement à sa condition de roturier ou à la malédiction qui l'habitait ? Marco n'eut guère le temps de se questionner davantage, car l'extrémité d'un pied s'abattit lourdement contre l'articulation de sa jambe. Le jeune homme perdit l'équilibre et tomba à genoux. Face à ce spectacle, le seigneur eut un rictus satisfait.
— Voilà donc le garçon qui apporte le malheur autour de lui. Il me semble bien ordinaire. Sommes-nous seulement certain qu'il soit le vassal de cette étonnante malédiction ?
Le chevalier qui avait guidé Marco jusqu'ici s'avança.
— Sire, dit-il en s'agenouillant. Je peux vous assurer que ce garçon est bien celui que nous cherchions. Sur le chemin qui nous a ramené au château, mes hommes et moi-même avons rencontré certaines... difficultés qui le prouvent.
Le seigneur se pencha en avant, visiblement toute ouïe.
— Vraiment ? Dites m'en plus, ordonna-t-il.
— Le malheur frappa régulièrement nos vivres, qui se retrouvaient infestées d'insectes ou dérobées par des animaux sauvages. Nous dûmes également renoncer à faire du feu, car la maîtrise de celui-ci nous échappa à plusieurs reprises, embrasant la végétation alentour et menaçant de blesser nos hommes et nos chevaux. Hier encore, un imposant arbre mort manqua de s'abattre sur notre groupe. Et tout ceci, en l'espace de cinq jours seulement ! Je n'ose imaginer ce qui aurait pu se produire si nous étions resté en sa compagnie plus longtemps...
Le chevalier termina sa tirade par un silence qui se voulait lourd de sens. Tous les regards de la pièce se posèrent sur Marco, qui était l'heureux destinataire d'une attention dont il se serait bien passé, mélange de mépris et de peur. Refusant de se laisser intimider, le jeune homme ne baissa ni les yeux, ni le menton. Le seigneur ne tarda guère à reprendre la parole.
— Très impressionnant, commenta-t-il avec un soupçon d'ironie. Messieurs, je vous remercie de votre labeur.
Comprenant qu'on leur demandait de se retirer, les gardes échangèrent quelques coups d'œils étonnés. Ce n'était pas tout à fait la procédure habituelle. Cependant, ils s'exécutèrent sans discuter. Le seigneur s'adressa ensuite au chevalier.
— Vous pouvez également disposer, Messire Reiner.
Le susnommé fronça ses fins sourcils blonds.
— Pour votre sécurité, Sire, je pense qu'il vaudrait mieux-
— Je crains que la suite de cette affaire ne requiert pas votre attention. Votre rôle s'arrête ici. Mais soyez assuré que je ne manquerai pas d'utiliser à bon escient les talents de ce garçon.
Le chevalier eut deux bonnes secondes d'hésitation, mais il finit par quitter la pièce, non sans un regard curieux lancé en arrière. La lourde porte se referma dans un bruit sourd derrière lui. Il ne restait plus que trois ou quatre personnes dans la pièce, probablement les plus proches conseillers du seigneur. L'un d'eux s'approcha justement du trône afin de souffler quelques mots à l'oreille du souverain, qui caressa pensivement sa barbe. Il tourna le menton en direction de son épaule gauche.
— Messire Jean, héla-t-il. Approchez donc.
En plissant les yeux, Marco perçu un mouvement dans l'ombre d'une colonne en pierre. Une silhouette s'en détacha et s'approcha, avant de s'immobiliser aux côtés du seigneur qu'elle servait. C'était un jeune homme, grand et élancé, dont la posture trahissait une haute éducation. Il avait les traits droits et le visage allongé. Ses cheveux châtains, soigneusement ramenés en arrière, accentuaient son air sérieux. Les habits qu'il portait ne laissaient planer aucun doute sur son statut ; ce jeune homme était lui aussi un chevalier.
Malgré lui, Marco sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il lui sembla que ce chevalier dégageait quelque chose de très différent de ceux qu'il avait précédemment rencontré. Il n'était pas question d'angoisse ou d'autorité. Ce Messire Jean exerçait sur lui une emprise bien distincte de la crainte qui l'avait habité tandis qu'il se trouvait face à Messire Reiner. Était-ce une simple affaire de charisme ? De respect ? De noblesse ?
Pour la première fois depuis qu'il était arrivé au château, Marco fut tenté de détourner le regard. Sans le savoir ou le vouloir, le seigneur lui fournit justement une échappatoire parfaite, puisqu'il s'adressa directement à lui :
— Mon garçon, j'ai de grands projets pour toi.
Marco pressentit que les prochains mots qui sortiraient de sa bouche ne lui plairait guère... Et il ne fut pas déçu.
