15 - Svartalfheim
Evvie fronça les sourcils, alors qu'Imaven terminait la partie théorique de son enseignement sur l'exorcisme. Lui-même avait expressément signalé que la simplicité de la théorie ne reflétait en rien la complexité des enchantements pratiques. Parce que, en effet, la base ne se constituait que d'une longue incantation en vieux nordique, qu'Evvie n'avait pas mis longtemps à apprendre, et qui ensuite s'adaptait aux situations. Il suffisait de changer quelques termes, quelques tournures, et le tour était joué.
Pour l'occasion, ils s'étaient installés dans la grande plaine vide où s'étaient écrasés les vaisseaux elfiques, un millénaire auparavant. Evvie, assise au sol, avait passé quelques heures à écouter le vieil elfe, posant parfois quelques questions. Et voilà où ils en étaient. Elle n'avait eu, comme prévu, aucun mal à absorber la doctrine, et à accepter les règles établies. Qui n'étaient pas nombreuses. La principale était de toujours évaluer la puissance de ce qui envahissait le corps, et de s'adapter en fonction. « Ne pas s'attaquer à une Pierre d'Infinité en n'étant qu'une débutante » pour citer Imaven.
— Vous vous sentez prête ?
Incertaine, Evvie haussa les épaules. La théorie était vraiment d'une simplicité enfantine. Mais elle craignait la pratique. Parce qu'elle ne l'avait encore jamais fait, parce que cet inconnu, flou et hypothétique, lui faisait peur. Elle s'apprêtait à explorer une branche de ses pouvoirs qu'elle n'avait jamais suspecté exister.
— Pas vraiment. Mais on va faire avec.
Imaven parut tergiverser un moment, finit par acquiescer.
— Parfait. On va commencer aussi facilement que possible.
Il ferma les yeux, se concentra intensément. Son corps immatériel se mit à luire d'un éclat lugubre. Evvie l'observa attentivement, curieuse de voir ce qu'il comptait faire.
Puis, soudain, il se volatilisa. Comme s'il s'était téléporté, ou vaporisé. Elle avait à peine cillé, qu'il n'était plus là. La jeune princesse se redressa d'un bond, stupéfaite. Si on lui avait un jour dit que les fantômes pouvaient faire ça... Depuis toute petite, elle les voyait. Elle les avait observés, alors qu'ils traversaient les murs, geignaient, suivaient les vivants... mais jamais, au grand jamais, ils ne s'étaient volatilisés devant elle.
Elle ferma les yeux et étendit ses sens, ses perceptions magiques, à la recherche de l'aura, désormais familière, de l'esprit de l'elfe. Elle parcourut les plaines vides, sans vie, telle un souffle d'air, appelant régulièrement son nom, guettant la petite étincelle d'énergie, à peine perceptible, qu'elle avait appris à reconnaître.
Mais rien.
Loin, du côté de la montagne, elle percevait l'aura ténébreuse de Möker. Mais ce n'était pas ce qu'elle cherchait. Elle se détourna de cette source, refit un tour sur la plaine. Personne ne répondait à son appel. Comme si Imaven avait disparu du monde des morts.
Quand elle rouvrit les yeux, elle se sentait terriblement frustrée. Dépitée. Elle avait l'impression d'avoir échoué à une épreuve dans laquelle elle ne savait pas ce qu'on attendait d'elle. Ce qui l'irritait encore plus. Elle détestait échouer, mais elle détestait encore davantage ne pas savoir. Elle se mordit les lèvres, se rassit, ramena ses jambes en tailleur, inspira profondément. Se concentra, essaya de ressentir tout ce qui se passait autour d'elle. Les mouvements, presque inexistants, des fantômes, leurs souffles éthérés qui ne déplaçaient pas l'air. L'énergie de chacun d'entre eux, discrète, comme une flamme presque éteinte, mais malgré tout présente.
Alors seulement, elle perçut une différence dans son environnement. Une perturbation, minime, qu'elle ne parvenait pas à cerner. Elle fronça les sourcils, se jeta à la poursuite de cette étrange aura, qu'elle n'avait encore jamais ressentie auparavant.
Contrairement à ce que Möker avait essayé de lui enseigner, elle ne voyait pas les auras par couleurs, comme beaucoup de magiciens. Elle ne les percevait pas visuellement. Elle les ressentait plutôt, comme une pulsation, un battement de cœur, dont le rythme était propre à chaque créature. Vivante ou non, toutes émettaient quelque chose. Il s'agissait seulement de repérer la bonne fréquence.
