Mok :

Mok reste en retrait, contre le mur, près de la porte. Hors de question de se faire remarquer au milieu du conflit. Il ne fait pas tellement attention à ce qui se dit, préférant guetter les attitudes, les gestes, les regards. Ces gens parlent comme le Prophète du ghetto : on peut les comprendre en étant très concentré, mais c'est en général beaucoup de fatigue pour pas grand-chose. Il est presque surpris quand 5 se jette dans la dispute aussi au lieu de passer gentiment à des sujets qui la concerneraient :

« C'est pas juste ! On n'a rien fait de mal !

Quelques secondes d'attentes, le temps que les messages mentaux transitent. Du moins c'est ce que Mok suppose en suivant les regards. Les Techs ont tendance, lorsqu'ils parlent ensemble par la pensée, à regarder dans la direction de l'autre, sans que leurs yeux fassent le point correctement. Un de leurs nombreux pouvoirs mystérieux, qu'heureusement les autres habitants du Dehors ne semblent pas maîtriser. Cette capacité, entre autres, les rend très difficiles à mater pour leur chef. Ils font bloc rapidement et efficacement. Pas étonnant que ça dure autant. Thunes lui-même devait ruser pour manier le Prophète efficacement, et celui-ci ne faisait que parler au nom des Esprits, il n'avait pas leurs pouvoirs magiques. Le professeur Milley est moins douée que l'ancien chef de Mok, elle crie, elle montre sa peur, elle laisse les autres lui répondre, elle n'a pas d'arme et ne frappe personne pour asseoir son autorité. Mais qu'est-ce qu'elle parle. Qu'est-ce qu'ils parlent tous. Les mots sont traîtres, ils devraient pourtant savoir ça, eux tous, et à force d'en utiliser autant, ils vont finir par se noyer dedans.

Ça ne fait pas peur aux Techs. L'échange a dû désigner 2, à un moment de la discussion, comme porte-parole. Elle coupe sa chef et dit plus calmement :

— S'il vous plait, professeur, l'heure n'est pas aux reproches.

— Comment est-ce que tu peux me dire ça ? Je parviens à peine à comprendre ce que vous avez fait... Mais comment est-ce que vous avez pu vous laisser faire comme ça ? Après avoir tenu tête au Gouvernement, à la SRAM, à Edmund ! Je peux comprendre si cette chose ne vous a pas laissé le choix. Mais jamais je n'accepterai que vous la défendiez ! Est-ce que je suis la seule ici à me rendre compte de la gravité de la situation ?

— Je crois que nous sept savons mieux que quiconque ce qui se passe, justement. Je sais que c'est un gros bouleversement qui se présente, mais la... l'entité qui est entrée en contact avec nous n'est pas hostile. Elle est curieuse de nous rencontrer. En tant que scientifique, vous devriez être la première à...

— Ne me dit pas ce que je dois faire !

— Professeur, s'il vous plait...

À côté de lui, Mok sent 5 trembler de rage. En la regardant de plus près, elle semble prête à pleurer. 1, qui détourne la tête, est dans le même état. Seule 2 parvient encore à regarder la chef dans les yeux. Difficile de lire ses émotions. Elle a posé une main sur le bras de 1. Pour le retenir ou le soutenir ?

En tous cas sa voix reste douce tandis qu'elle dit :

— De toute façon, ce qui est fait est fait. À présent il va bien falloir s'adapter. L'humanité ne s'en portera pas plus mal.

Le professeur Milley semble prête à exploser à nouveau quand, à la surprise générale, la voix flutée de 4 intervient :

— Josh lui il était content. À la fin. Quand il a compris.

Immédiatement la vieille dame se retourne vers lui. Il esquive son regard accusateur en fixant à nouveau ses pieds, l'air piteux. Bien sûr, il a raison, Josh avait l'air sacrément secoué tout au long de cette histoire - surtout après avoir pris une balle - mais la conclusion l'a enthousiasmé. Il a donné de l'argent pour cette maison, d'après ce que Mok a compris, et a promis de revenir vite. Mais ce que 4 n'a pas l'air de comprendre, c'est que le professeur n'a absolument rien à faire de l'avis de Josh. Qu'il donne de l'argent ou pas, elle semble considérer sa voix comme comptant encore moins que celle des enfants. En fait, le seul qu'elle a ignoré plus superbement encore que Josh, c'est Mok.