— Vois-tu, poursuivi le seigneur, notre pays se trouve dans une situation fâcheuse. Un fils de paysan comme toi l'ignore sans doute, mais nous ne sommes pas en très bons termes avec nos voisins du nord. Alors qu'ils n'étaient que des petits nobles de province, ils se sont enrichis au-delà de toute espérance. Ils sont désormais très influents, au point de nous faire de l'ombre. De l'ombre ! s'exclama-t-il. À notre pays ! À notre famille !
Il frappa l'un des accoudoirs du trône de son poing serré.
— Le charlatant qui gouverne ces terres est entré en contact avec moi pour construire la paix, selon ses propres mots. Voilà des mois qu'il nous assomme de ses discours prétendument pacifistes. Il a même eu le culot de nous proposer un accord des plus honteux : marier l'une de ses filles à l'un de mes fils. Que dis-je, l'un de mes héritiers ! Ce serait salir notre sang que de nous allier avec pareil mécréant. Il cherche tout bonnement à me voler ma descendance. Mais je ne le laisserai pas faire !
Alors même que Marco commençait sérieusement à se demander ce que toute cette histoire pouvait bien avoir affaire avec lui, le seigneur pointa son index sur sa petite personne.
— J'ai finalement accepté de signer le contrat de mariage. En vertu de celui-ci, mon fils devrait immédiatement se rendre auprès de sa nouvelle épouse. Il est évidemment hors de question que je laisse pareille chose se produire. Et c'est là, mon garçon, que tu entres en scène. Je vais t'envoyer par-delà la frontière, où tu te feras passer pour mon fils. Ce ne sera l'affaire que de quelques semaines, de quelques mois tout au plus... Tu vois où je veux en venir, n'est-ce pas ?
Le regard du jeune homme s'assombrit.
— Vous voulez que ma présence apporte la ruine à cette famille et à leurs terres, répondit Marco d'une voix éteinte.
— Exact ! s'exclama le seigneur en tapant dans ses mains. Tout ce que tu devras faire, c'est donner le change auprès de notre très chère belle-famille. La malédiction que tu portes se chargera du reste. Une mission facile, en somme.
Il désigna le chevalier qui patientait derrière lui.
— Messire Jean se chargera de t'escorter. J'ai entièrement confiance en ses capacités. Vous partirez dès demain, à l'aube. On te trouvera un... coin pour cette nuit. As-tu des questions ?
Cette interrogation n'appelait pas vraiment à une réponse de sa part, Marco le savait. Il leva néanmoins ses grand yeux chocolat pour dévisager l'homme qui lui demandait pareille sottise. Non, il n'avait pas de questions à lui poser. Il aurait, pourtant, bien des choses à dire à ce seigneur arrogant. Des remontrances qu'il aurait aimé pouvoir lui cracher au visage. De quel droit osait-il jouer avec sa vie comme s'il n'était qu'un pion sur son échiquier politique ? À quel point était-il fou pour espérer tirer profit de la malédiction dont il souffrait tant ?
Marco détestait des nobles dans son genre. Peut-être autant qu'il détestait les abrutis de chevaliers qui les servaient sans réfléchir. Il détestait aussi les villageoi‧se‧s qui, en plus de l'avoir chassé de la communauté, avaient colporté des rumeurs nauséabondes à son sujet. C'était leur faute s'il se retrouvait aujourd'hui dans une situation pareille. C'était la faute de ce maudit système conformiste, sourd à toute discussion.
Devant lui, le seigneur était assis sur son trône. Il avait les cheveux propres, le regard fier, le menton haut. Il était le personnage le plus important du château, qui était lui-même l'endroit le plus important du fief. Il avait le pouvoir et l'autorité. En comparaison, Marco n'avait rien, Marco n'était rien. Un pauvre roturier, maudit par dessus le marché, forcé de s'agenouiller sur le sol froid pour faire preuve d'humilité. Il baissa la tête, ferma les yeux, serra les poings. Il avait peut-être des choses à dire, mais personne n'était là pour les écouter.
— Aucune, Sire.
Le soleil devait être proche de son zénith, car ses rayons perçaient à travers le feuillage des arbres environnants. Marco s'arrêta un instant, une main en visière, le menton levé vers le ciel qu'il ne pouvait de toute façon pas voir. Était-il bleu, derrière ce dôme vert ? Le jeune homme en doutait. Ces jours-ci, le temps était presque aussi maussade que lui.
— Ne traîne pas. La route est encore longue.
Quelques pas plus loin, son compagnon d'infortune venait de lui lancer un bref regard réprobateur. Marco se remit silencieusement en marche, les yeux rivés sur le dos du chevalier qui progressait devant lui. Cette vision constituait l'essentiel de son quotidien depuis qu'ils avaient quitté le château, trois jours plus tôt. Depuis, ils ne faisaient que marcher en direction de la frontière, laquelle semblait si loin...
