One shot - Indochine
- Il va bien ce matin Monsieur Lemain ? demanda l'infirmière.
André ne lui répondit pas.
Question idiote.
Comment pourrait-il aller bien, couché sur le dos dans ce lit d'hôpital avec une perfusion passant par un cathéter dans le bras droit, son index gauche emprisonné dans une pince destinée à vérifier sa ventilation, un masque avec des tuyaux d'oxygène enfilés dans ses narines, des électrodes sur toute la poitrine, une sonde dans le pénis et le bras droit relié à un moniteur n'arrêtant pas d'émettre un insupportable « bip » à chaque battement de son cœur ?
Et puis, quelle était cette habitude qu'on avait ici de lui parler sans cesse à la troisième personne ?
« Il va bien ? Il a besoin de quelque chose ? Il va prendre ses cachets, hein ? ».
Sans compter ce ton infantilisant.
A 82 balais, entendre ces gamines en blouse blanche s'adresser à lui comme s'il était un gosse de 8 ans ou un débile mental, ou bien encore sénile, cela l'exaspérait.
L'infirmière remonta les volets électriques et le soleil illumina la pièce.
Une belle journée se préparait, mais il s'en moquait bien, André, cloué dans ce plumard d'où il ne sortirait sans doute que mort...
Pourvu que ce soit le plus vite possible, c'était tout ce qu'il demandait. Que ce foutu crabe l'emporte et qu'on n'en parle plus !
L'infirmière quitta la chambre, sans doute pour aller chercher je ne sais quel traitement à lui administrer, à moins que ce ne soit cet ersatz de petit déjeuner dont il ne pouvait, de toute façon, pas avaler la moitié.
Le regard rivé sur le faux plafond blanc, il laissa son esprit vagabonder. Qu'avait-il à faire de mieux ?
Des bribes de sa vie bien remplie passaient pêle-mêle dans sa tête. Son enfance, sa jeunesse, l'époque où il avait fait la guerre.
C'était bien loin tout ça...
**
Un souvenir, tout particulièrement, lui revint.
Oh, ce n'était pas la première fois qu'il repensait à ça, un truc vieux de plus de 60 ans. Mais il y a dans la vie des choses que vous n'oubliez jamais.
Il se revit, en cet après-midi de septembre 1953.
Il était alors âgé tout juste de 20 ans et avait signé un engagement dans l'armée. Après une période de formation intensive suivie d'une relative inaction, il avait fini par rejoindre le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, envoyé en Indochine française très exactement. La guerre d'Indochine, comme on disait.
Il pleuvait dru cet après-midi-là et ils étaient une quarantaine au beau milieu de la forêt, entassés dans deux camions militaires kaki avec les bâches relevées, retournant à leur camp situé près de Hoa Binh après une mission aux environs de Hanoï.
Ce petit convoi était précédé d'une jeep armée d'une mitrailleuse et c'était là, hormis leur armement individuel, tout ce qu'on leur avait alloué comme protection dans cette zone où tout risque d'accrochage avec l'ennemi, le Vietminh –que tout le monde continuait à appeler ainsi bien qu'il ait changé de nom- était hautement improbable.
Hautement improbable...
En tout cas ça ne les empêchait pas d'être trempés jusqu'aux os, brinqueballés comme des pantins désarticulés sur les bancs métalliques des camions contraints de rouler au pas tellement les ornières étaient énormes en ce début de saison humide.
Ils devaient avoir effectué à peu près la moitié du parcours et il allait falloir se faire mouiller stoïquement pendant encore 40 kilomètres à cette allure d'escargot avant de retrouver le camp, de l'eau chaude, du linge sec.
Hautement improbable...
C'est ce qu'avait dit le lieutenant. Mais il n'était pas là, lui. Pas là pour voir ce qui allait suivre :
Soudain, sans que personne n'ait le temps de faire quoi que ce soit, un déluge de mitraille s'abattit sur eux dans un fracas assourdissant. On tirait à feu nourri depuis les deux côtés du chemin, probablement depuis les contrebas de la piste car les tirs semblaient montants, ce qui évitait aux assaillants de toucher leurs propres camarades postés de l'autre côté de la piste.
André sentit distinctement deux balles pénétrer dans son abdomen. Il essaya de se recroqueviller pour échapper aux rafales qui crépitaient sans discontinuer. Il eut le temps de reconnaître au bruit qu'il s'agissait, entre autres, de plusieurs pistolets mitrailleurs MAT49 et de se dire que c'était une embuscade du Vietminh avant de recevoir une autre balle dans le côté supérieur droit du cou, juste sous l'oreille.