Le professeur Milley semble embarrassée devant la gêne de 4 et lui dit d'un ton légèrement plus doux :

— Je sais. Et je comprends que l'idée de parler avec un extra-terrestre est exaltante. Que l'idée même de leur existence est exaltante.

Elle se retourne vers les deux ainés et continue, en faisant des efforts visibles pour garder son calme et se retenir de crier :

— Mais vous ne lui avez pas donné un accès pour seulement nous parler. Cette chose est dans notre tech. Elle peut contrôler toute cette planète. Elle peut faire n'importe quoi de nos vies. Elle a nos propres bombes techs ! Et même si elle n'a pas d'intentions hostiles, vous avez dit vous-mêmes qu'elle n'a pas la moindre idée de ce qu'elle fait ! Comment est-ce que vous avez pu...

1 la coupe brusquement :

— Nous avons sauvé 7. C'était le seul moyen.

Ils la regardent tous. Sauf 7, justement, qui dort encore dans la pièce à côté. C'est le moment fatidique. Elle pense qu'ils ont eu tort de faire ce choix, c'est évident. Elle pense que 7 ne vaut pas de faire... ce qu'ils ont fait. Mais elle ne le dit pas. Tous sont suspendus à ses lèvres, effrayés ou en colère, attendant la sentence, l'énoncé de la loi du chef, qui leur permettrait clairement de se soumettre ou se rebeller. Et elle ne le dit pas.

Elle ne dit rien.

C'est le professeur Milley qui baisse le regard en premier. Maladroitement. Honteusement. Elle cherche des alliés, les autres adultes, le professeur Stones en premier, qui semble désolé, Nora et Choy ensuite, plus effrayés. Elle ignore Sanx, vautré sur le canapé, qui suit la scène avec curiosité. C'est Choy qui intervient :

— Écoutez, 2 a raison au moins sur un point, nous ne pouvons pas revenir en arrière. Autant examiner ce qui se passe et essayer de mettre au point un plan, non ? À quel point c'est grave, que cette créature soit dans notre Réseau ? Les Techs ne peuvent pas la chasser, c'est ça ?

— Elle n'est pas dans notre Réseau, répond 2 tandis que la tension générale s'apaise lentement. Elle est au-delà. C'est un alien composé de matière tech, de milliards d'éléments techs différents, mais reliés en permanence. L'ensemble est intelligent, de la même manière qu'un cerveau est intelligent en reliant des neurones très simples. Et c'est relié à notre Réseau grâce à une antenne.

— On peut détruire l'antenne, donc.

— Pourquoi faire ? intervient 1 presque rageusement. On vient de la créer, cette antenne, et dans un but précis. Je sais que personne dans cette pièce n'y croit, mais on a pris la meilleure décision dans les choix qui se présentaient à nous, et il n'y a aucune raison de revenir dessus !

Les yeux de 3 font des aller-retour permanents entre 1 et le professeur Milley. Difficile de dire qui elle espère voir gagner. 5 s'en mêle à nouveau :

— Elle va être un peu perdue, mais on peut lui apprendre ! On a bien appris, nous.

— Apprendre quoi ? demande le professeur.

— Tout. Comment fonctionne le monde. Et comment fonctionnent les choses. Et les gens. C'est ça qu'elle veut. On va lui expliquer, lui montrer. Il faut juste du temps.

— On n'a pas de temps ! Cette chose est présente partout ! Les gens la remarquent ! Tout le monde commence à paniquer ! Et je n'ai aucune idée de ce que la SRAM va faire ! Quand au gouvernement, il va nous retrouver, c'est certain. Livrer la planète à une chose extraterrestre, je ne sais même pas si c'est prévu dans les textes de loi, mais c'est de la trahison ! Surtout de votre part ! Comment voulez-vous qu'on travaille avec eux maintenant ?