Marco était un habitué des espaces naturels. Il s'aventurait régulièrement en forêt à la recherche d'espèces pour son potager. Il avait même dormi à la belle étoile plus d'une fois. Il n'était donc pas particulièrement fatigué par leur périple. En revanche, il ne pouvait nier qu'il s'ennuyait profondément. Et le mutisme dans lequel s'était enfermé le chevalier n'arrangeait rien. C'était à peine s'ils avaient échangé dix phrases depuis leur départ. On aurait dit deux moines en pèlerinage !
Le jeune homme soupira. Il était évidement que ce Jean ne le portait pas dans son cœur ; c'était même probablement le contraire. Il ne quittait jamais son air renfrogné et n'arrêtait pas de l'observer à la dérobée, ses sourcils toujours froncés. Pourtant, Marco ne pouvait pas vraiment lui reprocher pareil comportement. Lui même songeait que les incidents rencontrés ces trois derniers jours auraient mis en rogne n'importe qui.
Sa malédiction leur avait joué des tours dès le premier soir, puisqu'au réveil, leurs chevaux étaient introuvables. Marco avait craint que Jean ne le soupçonne d'avoir lui-même coupé les cordes qui les retenaient, mais celui-ci avait simplement haussé les épaules avant de reprendre le chemin à pieds. Les mésaventures s'étaient alors enchaînées, les unes après les autres : pluie diluvienne, glissement de terrain, absence de gibier... La nature ne leur avait rien épargné.
Marco vivait avec sa malédiction depuis trop longtemps pour être encore agacé par chacune de ses manifestations. Ce qui le surprenait grandement, en revanche, c'était l'attitude du chevalier qui l'accompagnait. Marco se souvenait parfaitement des coups de pied assénés par Messire Reiner à la moindre petite contrariété. Il en gardait encore quelques hématomes. Il s'était donc préparé à recevoir ce même genre de traitement de la part de son collègue. Mais en dépit des obstacles qui ne cessaient de se dresser sur leur chemin, Messire Jean n'avait jamais passé sa colère sur lui ; ni verbalement, ni physiquement. Marco lui en était plutôt reconnaissant.
Si seulement le chevalier daignait lui adresser la parole, il pourrait presque oublier la raison funeste derrière ce voyage...
Marco étant un peu perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas que son escorte s'était arrêtée devant lui et manqua de lui rentrer dedans. Ils étaient enfin sorti du bois. Une centaine de mètres plus loin, Marco aperçu des toits de chaume qui formaient un petit village en contrebas. Celui-ci s'était certainement construit autour de la rivière qui le séparait en deux rives distinctes en son centre.
En voyant le chevalier avancer dans cette direction, Marco songea qu'il devait y avoir un moyen de traverser le court d'eau. Jusqu'à présent, Jean avait pris soin d'éviter les zones à forte affluence. Aux abords du village, il attrapa d'ailleurs le poignet de Marco d'une main ferme. Pour éviter que je ne m'échappe, devina celui-ci. Lui qui n'avait pas posé les pieds dans un village depuis si longtemps était, de toute manière, beaucoup plus occupé à regarder ce qu'il se passait autour de lui qu'à élaborer une stratégie pour s'enfuir.
Jean les conduisit au cœur du village, où un pont permettait bel et bien de rejoindre la rive opposée. Seulement, le bruit d'une violence dispute parvenait jusqu'à leurs oreilles. Le chevalier fronça les sourcils. Un petit groupe d'hommes armés semblait barrer le passage à plusieurs marchants. Sur la place, des attroupements de villageoi‧se‧s et de voyageur‧se‧s s'étaient créés. Jean se dirigea vers l'un d'eux pour les interroger.
— Que se passe-t-il ? Pouvons-nous passer ?
— Vous le pouvez, si vous avez de quoi payer !
— J'ignorais que ce pont faisait l'objet d'une taxe.
Marco jeta un autre coup d'œil vers le pont. Avec leurs armes grossières et leurs habits ternes, ces individus ne ressemblaient pas du tout à des agents de la seigneurie.
— C'est qu'il ne s'agit pas d'une taxe à proprement parler, intervient une femme à l'air contrarié. Ces messieurs que vous voyez ne sont que des bandits qui réclament éhontément un impôt en échange de leur soi-disante protection.
Sur le pont, les esprit s'échauffaient. L'un des charlatans repoussa très violemment un marchand joufflu qui essayait de forcer le passage. À ce rythme, la situation n'allait pas tarder à déraper pour de bon. Le regard de Jean revenait régulièrement sur Marco. Ce dernier se demanda s'il songeait à intervenir. Probablement pas, en conclu-t-il. Les chevaliers se mêlaient rarement des affaires du peuple, surtout lorsqu'il s'agissait de jouer les bénévoles. Jean n'allait pas s'embêter avec des individus pareils alors qu'il pouvait simplement obtenir remboursement de cette dépense auprès de son seigneur.