Dans la foule de fantômes, qui vibraient sur un motif semblable, en étrange harmonie, Evvie percevait sans difficulté cette autre pulsation, qui perturbait le motif général. Saccadée, inconnue. Elle se focalisa toute son attention dessus. Chercha, tout autour d'elle, jusqu'à la localiser. Tout près de son genou gauche.
Elle baissa la tête.
Un petit ver de terre, pâle, aveugle, pointait sa tête blanche vers le ciel. Il se tortilla un moment, ondulant son corps annelé, se déplaçant lentement vers la surface, jusqu'à émerger totalement à l'air libre. Evvie se pencha, considérant avec attention le lombric qui évoluait dans le sol poussiéreux, traçant un long sillon sur son passage.
C'était ça. Cette petite bestiole étrange, qui émettait cette pulsation bizarre, à mi-chemin entre le vivant et le mort. Elle sentait confusément que, comme Möker, la créature n'appartenait réellement à aucun des deux mondes. Comme pour l'entité primaire, le corps semblait être séparé de l'âme de l'animal.
Ce fut une fois qu'elle eut comparé les deux cas, le lombric et l'elfe noire, qu'elle comprit. Et éclata de rire, stupéfaite. C'était Imaven.
C'était Imaven qui avait pris possession de ce corps de ver de terre.
Evvie comprit aussitôt l'exercice. Elle se concentra sur cette étrange pulsation. Écouta attentivement. Elle percevait comme... une distinction. Avec un peu d'attention, elle devina deux rythmes distincts. Celui du corps, la pulsation quasi inexistante de la chair morte. Et celui de l'esprit qui l'habitait, qui se rapprochait plus des vibrations traditionnelles des fantômes, sans totalement y être conforme. Elle se focalisa sur cette distinction. Sur cette séparation.
« On va commencer aussi facilement que possible » avait dit Imaven.
À voix basse, Evvie souffla la formule, et insuffla un peu d'énergie dans cette brèche entre la dépouille et l'âme.
L'énergie qu'elle avait envoyée lui revint en pleine figure. Ce qui, physiquement ou magiquement, ne lui fit rien. Mais elle avala de travers, sous le choc. Elle ne s'attendait pas à rencontrer une telle résistance. Son incantation avait littéralement rebondi sur la brèche. Ne l'avait même pas fracturée. Elle serra les dents, réitéra, avec un peu plus de fermeté.
Encore une fois, elle échoua lamentablement. Mais, cette fois-ci, elle sentit que le lien entre les deux entités avait souffert de son attaque. Elle se lança à nouveau à l'assaut, insistant encore un peu plus, maintint un flux d'énergie constant, au lieu d'envoyer une seule quantité, en une fois, admira la liaison entre le corps et l'esprit, qui se tendait à chaque instant un peu plus. Finalement, elle l'amena au point de rupture, là où il ne manquait plus qu'une petite secousse pour briser le lien.
Elle donna une dernière impulsion. Le lien se rompit. Et, immédiatement, Imaven se matérialisa devant la princesse sous sa forme spectrale, un sourire aux lèvres.
— Félicitations.
Evvie cilla, encore sous le choc de la quantité – pas si négligeable qu'elle l'aurait crue – nécessaire à la séparation d'un esprit elfique et d'un lombric. Imaven vit sa surprise sur son visage, se permit un léger rire.
— Étonnant, n'est-ce pas ? La liaison entre possesseur et possédé, en fonction de la situation, peut être incroyablement solide. Dans le cas actuel, elle l'était, parce que mon hôte ne m'opposait pas de résistance.
— Tous les fantômes savent faire ça ? demanda soudain Evvie, mettant enfin le doigt sur la question qui lui trottait dans la tête depuis quelques minutes.
— En principe, oui. Mais ils ne sont pas forcément au courant, et même quand ils le savent, cela requiert une énergie magique assez conséquente. Et le fait est qu'un hôte vivant va en général se rebeller contre la possession n'aide pas. Ensuite, ce n'est qu'une question d'équilibre des forces. Soit le possédé est plus puissant, donc il va éjecter spontanément le possesseur, soit le possesseur domine, et fait ce qu'il veut du corps qu'il a acquis.
Evvie ne répondit rien, le temps d'assimiler les informations. Elle comprit, assez facilement, ce qu'Imaven lui expliquait. Le principe était assez évident.
