Le Bal
Désolée pour mon retard!
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Neige
Astre était vêtu d'un pantalon noir qui montait haut sur sa taille et bouffait autour de ses chevilles nues. Au-dessus, il portait une chemise bleue nuit brodée de minuscules perles imitant un ciel étoilé. Sa fourrure, nouée sur le devant de sa poitrine, la cachait presque entièrement, dissimulant aussi une part des boucles brunes qui tombaient en vagues sur ses épaules.
Il était terriblement séduisant. Comment étais-je sensé me concentrer sur quoi que ce soit de sérieux avec un loup pareil à côté ?
— Tu es beau aussi, me complimenta-t-il en captant mon compliment muet.
— Je me sens un peu ridicule, avouai-je en jetant un coup d'œil dans le miroir.
J'étais vêtu d'un pantalon brun moulant rentré dans des bottes larges et d'une tunique pourpre brodée de vagues dorés. Mon visage semblait encore plus pale en comparaison, ma peau presque translucide et mes yeux rouges mis en avant. J'avais noué mes cheveux derrière ma nuque, surpris de les trouver si longs, et attaché à mon oreille gauche une boucle en or qui me pinçait le lobe sans le traverser.
— Neige, m'assura-t-il en posant mon chaperon sur mes épaules, tu as l'air tout sauf ridicule. En fait, si le sort de Joan n'était pas en jeu, je te jetterai volontiers sur le lit, là, maintenant, pour te faire l'amour tout habillé...
Quelques images passèrent dans son esprit. Je souris en donnant une tape sur la main qui s'insinuait déjà dans mon col.
— Astre ! Ce n'est pas le moment d'être... embarrassé !
Il ricana en jetant un regard vers mon entrejambe, que je me dépêchai de cacher. Il fallait que je pense à autre chose, vite...
Sekoff.
La pensée me dégrisa d'un coup.
Nous allions enfin rencontrer cet homme – ce monstre ? – dont nous ne cessions d'entendre parler depuis notre arrivée à Solaris, celui qui achetait des esclaves par dizaines et enlevait des mendiants et des animaux, celui qui tentait d'accéder au pouvoir en corrompant la cour et prêchait de dérangeantes croyances à propos des Anciens et des Chasseurs.
Notre plan n'était pas très compliqué, quoique mieux pensé que d'habitude. J'étais sensé l'approcher au cours du bal et lui parler pour accaparer son attention tandis qu'Astre et Tasha examinaient ses esclaves à la recherche de Joan. S'ils la trouvaient, ils la délivraient ou m'appelaient pour que je les aide. Si elle n'était pas là, je me débrouillai pour me faire inviter chez lui ou lui soutirait les informations nécessaires à un cambriolage en bonne et due forme.
Pendant ce temps, Khany gardait les jumeaux et les deux chats circulaient parmi les invitées en laissant traîner leurs oreilles, prêts à intervenir au besoin. Éliope nous avait assuré qu'il pourrait nous aider si nous le lui demandions, mais que Jédima et Dana serait trop prises par les invités pour faire quoi que ce soit.
J'espérai que tout se passe bien même si, au fond de moi, je n'y croyais plus trop. Quand est-ce qu'un de nos plan avait déjà fonctionné sans accroc ?
Quelqu'un frappa lourdement à la porte, me sortant de mes pensées. Astre ouvrit. Il s'agissait de nos amis, tous superbement habillés. Tasha portait ses cheveux en chignon à l'arrière de son crâne, une chemise blanche bouffantes aux manches en dentelles et un pantalon moulant rentré dans d'élégantes bottes. Deux perles blanches pendaient à ses oreilles et une épée à sa ceinture. Khany portait une tunique verte serrée par un corset noir qui la vieillissait singulièrement et les deux jumeaux deux robes rouges et bleues dont ils soulevaient les jupons en tournant sur eux-mêmes.
— Vous êtes prêts ? demanda nerveusement Tasha. On n'attend plus que vous.
— Allons-y, répondit Astre en attrapant ma main.
Les convenances auraient voulu qu'il me présente plutôt son bras, mais je n'aurais pas abandonné la chaleur de sa paume pour toutes les politesses du monde.
Nous remontâmes le couloir en procession, Tasha ouvrant la marche juste devant nous, Khany et les jumeaux derrière.