Marco était persuadé d'avoir visé juste. Quelle ne fut donc pas sa surprise quand le chevalier se tourna pour lui souffler :
— Ne bouge pas d'ici. Je n'en ai pas pour longtemps.
Quoique surpris, le jeune homme acquiesça machinalement. Jean s'éloignait déjà en direction du pont, fendant habilement la foule qui faisait barrage sur son chemin. En se haussant sur la pointe des pieds et en levant le menton bien haut, Marco le vit échanger quelques mots avec les bandits. Ces derniers ne semblèrent pas ravis par les paroles qu'il leur adressa, car tous trois levèrent leurs armes devant eux. Le combat semblait inévitable. Marco se sentit pris d'une légère inquiétude dont il fut le premier surpris. Il connaissait à peine Jean. Mais en dépit des circonstances qui les amenaient à voyager ensemble, il n'avait aucune envie de voir le chevalier tomber alors qu'il œuvrait pour le bien du peuple. Pourvu qu'il l'emporte !
De son côté, Jean restait impassible. Il dégaina son épée et fit face à ses trois assaillants. Son calme aurait dû alarmer ses adversaires, qui se jetèrent sur lui sans réfléchir. Jean pivota sur son pied pour éviter le premier, auquel il assena un violent coup de pommeau à l'arrière de la nuque. L'attention du chevalier se porta rapidement sur le deuxième homme qui brandissait un long glaive aux bords émoussés. Jean para l'attaque sans problème et, profitant de la confusion de son opposant, lui envoya un bon coup de pied dans l'estomac. Le troisième bandit essaya de le surprendre par derrière. Sa tentative se solda par une balafre superficielle sur le flanc droit.
Sous le regard ébahi de la foule qui n'avait pas manqué une miette du spectacle, Jean venait de mettre au sol le petit groupe à lui tout seul. Marco en restait bouche bée. Dire qu'il s'était presque inquiété pour lui ! Le chevalier bougeait avec une dextérité déconcertante qui surpassait de loin les mouvements maladroits et hasardeux des trois autres. Réalisant qu'ils avaient clairement sous-estimé leur jeune adversaire, les bandits eurent au moins la sagesse de ne pas commettre la même erreur une seconde fois. Ils se relevèrent prestement et filèrent sous les huées des villageoi‧se‧s.
La foule se pressa autour du chevalier. On voulait lui serrer la main et le remercier de sa bravoure. Une courtisane lui proposa même de passer une nuit à moindre frais en sa charmante compagnie... À en juger par son air ennuyé, Jean se serait bien passé d'une telle attention. Il mit un temps fou à revenir sur ses pas. Après de longues minutes, la foule commença enfin à se disperser, chacun‧e reprenant le fil de sa journée. Jean s'autorisa enfin à souffler.
Lorsqu'il releva la tête, ses yeux se posèrent sur un visage constellé de taches de rousseur. Les bras croisés sur son épigastre, Marco l'attendait patiemment, un demi-sourire en coin. Il n'avait pas bougé d'un poil, respectant ainsi les ordres du chevalier qui devait, en toute logique, être rassuré que le jeune homme n'ait pas profité de cette agitation pour lui fausser compagnie. Mais une fois arrivé à son niveau, Jean n'eut aucun mot d'appréciation à son égard. Maintenant que la voie était libre, ils reprirent leur route dans un silence troublant.
Jean avait les lèvres pincées. Et l'espace d'un court instant, Marco crut voir une lueur de déception dans ses yeux ambre.
Le craquement d'une branche résonna dans la forêt, suivi d'un bruit étouffé. Marco s'arrêta net, les sens aux aguets. On aurait dit que quelque chose de relativement lourd venait de tomber d'un arbre. Désireux d'en savoir plus, le jeune homme voulut s'avancer, mais un bras s'interposa en travers de son torse. Jean lui fit signe de rester derrière lui, pendant qu'il partait lui-même s'enquérir de la source de ce bruit.
Quelque chose était bien tombé d'un arbre. Enfin, pour être plus exact, il s'agissait plutôt de quelqu'un. Une fillette d'une dizaine d'année était accroupie au pied d'un tronc, une branche cassée à ses côtés. Elle avait des égratignures sur les bras et des feuilles plein les cheveux. La chute l'avait un peu secouée, mais pas au point de chasser l'air farouche de son visage. Jean lui tendit une main qu'elle saisit.
— Rien de cassé ? s'enquit-il.