— J'ai une question, fit soudain l'esprit, face au silence de son élève. Comment avez-vous ressenti le lien ? Et pourquoi avoir maintenu un flux constant plutôt qu'une attaque unique, et ciblée ?
Evvie se mordilla les lèvres.
— Ça fait deux questions, fit-elle enfin avec une ombre de sourire. Le lien... c'était comme une corde... Je ne la voyais pas vraiment, mais le la sentais.
— Et vous l'avez sentie se fracturer après votre deuxième tentative ?
Elle hocha la tête, poursuivit sur la deuxième interrogation :
— Et, pour le flux... en fait, je ne savais pas vraiment comment m'y prendre. C'était assez instinctif, et vu que je n'avais aucune idée de la quantité précise d'énergie qu'il me fallait, j'ai préféré y aller progressivement.
Imaven hocha la tête, procédant à son tour les informations. Finit par sourire, fier.
— C'est une excellente approche. Comme vous l'avez remarqué, l'énergie qui ne parvient pas à rompre le lien, si elle est lancée en une fois, rebondit, et revient vers vous. Avec des exorcismes qui requièrent beaucoup de puissance, si vous lancez tous en une fois...
— Je risque de me blesser avec le contrecoup, compléta Evvie, voyant où il voulait en venir.
— Ça, et le fait que l'entité possédante peut être hostile à votre tentative. Elle peut renvoyer l'énergie avec encore plus de puissance. Vous voulez essayer ce cas de figure ?
Evvie approuva, enthousiaste. Elle adorait cette manière d'apprendre. Quelques explications, et le reste qu'elle devinait par elle-même. Tant qu'on lui donnait une base, elle savait se débrouiller.
Comme la fois précédente, Imaven disparut littéralement. Mais, cette fois-ci, elle s'y attendait. Elle fixa le lombric, qui était devenu inerte depuis qu'elle avait éjecté l'esprit de l'elfe la première fois. Quelques secondes après qu'Imaven se soit volatilisé, le ver de terre s'animait lentement, levait la tête.
Pour tester, Evvie lança une petite boule d'énergie contre le lien, qu'elle repéra cette fois-ci bien plus facilement. Parée au contrecoup, elle fut néanmoins surprise par la force de celui-ci. Elle sentit comme un souffle magique dans ses os, qui la secoua délicatement. En soi, comme elle n'avait pas mis beaucoup d'énergie dans l'assaut, elle ne fut pas blessée, mais elle sentit quand même que le retour était nettement supérieur à ce qu'elle avait envoyé.
Elle se concentra intensément, évalua la quantité d'énergie nécessaire pour expulser Imaven du corps qu'il occupait, lança une boule intangible contre le lien. L'énergie ne rebondit pas contre l'élastique immatériel. Elle le rompit sur le coup. Evvie sourit, fière d'elle.
— Bien, fit Imaven, légèrement essoufflé, en réapparaissant. C'est exactement ça. Mais...
Evvie sentit la conscience de l'elfe s'aventurer près de son aura à elle, la sonder avec attention.
— Vous n'y avez pas mis beaucoup de force... finit par constater l'elfe, un air consterné sur le visage.
Elle haussa les sourcils, ne comprenant pas ce qu'il voulait dire.
— Comment ça ?
— Votre énergie magique est totalement intacte...
La princesse haussa les sourcils. Après tout, elle ne s'était occupée que d'un lombric, non ?
— Vous ne comprenez pas.
Imaven sourit, mais c'était un ricanement légèrement amer.
— J'ai mis beaucoup d'énergie dans ma liaison. Un sorcier moyen aurait pu m'éjecter, mais il aurait sérieusement entamé ses réserves. Il se serait fatigué. Vous... vous avez un potentiel gigantesque. Terrifiant, je dirais presque.
Evvie cilla, hésitant à le prendre pour un compliment, finit par hocher la tête, ne sachant pas vraiment ce qu'elle était censée répondre à cela.
— C'est bien, ne vous inquiétez pas. Mais je comprends enfin pourquoi c'est Möker qui s'occupe de vous. Avec un potentiel comme le vôtre, vous pourriez très vite déchiqueter la structure interne d'un monde...
❆
Ça commence à partir en cacahuètes sur Svartalfheim, donc n'hésitez pas à me dire s'il y a quelque chose qui n'était pas clair :)
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