Chapitre 1
Aujourd'hui, il pleut. Les gouttes d'eau viennent s'écraser contre mes joues rosies par le froid, sur mes yeux verts à moitié fermés, sur ma frange se retrouvant plaquée contre mon front ou encore sur mon nez légèrement en trompette, tandis que je roule à vive allure sur le vieux vélo de ma mère. Lui et moi en avons parcouru des kilomètres. Dans un pays où la voiture est presque une religion, à vingt-trois ans, je n'ai jamais touché un volant de ma vie. Mes mains ne connaissent que la douceur d'un guidon et ce n'est pas près de changer.
Passer le permis de conduire me terrifie, la voiture me terrifie, les autres automobilistes me terrifies, les routes immenses me terrifies, le simple fait d'être assise à la place du conducteur me terrifie. Je n'ai même pas eu le courage de m'inscrire dans une auto-école lorsque j'avais seize ans, au grand dam de mes parents.
— Andra ! Doucement ! s'écrit la femme que je manque de renverser sur le passage piéton.
— Désolée, May ! m'excusé-je.
Rentrant désormais dans le centre de ma petite ville natale, je me concentre sur la circulation afin d'éviter tout accident. Je suis passée à un cheveu de foncer droit sur ma patronne, May, j'aimerais donc éviter que cela ne se reproduise. Malgré sa gentillesse, si je venais à lui casser quelque chose, elle qui a si peur des hôpitaux, elle me renverrait sur-le-champ. Or, j'ai besoin de ce travail au traitement du courrier pour payer la peinture, les toiles ou les pinceaux que je consomme comme une véritable ivrogne de l'art.
En arrivant devant les grilles du parc, je saute de mon vélo et le range sous l'abri dédié, fraîchement installé l'année dernière par la mairie. Je saisis mon chapeau noir posé dans le petit panier à l'avant, et m'engouffre au cœur de la Fête des couleurs. Chaque année, les festivaliers sont de plus en plus nombreux, tout comme ceux venus vendre leurs produits. Je n'étais pas née, ni mes parents d'ailleurs, quand la première édition a été lancée. Ce rassemblement d'automne est une tradition qui a plusieurs centaines d'années. Cependant, depuis ma naissance, je l'ai vu évoluer pour devenir ce qu'il est aujourd'hui : une grande fête où mes trois couleurs favorites sont mises à l'honneur durant une semaine entière.
Marchands d'art, de fruits et de légumes, de petites entreprises locales, de fermes environnantes, tous sont réunis ici afin de promouvoir leur savoir-faire. Nous célébrons la richesse de l'État du New Hampshire, l'automne et la convivialité. Il n'y a qu'un seul exposant qui n'est pas du coin et c'est précisément pour lui que je me hâte autant. Derrière la vieille grange d'un bois foncé par les éléments, des centaines de citrouilles jonchent le sol en attente de trouver un nouveau propriétaire. Au milieu de ces dernières, un grand jeune homme aux cheveux bruns rend la monnaie à l'un de ses clients. Je me précipite sur mon ami me dépassant de plus d'une tête, et entoure mes bras autour de sa taille. Il manque de tomber à en avant à cause de mon arrivée brutale, il se rattrape in extrémiste à l'aide de sa canne.
— Andra ! Doucement ! me réprimande-t-il.
Je ris en repensant aux paroles de May qui étaient exactement les mêmes que les siennes. D'ordinaire, je suis bien plus sage. Mais lorsqu'il s'agit du premier jour de la Fête des couleurs, on ne me tient plus. Je deviens un véritable animal sauvage, un gros grizzly se ruant au bord de la rivière pour attraper du saumon. En l'occurrence ici, c'est Theodore mon poisson frais.
— Si tu me fonces dessus de cette façon à chaque fois qu'on se voit, je vais finir casser en deux. Qui ramassera les citrouilles si je ne suis plus en mesure de le faire ?
À contre cœur, la moue boudeuse, je le lâche pour lui faire face. Il remarque immédiatement mes lèvres tirées vers le bas, il cale alors sa canne sous son aisselle pour venir placer ses index de façon à étirer ma bouche dans un sourire forcé et exagéré.
— Là c'est mieux, dit-il fièrement.
Je lève les yeux au ciel et pousse doucement son torse, ses doigts finissant par quitter mon visage recouvert de perle d'eau. La pluie n'a pas cessé depuis mon départ, elle est fine, mais continue. Theodore me tend sa main et m'invite à le suivre sous la tonnelle blanche de son stand après avoir ramassé sa canne qui lui est indispensable pour marcher.
À peine nos corps protégés des éléments, il se laisse tomber dans sa chaise de camping en tissu vert délavé. Son soupir et sa mine grisâtre attirent mon attention, il semble fatigué alors que les festivités viennent à peine de commencer.
— La récolte a été dure cette saison ? demandé-je en prenant place sur la petite table à sa gauche.
— La production s'agrandit d'année en année alors ça me demande une plus grande charge de travail.
— Je t'ai toujours dit que tu en faisais trop, que tu devais te ménager et prendre des employés. Je crois, ou non je suis certaine en fait, que c'est le moment de m'écouter.
— Depuis le début je gère ma petite entreprise seul. Avoir des gens dans mes pattes ça ne m'enchante pas, peste-t-il.