— J'espère qu'non. Ma mère me passerait un savon !
La jeune fille se releva prudemment. Une grimace étira son visage lorsqu'elle posa son pied gauche à terre. Jean palpa doucement l'articulation. Elle était chaude sous ses doigts.
— La cheville est un peu enflée.
— Crotte ! Ça fait un mal de chien.
La petite ne pouvait pas marcher dans cet état ; elle risquerait d'aggraver sa blessure. Jean tendit à Marco le sac de toile qu'il portait. Puis le chevalier s'accroupit au sol, le dos tourné vers la fillette.
— Monte, lui dit-il. Nous allons te ramener chez toi.
Le regard de l'enfant resta un instant bloqué sur l'épée qu'elle apercevait à la ceinture du chevalier. Après quelques secondes d'hésitation, elle s'accrocha néanmoins aux épaules de Jean, qui se redressa sans difficulté. Les deux compagnons de voyage suivirent les indications de leur petite passagère qui les conduisirent jusqu'à son village. Le groupe déboucha sur une clairière où une quinzaine d'habitations s'étaient installées.
— Gaby ! s'éleva une voix féminine. Mais où étais-tu encore passée ? Je commençais à m'inquiéter !
Une femme aux cheveux bruns et aux yeux noisettes s'approcha. Elle ressemblait trait pour trait à sa fille. En quelques mots, Jean lui expliqua la situation.
— Merci infiniment d'avoir raccompagné Gaby, les remercia-t-elle. Cette enfant ne tient pas en place ! Si je peux faire quoi que ce soit pour vous remercier...
Jean déclina poliment. Mais Gaby se dépêcha de murmurer quelque chose dans l'oreille de sa mère. Son visage s'illumina.
— Mais bien sûr ! Que diriez-vous de passer la nuit ici ? lui proposa-t-elle. Chaque solstice, nous donnons une fête en l'honneur de la déesse Ymir afin qu'elle nous apporte abondance et prospérité. Il y aura évidement un grand banquet, mais aussi des chants et des danses. Vous êtes les bienvenus !
Le premier réflexe de Jean fut de refuser. Mais face au sourire radieux de Gaby et aux yeux curieux de Marco, il baissa finalement les armes. La frontière n'était plus qu'à quelques pas. Le chevalier pouvait bien accorder à son compagnon d'infortune une soirée d'allégresse. Une telle occasion ne se représenterait sans doute pas.
En revanche, Jean et Marco insistèrent pour aider aux derniers préparatifs. Tandis que le premier transportait du matériel d'un bout à l'autre du village, le second se proposa de surveiller les enfants en bas âge qui traînaient dans les jupes de leurs mères. Marco s'étonna un peu de l'attitude de Jean, qui s'était éloigné sans une consigne à son égard. En principe, une escorte veillait à ce que son prisonnier reste dans son champ de vision. Il aurait dû, au minimum, lui rappeler de ne pas s'échapper. Marco se remémora alors le regard étrange qu'il lui avait adressé suite à l'altercation du pont. Le jeune homme fronça les sourcils, pensif. Il avait le sentiment que quelque chose lui échappait.
Quelques heures plus tard, le soleil se coucha. La fête put alors débuter à la lueur de la lune et du gigantesque feu qui illuminait la place centrale du village. Marco était assis sur un banc en bois, un verre de vin chaud dans les mains. Il regardait Gaby qui, en dépit de sa petite blessure, semblait s'amuser comme une folle. Elle s'appuyait sur un autre garçon de son âge ; un petit blondinet qui veillait à ce que le pied gauche de son amie ne touche jamais le sol. L'opération s'avérait un peu complexe, car Gaby bougeait dans tous les sens. Elle semblait déjà en meilleure forme que lors de sa chute.
— Il y avait des fêtes de ce genre dans ton village ?
Marco sursauta. Jean venait de prendre place à ses côtés. Il ne l'avait pas entendu arriver et, surtout, il ne s'attendait pas à ce que celui-ci lui adresse la parole. Encore moins pour lui demander quelque chose d'aussi trivial. Marco baissa les yeux.
— Je ne sais pas. Je n'étais pas vraiment le bienvenu là-bas.
Il regretta l'amertume de sa réponse. À bien y réfléchir, c'était la première fois qu'il échangeait plus de trois mots avec Jean. La première fois qu'ils partageaient un semblant de conversation. Marco aurait aimé qu'elle se poursuive un peu plus longtemps. Il s'éclaircit la gorge, avant de demander :
— Puis-je vous poser une question, Messire ?
— Bien sûr. Mais je t'en conjure, appelle-moi simplement Jean, grimaça celui-ci. Tu peux aussi me tutoyer.