Les deux camions s'étaient arrêtés dès le début des tirs, les exposant, immobiles et sans résistance, au feu des assaillants embusqués. Sans doute parce que les chauffeurs étaient morts...
Le bruit des tirs était effrayant, mêlé aux cris de ses camarades qui, comme lui, se faisaient allumer comme des lapins.
Il s'écroula entre les bancs et les ridelles du camion et, à demi inconscient, sentit que quelqu'un tombait sur lui, l'étouffant de son corps.
Le vacarme dura encore un moment qui lui parut une éternité puis cessa subitement.
La grosse mitrailleuse montée sur leur jeep n'avait pas toussé, pas même une rafale : les Vietminh avaient bien sûr dû la neutraliser en premier...
Deux ou trois minutes s'écoulèrent et puis tout à coup, les coups de feu reprirent. Pas en rafale cette fois, mais sporadiques, au coup par coup, dans l'autre camion lui sembla-t-il. Ils étaient entremêlés de rires et de phrases prononcées dans une langue qu'il comprit être du vietnamien.
Horreur, les assaillants étaient montés dans le deuxième camion et exécutaient un à un, d'une balle dans la tête, ceux des siens qui n'avaient pas été tués dans l'embuscade !
Il les entendit monter dans le camion où il se trouvait et ce fut pareil, des cris, quatre ou cinq coups de feu sur les gars qui bougeaient encore. Il s'immobilisa, tétanisé par la peur de recevoir une balle.
Et c'est ce qui se produisit : l'un des types qui lui étaient tombés dessus pendant le carnage ne devait pas être mort et un Vietminh lui tira une balle dans la tête.
La balle traversa le crâne du copain et vint lui fracasser le tibia droit.
Il faillit hurler de douleur mais cela aurait signé sa perte. Il fit un effort surhumain pour n'émettre aucun son et finit par sombrer dans le coma tandis que les autres continuaient leur macabre travail.
André se réveilla petit à petit, sans plus savoir où il se trouvait ni ce qu'il s'était passé. Il souffrait d'une douleur horrible à la jambe droite, au ventre, et son oreille droite bourdonnait.
Il ne pouvait presque pas respirer car quelque chose comprimait son corps. Il sentait une odeur affreuse, l'odeur de la mort, l'odeur des corps en décomposition.
Et tout à coup, la mémoire lui revint en bloc. L'embuscade, et ensuite les Viets qui finissaient le boulot...
Il réalisa qu'il devait être enfoui sous des cadavres et se mit à écouter du mieux qu'il put : pas de bruits suspects, on entendait juste jacasser des singes et siffler des oiseaux, ce qui était le signe qu'il ne devait plus y avoir d'hommes dans le coin.
Il essaya de remuer. Sa jambe droite était libre mais son tibia fracassé lui arracha un cri lorsqu'il voulut pousser dessus afin de se dégager.
A force d'efforts, il parvint enfin à attraper d'une main la ridelle du camion et, au prix de douleurs effroyables, réussit à s'extirper du monceau de cadavres sur lequel il s'assit aussitôt car la tête lui tournait.
La pluie avait cessé.
Autour de lui la scène était épouvantable : tout le monde était mort, il y avait du sang et des débris humains partout. Une odeur encore plus pestilentielle que celle qu'il sentait lorsqu'il était enfoui flottait dans l'air.
Les insectes avaient commencé leur travail et cela grouillait d'asticots et de bestioles en tout genre. Dans l'autre camion là-derrière, il voyait des oiseaux posés sur les corps. Il préférait ne pas penser à ce qu'ils étaient en train de manger.
Combien de temps était-il resté inconscient ? Au moins deux ou trois jours, pensa-t-il en voyant cette putréfaction déjà si avancée.
Une gourde en aluminium pendait à la ceinture du corps sur lequel il était assis. Il la décrocha doucement. Elle était pleine et il but à grandes gorgées.
**
Sur son lit d'hôpital, André sentait encore le goût qu'avait l'eau croupie. Il se rappela qu'à ce moment, il s'était dit que le contenu de cette gourde lui sauvait la vie.
Il se remémorait la suite :
**
Le cul sur les morts, il essaya de faire le point, le plus lucidement possible : en s'auscultant, il vit qu'il avait deux balles dans le ventre, qui n'étaient apparemment pas ressorties derrière ; une autre balle lui avait cassé le tibia mais n'était probablement plus dans la plaie, de même qu'une autre entrée dans son cou sous l'oreille qui était ressortie derrière sa tête. Il n'entendait plus rien de l'oreille droite.