Dame Jédima se trouvait déjà devant l'ascenseur. Sa robe dorée à l'immense traine lui donnait un air altier, renforcé par sa haute coiffe piquetée de perles d'or, ses bijoux délicatement sculptés et le maquillage ocre qui soulignait ses lèvres et ses paupières. Deux gardes se tenaient à sa droite et à sa gauche.
Elle avait l'air froide, autoritaire, dangereuse. Et seule.
Elle tourna lentement la tête vers nous, le menton haut, l'air impassible, et nous dévisagea quelques secondes. Je me rendis brusquement compte que malgré nos habits également luxueux, un fossé nous séparait. Ni Astre, ni moi – ni Tasha, Khany et les jumeaux, d'ailleurs – ne serions jamais véritablement noble. Il nous manquait quelque chose pour cela, un je-ne-sais-quoi d'indéfinissable dans la posture, le regard, la façon dont nous habitions le monde...
Non que cela me chagrine particulièrement.
J'essayai vainement de réconcilier l'image de cette froide seigneuresse avec celle de la femme qui avait pleuré de rire en ma compagnie une heure plus tôt.
N'était-ce pas fatiguant de porter tant de masques ?
— Vous êtes en retard, lâcha-t-elle en retournant la tête vers l'ascenseur.
— Vous aussi, répliquai-je immédiatement.
Le coin de ses lèvres se souleva imperceptiblement.
— Savoir se faire attendre est tout un art.
Les portes de métal coulissèrent soudain, comme si l'ascensuer avait attendut la fin de sa phrase pour renforcer le dramatisme de son arrivée. Elle fit trois pas pour entrer dans la cabine, se retourna et nous fit signe de la suivre. Les gardes restèrent dehors.
— Rez-de-chau... dit-elle.
Ou voulut-elle dire, plutôt, puisque les jumeaux avaient déjà enfoncé en même temps le bouton correspondant.
Les portes se refermèrent lentement et la cabine s'ébranla.
Elle soupira, laissant brièvement tomber son masque d'indifférence.
— La réception aura lieu en plein air, lança-t-elle rapidement. Sekoff est probablement déjà là, il arrive toujours à l'heure exacte. Neige, Éliope m'a dit que tu comptais rester avec lui toute la soirée. Fait bien attention, ne crois rien de ce qu'il te raconte et réfléchis soigneusement avant d'agir de quelque panière que ce soit. Il a une façon terrifiante d'entrer dans la tête des gens.
Elle hésita, puis ajouta :
— Bonne chance. J'espère que vous trouverez votre amie.
Astre et Tasha échangèrent un regard nerveux.
Je posai une main sur le bras de la seigneuresse.
— Merci.
Elle hocha la tête, dégagea son bras et reprit son air impassible.
Les portes s'ouvrirent, révélant la présence des quatre gardes qui nous avaient laissés à l'étage. Ils devaient avoir pris les escaliers, car ils paraissaient légèrement essoufflés.
— Attendez dix minutes après moi pour faire votre entrée, nous laissa Jédima en avançant majestueusement.
Les gardes formèrent deux rangs parfait derrière elle. Après quelques secondes d'hésitation, nous la suivîmes à distance, tournant à droite et à gauche dans les hautes allées trop décorées. Elles étaient désertes, mais nous pouvions entendre des échos de musiques et de conversations flotter dans l'air, comme des fantômes – ou des menaces indistinctes.
Enfin, Jédima tourna dans un immense couloir illuminé de lustres en cristal.
Tout au bout se dressait une énorme porte en métal.
Elle s'arrêta devant.
L'un des gardes poussa un levier. Les battant s'ouvrirent lentement, éclaircissant d'un coup le brouhaha de paroles et de notes qui résonnait de l'autre côté.
Une trompette laissa échapper un son bref, écrasant d'un coup le silence sur l'assemblée.
— Dame Jédima, déclama une voix pompeuse. Seigneuresse de Solaris.
Les murmures reprirent alors qu'elle avançait, sa longue traine marquant chacun de ses pas. Nous nous étions arrêtés à l'orée du couloir. Par-dessus ses épaules, j'entraperçus des mouvements colorés, des lumières fragmentées comme des paillettes d'or et d'immenses arbres aux troncs blancs peints de motifs abstraits.
— Neige ! lâcha soudain Astre, catastrophé, en se tournant vers moi. Je ne sais pas danser !
Je retins un rire.