Marco n'était pas vraiment au fait des règles de l'étiquette, mais il était presque certain qu'on ne s'adressait pas à un chevalier comme on le ferait avec un simple paysan. C'était pourtant ce que Jean lui demandait de faire. Alors il s'exécuta.
— Qu'est-ce qui te perturbe autant chez moi ?
Marco se mordit l'intérieur de la joue. Il n'osa pas regarder Jean, car il redoutait la réaction de celui-ci. Le chevalier l'avait encouragé à parler. Pourtant, le jeune homme craignait qu'il s'offusque de ses mots. Le silence sembla s'éterniser. Terriblement mal à l'aise, Marco s'expliqua en bafouillant :
— Au début, je croyais que tu me détestais. Tout le monde me déteste, bien sûr, alors cela n'aurait rien eu d'étonnant. Mais ces derniers jours, je n'en suis plus si sûr...
— Je ne te déteste pas, lui répondit alors Jean.
Le jeune homme soupira. Il tritura la chevalière qu'il portait à l'auriculaire. Le bijou était frappé des armoiries de sa famille.
— Je ne te déteste pas. J'ai conscience de m'être montré désagréable à ton égard, reconnu-t-il. Et j'en suis sincèrement désolé. Depuis notre départ, je suis... je suis en effet perturbé. Mais ce n'est pas ta personne qui trouble mon esprit comme mon humeur ; c'est l'essence même de ce voyage.
Marco inclina la tête. Il n'était pas sûr de comprendre...
— La chevalerie est une institution régie par des codes poursuivait Jean. Lors de notre adoubement, nous prêtons serment de les respecter. C'est par égard pour ces valeurs que je me suis engagé. Le titre que nous portons est à la fois un honneur et une responsabilité. Nous utilisons notre épée pour faire régner l'ordre et la justice au nom du seigneur qui nous l'a confiée. Nous sommes des instruments au service de la plus noble des causes. C'est pourquoi nous lui obéissons. Et pourtant...
Jean gardait ses sourcils furieusement froncés.
— Je désapprouve au plus haut point cette mission, avoua-t-il. Un seigneur doit parfois prendre des décisions difficiles pour le bien de ses sujets. Mais se servir de ton malheur dans un conflit aussi puéril... Ce n'est qu'un vulgaire coup bas. Je savais que je servais un seigneur à l'honneur petit, mais j'ignorais qu'il était capable d'autant de lâcheté et de malice.
Sa déclaration fut suivi d'un silence que Marco laissa volontairement s'étirer. Son regard restait rivé sur les poings serrés du chevalier. Chaque parole semblait lui coûter. Et pour cause ! Si de tels propos étaient amenés à tomber dans l'oreille du seigneur, s'en serait fini de son titre, de son rang, et probablement même de sa vie. Des condamnations pour trahison de ce genre, il en tombait tous les quatre matins. Alors il valait mieux tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler.
Marco était sincèrement heureux de découvrir que son escorte le considérait a minima comme un être humain à part entière. Il était sincèrement heureux de savoir que la situation le révoltait assez pour occasionner un conflit entre ses valeurs et sa loyauté. Il éprouvait même de l'empathie à l'égard de ce chevalier qui ignorait vraisemblablement comment se comporter. Mais ce n'était pas à Marco de lui dire ce qu'il devait faire.
— Je ne vais pas m'enfuir, Jean. Où diable pourrais-je aller ? Je suis fatigué de vivre de cette façon. Alors je te suivrais jusqu'au bout de ce voyage, quelle qu'en soit l'issue.
Marco se releva du banc, coupant ainsi court à la conversation. Jean le vit s'éloigner en direction des enfants qui s'amusaient près du feu. Son arrivée fut accueillie par des cris joyeux. Le jeune homme était devenu populaire en un rien de temps. Du banc qu'il n'avait pas quitté, Jean resta bloqué sur le sourire de Marco qu'illuminaient les flammes du brasier.
Jean était déjà debout lorsque brillèrent les premiers lueurs du jour. Il n'avait, à vrai dire, pas pu fermer l'œil de la nuit. Son esprit ne lui avait pas accordé un seul instant de répit depuis sa discussion de la veille avec Marco. Ce dernier, bien qu'à demi-mots, lui avait parfaitement fait comprendre qu'un choix lui incombait. Mais celui-ci n'était pas aisé. D'autant plus que le temps jouait contre lui ; la frontière n'était plus qu'à quelques lieues. Ils ne leur restait plus qu'une journée de marche, tout au plus, avant de rejoindre le lieu de rendez-vous fixé avec le seigneur voisin. Jean n'avait donc plus que quelques heures pour décider de l'avenir de Marco. Et du sien, par la même occasion.