On était à environ 40 kilomètres du camp, peut-être 35 avec de la chance. En pleine jungle.
Quelles étaient ses chances de rallier le camp dans l'état où il se trouvait ?
Pouvait-il tenter le coup ?
Il resta là, pendant au moins une heure, à se poser toutes les questions du monde.
Tous les autres y étaient passés. Il ne pouvait pas rester là à crever en les regardant pourrir. Il fallait qu'il rentre, qu'il explique ce qu'il était arrivé.
Il décida d'essayer de vivre.
Déjà, il fallait descendre du camion. Heureusement qu'il avait encore ses deux bras intacts.
Une fois par terre, cela ne faisait plus de doute : il ne pouvait pas marcher sans aide.
Il se traîna comme il put hors de la piste, pénétra de quelques mètres dans la forêt et, avec son poignard de combat, se fabriqua une sorte de béquille en taillant une branche qui se terminait en fourche.
Pour la direction, ce n'était pas trop dur : il suffisait de suivre la piste en terre. Prudemment, certes, car il avait eu la meilleure preuve que les Viets s'y intéressaient...
Et de toute façon, il avait une boussole dans son équipement, comme tous.
Il ramassa un pistolet mitrailleur dont le chargeur était plein, l'enfila en bandoulière en travers du dos, et se mit en route.
Il progressait lentement, c'était le moins qu'on pouvait dire, d'autant qu'il lui était absolument impossible, avec sa béquille de fortune, de marcher sur la piste en raison de la boue, et qu'en la longeant sur le côté, la végétation tropicale incroyablement dense le gênait considérablement.
Dans sa tête embrumée par la morphine, sur ce lit d'hôpital, André ne se rappelait plus de tous les détails de ce retour.
Ce qu'il savait, c'est qu'il avait mis plus d'une quinzaine de jours pour parcourir ces 40 bornes, marchant comme un zombie, de temps en temps sur la piste quand le sol le permettait, le reste à côté lorsqu'il y était obligé.
Les nuits, il s'emmitouflait dans une sorte de poncho en plastique pour essayer de dormir comme il pouvait au milieu des bruits inquiétants de la jungle, dévoré par des nuées de moustiques. Pour tenter aussi d'oublier où il se trouvait, d'oublier la douleur atroce de sa jambe, de son ventre, de son oreille qui n'entendait plus.
Par moment, il grelottait de fièvre. Ce n'était pas le moment de se faire mordre par un serpent, une de ces innombrables araignées ou bien une scolopendre, ça l'aurait achevé !
Il avait bien, sur lui, un tube de comprimés de quinine mais ne savait pas si c'était indiqué d'en prendre. Dans le doute, finalement, il en avala le contenu en 3 jours.
Il mangeait ce qu'il trouvait sur son chemin, c'est-à-dire pas grand-chose : quelques fruits amers et surtout de gros vers blancs qu'il savait pouvoir dénicher au pied de certains arbres comme il l'avait vu faire à des coolies vietnamiens travaillant pour l'armée française qui semblaient littéralement s'en délecter.
L'aspect de ces énormes asticots qui gigotaient n'était pas ragoûtant mais cela avait finalement plutôt bon goût. Et puis, se disait-il, si ces chinetoques les mangeaient, pourquoi pas lui ?
Il aurait évidemment pu les faire griller, mais allumer du feu aurait été trop risqué, sa hantise étant de se faire repérer par les Vietminh.
Où avait-il puisé cet immense courage, cette volonté obsessionnelle de survivre ? Soixante-deux ans après, il ne pouvait toujours pas l'expliquer.
Et dire qu'en le voyant arriver la toute première fois au bataillon avec son petit mètre soixante et ses cinquante-six kilos tout mouillé, peinant à traîner ses rangers et nageant dans son pantalon de treillis, le sergent instructeur l'avait surnommé « le nain », lui prédisant qu'il ne tiendrait pas 3 jours au combat...
Et puis, un soir, alors que la nuit arrivait et qu'il s'apprêtait à s'installer pour dormir, André crut reconnaître les environs.
Malgré les ténèbres et la pluie qui tombait, l'endroit lui semblait vaguement familier.
La forêt devenait subitement moins dense, la piste plus carrossable parce qu'entretenue...
Mais oui, les abords du camp ! Il avait réussi ! Il était arrivé !