Par expérience, je sais que Theodore a la fâcheuse habitude de tout vouloir faire seul. Ce n'est pas la première fois que nous avons cette discussion. Que ce soit face à face durant le festival ou par lettres le reste de l'année, ce sujet est devenu redondant. Faire pousser des fruits et des légumes, s'en occuper, les récolter le moment venu, ce sont des tâches éprouvantes qu'une personne pleinement valide aurait déjà du mal à pratiquer seule. Alors avec une jambe facilement fatigable comme la sienne, cela relève presque de l'impossible.
— Et toi alors ? change-t-il de sujet. Cette année j'aurais le droit de visiter ton atelier ?
— Pas encore, réponds-je gênée. En plus, il y a un bazar monstre.
— Tu m'as déjà sorti cette excuse l'année dernière, il faut changer de disque, me taquine-t-il.
— Désolée, c'est juste que tu as l'air de penser qu'il y a des trésors dans mon atelier alors que ce n'est pas du tout le cas. Je ne veux pas que tu sois déçu.
— Bien sûr que non, pourquoi tu penses une telle chose ?
— À New York, il y a des tas de musées et d'expositions avec des toiles de maîtres. Moi, je ne suis qu'une amatrice sans diplôme.
— Et je suis certain que ça rend tes œuvres encore plus belles, me sourit-il tendrement.
Ses prunelles grises me scrutent, attendant patiemment que je dise ou fasse quelque chose, mais je reste muette. J'aime lorsqu'il me regarde sans un mot sous le bruit des gouttes d'eau tombant sur la tonnelle. La pluie rend les instants magiques et c'est exactement ce qu'elle est en train de faire actuellement, elle embellit notre échange de regards.
Le temps entre nous semble suspendu, comme si l'univers décidait de nous accorder un délai supplémentaire. Il m'a manqué depuis l'année dernière et à en juger par la nostalgie dans ses yeux, je crois que moi aussi je lui ai manqué. Theodore et moi ne nous voyons qu'une semaine par an et échangeons par lettres les trois cent cinquante-huit autres jours. Dans un sens, c'est grâce à lui que j'ai trouvé un travail au traitement du courrier. À force de venir y déposer mes lettres et de discuter avec May, elle m'y a proposé un emploi. Beaucoup de choses dans ma vie ont évolué depuis que je le côtoie, notamment ma passion pour la peinture. C'est en voyant pour la première fois ses magnifiques citrouilles l'année de mes vingt ans que j'ai eu envie de les peindre pour les graver à jamais dans le temps.
J'ai toujours apprécié le dessin, mais je ne savais pas quoi immortaliser. Rien n'avait assez de grâce à mes yeux pour être inscrit pour l'éternité sur une toile vierge qui aurait mérité bien mieux. Durant toute ma période scolaire, j'ai cherché mon art, en vain. Il a fallu que j'attende l'arrivée de ce drôle de new-yorkais faisant pousser des fruits et des légumes sur les toits de l'une des plus grandes villes du pays pour découvrir ce que j'aimais peindre. Il m'a apporté un vent de fraîcheur dont j'avais grandement besoin pour mieux me connaître moi-même.
Je devrais lui dire à quel point il m'a inspiré, mais je ne m'en sens pas capable. Tout comme passer mon permis ou partir faire des études d'art dans une bonne université loin d'ici, lui avouer qu'il est un modèle pour moi est au-dessus de mes forces. Je n'ai déjà pas été fichue de lui envoyer ma lettre sur laquelle j'ai couché mes sentiments les plus profonds à son égard, il est donc inenvisageable de tout lui dire de vive voix. Je suis une lâche, je devrais m'habituer à être déçue par ce comportement qui ne fait qu'ajouter des regrets à mon existence.
— Excusez-moi, nous interrompt un client. J'aimerais vous prendre deux grosses citrouilles.
— J'arrive, lui répond Theodore sans me quitter des yeux.
À l'aide de sa canne, il se lève avec difficulté. Sa fatigue globale ne doit pas arranger l'état de sa jambe déficitaire. Nul besoin d'être médecin pour voir qu'elle a bien plus de mal à le maintenir debout que la dernière fois que je l'ai vu. Des remords me gagnent soudainement, je n'aurais pas dû lui foncer dessus comme je l'ai fait. C'est un véritable miracle qu'il ne se soit pas écroulé au sol, moi avec.
Je le regarde s'éloigner sous la pluie avec le client, boitant assez pour que mon cœur se serre à chacun de ses pas. Il a définitivement besoin d'aide dans son travail. Peu importe que cela lui plaît ou non, il ne peut plus tout gérer seul. Mais comment le convaincre avec mon niveau ridicule en ce qui concerne l'argumentation ?
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Voici le tout premier chapitre de l'histoire Le vendeur de citrouilles. J'espère qu'à travers les mots, ainsi que les images, vous parvenez à plonger dans l'automne avec Theodore et Andra.
Si vous lisez mon histoire Course contre l'amour, sachez qu'Andra sera l'opposée d'Alexina. Oser, s'affirmer, être têtue, tout cela est bien loin de son caractère. Va-t-elle vous plaire ? J'aime à croire que oui.
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