— Ils n'auront pas le choix, déclare doucement 2. Et je pense que ce ne seront pas eux qui poseront problème. Il suffit de leur laisser le temps de s'apercevoir qu'ils ne contrôlent plus rien pour qu'ils reviennent. On a brisé le monopole de la SRAM, ils ne devraient plus avoir les mains liées à présent. Quant à Edmund, il est mort. Son camp devrait se déliter tout seul. Et Eve est allée aux nouvelles et elle nous a promis de nous tenir au courant. Je pense qu'au contraire, nous sommes au centre, au centre réel de ce qui se passe dans ce monde, et que c'est maintenant que nous pouvons réellement agir pour corriger tout ce qui va mal. Nous sept, et l'alien. Il n'y a aucune raison qu'elle ne soit pas notre alliée - une fois que nous lui aurons fait comprendre des choses, comme 5 l'a dit. L'essentiel, c'est que nous puissions parler à cette entité, établir le contact. Ensuite, c'est en tant qu'intermédiaires hybrides entre nos espèces que nous aurons un rôle essentiel à jouer.

Nora lui demande anxieusement :

— Mais vous ne pouvez pas la contrôler. Tu as dit que vous étiez sans défense face à elle. Qu'est-ce qui se passera si elle nous traite comme... des rats de laboratoire, ou quelque chose comme ça ?

— C'est pour ça qu'il nous faut un plan de secours, insiste Choy. On doit garder sous la main un moyen de détruire cette antenne, si on voit que les choses tournent mal.

— Est-ce qu'on est pressé ? demande alors Sanx de sa voix la plus innocente.

Une fois que l'attention générale s'est focalisée sur lui, il ajoute avec son plus beau sourire :

— Je ne voudrais pas jouer les oiseaux de mauvaise augure, mais il me semble qu'il y a pas mal de choses qu'on ne connait pas dans cette histoire. Essayer de se renseigner un peu ne ferait pas de mal. On voit que les gens ont peur de cette entité, mais ils ne savent pas ce que c'est, et elle ne leur a rien fait de plus que de leur bourdonner dans les oreilles. Visiblement, on peut se permettre de prendre le temps de réfléchir. De ne pas foncer comme des imbéciles qui attaqueraient un laboratoire parce qu'on leur a raconté des histoires inquiétantes. Si vous voyez ce que je veux dire.

1 approuve du chef et dit :

— Sanx a raison. On n'a pas besoin de décider quoi que ce soit tout de suite. On est épuisés, et les enfants n'ont pas besoin d'entendre tout ça. Josh nous a loué une maison avec tout ce qu'il faut pour reprendre des forces, alors déjà on va faire ça. Et ensuite, 2 et moi et les professeurs, on ira discuter avec le gouvernement et voir ce qu'on va faire. C'est ce qui me semble le plus raisonnable.

— Comment ça, tu es encore fatigué ? demande le professeur Milley. Qu'est-ce qui t'arrive ? Décris-moi tes symptômes ! »

Elle se jette sur le Tech, puis examine les autres enfants. Le sujet important semble clos pour l'instant, avec un abandon complet de l'autorité de la part de la chef. Ce n'est peut-être que partie remise, mais ça reste un changement des pouvoirs tout à fait notable. 1 a temporisé, et 2 a pris l'ascendant. Intéressant.

Le professeur Stones, assisté de Sanx, prend en main la partie la plus logistique et commence à préparer à manger pour tout le monde. C'est à lui que 5 demande, encore tracassée par la scène qui vient de se jouer, ce qui va arriver à Mok. Rien, lui assure l'homme, rien de spécial. Rien pour le moment, traduit Mok, rien jusqu'à ce qu'ils en aient décidé autrement. Il est encore difficile pour lui de trouver une place sûre alors que tous les membres du groupe sont en train de retrouver leurs propres places, et douloureusement. Peut-être vaudrait-il mieux qu'il parte dès qu'il en aura l'occasion. Mais pour l'instant l'amitié de 5 lui assure une protection suffisante et il peut se permettre, à son tour, de se reposer.