Une joie indescriptible l'envahit. Il en pleurait.
Curieusement, ces deux cents derniers mètres qui lui restaient lui parurent les plus longs de sa vie. Après un tel périple ! C'était ridicule !
Soudain, une voix retentit dans le noir :
- Halte-là, qui va là ?
La sentinelle.
- C'est moi, c'est Dédé ! essaya-t-il de crier avec le peu de souffle qui lui restait.
A ce moment, il mit sa mauvaise béquille dans une ornière et tomba en poussant un cri.
Presqu'aussitôt, deux coups de feu secs claquèrent depuis les barbelés là-bas.
Simultanément, il entendit la première balle siffler au dessus de sa tête pendant que la seconde lui vrillait le bras.
Il se mit à hurler.
- Arrêtez, merde ! C'est moi, André Lemain ! C'est Dédé !
Il y eu un silence puis un gros projecteur s'alluma. Il entendit des voix au loin, puis :
- Lemain ? Qu'est-ce que tu fous là ?
- Il y a eu une embuscade, venez me chercher, merde !
Des bruits métalliques. On ouvrait la porte.
Quatre gars arrivaient, méfiants, fusils pointés.
Dans l'état où il se trouvait, ils eurent du mal à le reconnaître.
On lui posait des questions auxquelles il ne put pas répondre, se sentant tourner de l'œil.
Des autres gars arrivèrent et on le chargea sur un brancard.
Il entendit quelqu'un dire :
- Putain il est dans un sale état. Et le toubib qui ne sera là que demain matin ! On va pas le foutre à l'infirmerie, il n'y a personne, portez-le dans sa chambrée, on va essayer de faire ce qu'on peut, au moins le nettoyer.
Il reconnut le couloir, sa chambrée.
On posa le brancard sur le lit qui se trouvait en face du sien. Pourquoi ne l'installait-on pas sur son lit ?
Il y avait un type, d'ailleurs, assis sur son lit, qui fumait une cigarette. Que foutait-il sur son plumard ?
Des gars qu'il connaissait le nettoyaient comme ils pouvaient. L'un d'eux, un dénommé Marco, lui comprimait le bras à l'endroit où la balle de la sentinelle l'avait atteint. Il lui dit :
- Ecoute Dédé, on n'a pas de toubib, il a été tué. Le nouveau est prévu pour arriver demain matin. Il va falloir que tu t'accroches. Ne parle pas, repose toi. On essaye de faire ce qu'on peut. Je crois qu'on va quand même pouvoir te faire une piqûre de morphinique pour te soulager un peu.
- Mais, mon lit, pourquoi y-a-t-il quelqu'un qui occupe ma place ?
Les gars se regardèrent et Marco dit :
- On a appris pour l'embuscade, un hélico a vu les camions immobilisés et le carnage. On a cru que vous étiez tous morts. La chambrée a été affectée à d'autres mecs, dont ton plumard. Ne nous en veux pas, on ne pouvait pas savoir.
- Et mon armoire, mes affaires ? demanda André, obnubilé par ces vétilles alors qu'il était entre la vie et la mort.
- On les a partagées entre nous, mais ne t'inquiète pas, on va te les rendre, tu penses bien ! dit Marco en souriant.
La nuit se passa. On s'occupait de lui pendant qu'il végétait dans un demi-sommeil agité. Lui piquer son lit, se partager ses affaires, les salauds !
Le lendemain, le médecin arriva comme prévu et dans la matinée il fut emporté à l'hôpital en hélicoptère : son état était trop grave pour qu'on puisse faire quoi que ce soit d'utile au camp.
Il passa sur le billard et mit près d'un an à se remettre de cet épisode.
Il apprit entre temps que lorsqu'on l'avait cru mort, sa famille fut avertie qu'il avait succombé dans des combats héroïques visant à défendre je ne sais plus quelle ville. Le boniment habituel, quoi.
Quand il put appeler sa mère au téléphone, celle-ci faillit avoir une crise cardiaque. Son fils était ressuscité d'entre les morts !
Il fut démobilisé l'année suivante, n'étant plus apte au combat, du moins au sens où l'entendait l'armée...
**
C'était bien loin tout ça...
Il se sentait si faible aujourd'hui, sur ce lit d'hôpital.
Ses yeux se brouillèrent. La vie le quittait.
Il décida de mourir sans attendre le retour de l'infirmière.
Sa dernière pensée fut de se demander à qui l'on donnerait son lit demain, lorsqu'on aurait emporté son corps.
__________
FIN
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