Perdu dans ses réflexions, il mit du temps avant de remarquer le remue-ménage qui semblait animer le village. De nombreuses personnes couraient en tous sens dans les rues, frappant même aux portes de celleux qui dormaient encore pour les réveiller. Il était pourtant très tôt pour une telle énergie, d'autant plus que la fête de la veille s'était achetée à une heure assez tardive. Quelle pouvait bien être la cause de toute cette agitation ? Jean eut soudain un très, très mauvais pressentiment. Il s'adressa au premier villageois qui passa à côté de lui :
— Un malheur se serait-il produit ?
— Un malheur ? s'étonna l'homme. Au contraire ! Suivez-moi donc, jeune homme. Il faut le voir pour le croire !
Jean n'eut pas le temps de l'interroger davantage que, déjà, le villageois s'éloignait. Il s'empressa de lui emboîter le pas. Quoi que rassuré par sa réaction, le chevalier n'en demeurait pas moins curieux. L'homme marchait d'un bon pas vers l'extrémité sud du village. Jean fronça les sourcils lorsqu'il réalisa quelle était leur destination. Une hypothèse, assurément folle, lui vint à l'esprit. Il l'en chassa aussitôt d'un geste de la tête. Impossible, songea-t-il. Pourtant, lorsqu'il dépassa la dernière maison du village, il en resta bouche bée.
— Tout le monde est drôlement matinal aujourd'hui.
Jean sursauta en découvrant Marco à ses côtés. Il ne l'avait pas entendu arriver. Le nouveau venu s'excusa.
— Je ne voulais pas te faire peur. J'ai suivi la foule qui se dirigeait par ici, mais je ne saisis pas trop ce qu'il y a de si particulier à voir... Pourquoi as-tu l'air aussi surpris ?
Jean cligna plusieurs fois des yeux, avant de se ressaisir. Marco n'était vraisemblablement pas au courant.
— Hier, ce champ était dans un état déplorable. Tout était mort ; je l'ai vu de mes propres yeux. J'en ai même discuté avec plusieurs villageois qui s'inquiétaient de l'impact de cette mauvaise récolte sur leurs prochaines réserves. La fête d'hier soir visait justement à implorer la déesse Ymir d'y remédier.
— Mort ? répéta Marco. Je ne te suis pas. La récolte de cette année s'annonce pourtant abondante.
Il se pencha pour attraper un brin d'orge qu'il frotta entre ses doigts. Depuis qu'on l'avait chassé du village, Marco entretenait son propre potager pour subvenir à une partie de ses besoins alimentaires. Il ne s'était jamais occupé d'un champ, bien sûr, mais il avait la main suffisamment verte pour estimer que la qualité de ce brin d'orge était amplement satisfaisante. Et il y en avait tout un champ qui s'étendait devant eux ! Jean n'en croyait pas ses yeux. Et à en juger par leur réaction, les villageoi‧se‧s non plus.
— Il n'y a qu'une seule explication possible, murmura le villageois qui avait conduit Jean jusqu'ici. La déesse Ymir a entendu nos prières. C'est un miracle !
Un miracle, se répéta Jean. Ce mot tourna en boucle dans sa tête. Il y songea lorsqu'ils remercièrent les villageoi‧se‧s pour leur hospitalité. Il y songea lorsqu'ils reprirent leur route sur les chemins de campagne. Il y songeait encore lorsqu'ils arrivèrent aux abords immédiats de la frontière. Jean avait passé la journée dans un brouillard des plus opaques. Il avait marché par automatisme, plaçant un pas après l'autre, sans même réaliser où ceux-ci le conduisait. Il n'avait fait que suivre son compagnon en silence. Ce ne fut qu'au crépuscule, alors qu'ils ne se trouvaient qu'à quelques centaines de mètres du lieu du rendez-vous, que Jean attrapa brusquement le poignet de Marco.
Les deux jeunes hommes s'arrêtèrent net. Marco se retourna, mais il resta muet. Il laissa à Jean le temps dont il avait besoin pour mettre de l'ordre dans ses idées, pour s'expliquer sur son geste et, surtout, pour faire son choix. C'était là sa toute dernière opportunité. De l'autre côté de la colline les attendait l'escorte du seigneur des terres voisines. Une fois qu'ils l'auraient franchise, une fois qu'ils les auraient rejoint, il serait trop tard pour les regrets. S'il décidait de s'opposer à cette mission, Jean devait le faire maintenant, ou se taire à jamais.
— Je ne peux pas faire ça, murmura-t-il enfin.
Marco ferma les yeux et poussa un long soupir. Son destin venait d'être scellé. Sa nouvelle vie commençait donc ici, au pied d'une colline quelconque, à des dizaines de lieues de chez lui. Il ignorait de quoi demain serait fait ; et pourtant, il se sentait rassuré. Il n'aurait probablement pas apprécié de devoir jouer la comédie auprès du seigneur voisin et de sa pauvre fille dans le seul but de leur porter malheur. Il était reconnaissant envers Jean d'avoir pris cette décision, en dépit de tout ce qu'elle allait lui coûter.
— Tu es libre d'aller où bon te sembles, reprit le chevalier. Mais laisse-moi t'accompagner, s'il te plaît.
Jean avait lâché son poignet pour sa main qu'il serrait toujours. Marco fut prit de court en le voyant poser un genou à terre.
— Dois-je te rappeler que je suis maudit ?
— Tu as un don, c'est certain. Mais tu n'es pas maudit.
— Bon sang, mais qu'est-ce que tu racontes ?
— Je crois que tu devrais te retourner.
Marco n'y comprenais décidément rien du tout. Quoi que fort perplexe, il s'exécuta lentement. Et écarquilla les yeux. Le versant de la colline était entièrement recouvert de tournesols. Des dizaines et des dizaines de fleurs en forme de soleil qui n'étaient pas là quelques minutes plus tôt. C'était vraiment magnifique, tout ce jaune sous les lueurs du crépuscule. Mais Marco ne s'expliquait pas leur présence. Comment des plantes pouvaient-elles pousser aussi vite ?
— Tu n'es pas maudit, Marco. Je pense que la nature ne fait que répondre à tes émotions ; elle dépérit lorsque tu vas mal, mais elle s'embellit lorsque tu es heureux. Le champ du village, ce matin : c'est toi qui a rendu ce miracle possible.
Le premier réflexe de Marco fut de rire à cette conclusion des plus saugrenues. Mais plus il prenait le temps de la réflexion, moins son sourire était assuré. En l'espace de quelques secondes, le jeune homme fut frappé par l'étrangeté de certains phénomènes qui lui sautaient aujourd'hui aux yeux. La taille démesurée des légumes de son modeste potager. Le gibier qui se laissait attraper par ses pièges les plus misérables. Les arbres qui l'aidaient à retrouver son chemin dans la forêt. C'était comme si la nature répondait à ses moindres besoins. Comment avait-il pu passer à côté d'une telle chose ?
Un bruit métallique fit sursauter Marco qui se retourna prestement. Toujours agenouillé devant lui, Jean avait dégainé son épée qu'il lui présentait de façon très solennelle.
— Qu'il s'agisse d'une malédiction ou d'une bénédiction, ton don attirera toujours la crainte et la convoitise. Mais si tu veux bien de moi, je jure d'utiliser cette épée pour te protéger.
— Jean, dégluti Marco. Je ne sais pas si je peux-
— Au diable les règles, le coupa celui-ci. Ma loyauté, c'est à toi que je veux l'offrir. J'ai l'impression de t'avoir volé ta vie. Alors j'aimerais que tu acceptes la mienne en retour.
Marco s'attarda sur le visage de Jean, qui paraissait plus sérieux que jamais. L'ambre de ses yeux brillait d'une sincérité qui le fit frisonner. Marco n'avait pas l'habitude d'être regardé de la sorte, mais il trouvait cela beaucoup plus plaisant que les œillades revêches auxquelles il avait généralement droit. Le jeune homme se surprit à penser qu'il aimerais beaucoup que Jean le regarde de cette façon pour le reste de sa vie.
Sans vraiment savoir ce qu'il faisait, Marco saisit le pommeau de l'épée que Jean lui tendait. L'arme était plus lourde qu'il se l'était figuré, mais il parvint tout de même à la soulever. Puis il l'abaissa lentement de part et d'autre de Jean, touchant chaque épaule du plat de la lame.
— Je les accepte, souffla-t-il. Ta vie comme ta loyauté.
Le jeune homme qui était désormais son chevalier redressa la tête. Le sourire qu'il lui adressa fit s'emballer le cœur de Marco. Il ne l'avait jamais vu aussi heureux, aussi serein, aussi beau. Il détourna le regard pour cacher son embarras. Mais autour de lui, les tournesols continuaient de fleurir par milliers.
Nᴏᴛᴇ ᴅᴇ Lʏᴀ
Le cinquième jour rime une fois de plus avec un récit médiéval ; peut-être une tradition que je vais essayer de faire perdurer car j'aime beaucoup ce thème.
Ce one-shot se révèle lui aussi assez long, et le pire dans tout ça, c'est que j'avais prévu une histoire encore plus ambitieuse... On dirait que je ne suis vraiment pas douée pour estimer le nombre de mots d'un projet !
À la base, je voulais enchaîner avec les petites aventures de Jean et Marco qui répondent des miracles tout au long de leur voyage. Je m'étais inspirée de Circumstances of a Fallen Lord, un light novel koréen que j'ai beaucoup aimé.
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