— Moi non plus, mon loup, lui assurai-je en lui serrant la main.
— Mais c'est un bal, insista-t-il. Comment vais-je t'inviter ?
Je lui jetai un regard stupéfait. Qu'il connaisse les us et les coutumes des bals était déjà une surprise, qu'il y accorde de l'importance en étant une autre.
— Nous nous rattraperons une prochaine fois, le consolai-je. Ou nous pourrons improviser, si tu y tiens...
— Une prochaine fois, intervint la voix sévère de Tasha dans mon dos. Nous avons une mission pour ce soir, Astre ! Tu n'as pas intérêt à oublier !
— Oui madame, grommela-t-il avec un air de chien battu.
Je me promis de l'inviter à danser un jour, d'une façon ou d'une autre.
Mon regard se posa de nouveau sur les portes ouvertes au bout du couloir. Dans ce cadre en ogive évoluaient des hommes et des femmes aux costumes chatoyants, si graciles qu'ils semblaient flotter. La nuit était tombée, mais l'endroit était si éclairé que les ombres s'en trouvaient curieusement aplanies. La plupart des invitées marchaient simplement en parlant, même si quelques-uns esquissaient quelques pas en rythme. D'après ce qu'Éliope m'avait expliqué, les véritables danses ne commenceraient qu'au milieu de la soirée, lorsque les alliances politiques auraient eu le temps de se faire et se défaire dix fois.
Jédima nous avait dit d'attendre avant de la suivre, mais j'étais trop nerveux pour ça. Astre compris avant que je prenne ma décision et commença à marcher.
Main dans la main, nous nous approchâmes lentement du tableau chatoyant formé par le bal, dont l'image grandit, grandit et grandit jusqu'à dévorer tout notre champ de vision.
Nous nous arrêtâmes au seuil, un peu déboussolés.
Cette partie des jardins était plus impressionnante que toutes celles que j'avais pu voir. Les arbres immenses se dressaient en cercle autour d'une très large clairière, comme des colonnes supportant la voute lointaine d'un ciel vide. Les motifs peints sur leurs troncs, des sortes de vagues dorées, ne formaient qu'un seul dessin fractionné. Ils m'évoquaient les barreaux d'une prison luxueuse, trop belle pour que ses proies pensent à s'échapper.
Comme la lune était dissimulée sous de lourds nuages noirs, la seule lumière venait des lanternes métalliques suspendues aux branches. Elles donnaient à la scène un air onirique, irréel, en tirant toutes les couleurs sur des teintes ocres.
La clairière en elle-même était dix fois plus grande, au moins, que la salle où nous avions déjeuner la veille. Elle était séparée en trois parties distinctes, identifiée par les couleurs des dalles qui remplaçait l'herbe. À droite, où le sol était gravé de roses rouges, se tenait un somptueux buffets érigé sur des tables en arc-de-cercles drapées de blancs. À gauche, sur des dalles ornées de lierres émeraude, les gens discutaient par petits groupes en circulant autour de deux fontaines. Et en face, enfin, se trouvait une piste de danse rehaussée d'étoiles dorées, assez large et longue pour accueillir trente personnes de front et cinquante danseurs alignés.
Tout au bout jouaient une dizaine de musiciens, indifférents aux conversations qui écrasaient leurs notes légères. Je ne reconnaissais pas leurs instruments, des sortes de luths calés sous le menton, mais j'en aimai aussitôt le son long, à la fois plaintif et entrainant.
Nous prîmes une grande inspiration et fîmes un pas en avant.
Une tête se tourna vers nous, puis deux, puis cent. L'entièreté de la clairière se tue un bref instant, laissant aux musiciens l'opportunité de lancer quelques notes librement.
Puis des murmures se firent entendre, comme une vague montante, et les conversations reprirent de plus belle.
« Le sorcier », entendis-je. « Un loup blanc ». « Dangereux ». « Croisé ». « Sir Fréo... »
Nous fîmes un nouveau pas en avant. Les gens s'écartèrent.
— Ils ont trop peur de se faire massacrer, s'amusa Astre dans mon esprit.
Je retins un sourire en regardant autour de moi, scrutant la foule à la recherche de notre cible. Éliope m'avait dit que je n'aurais aucun mal à reconnaître Sekoff, qui porterait probablement le même emblème que Dame Traimène, une sorte de flocon blanc stylisé.
Devant la succession de visage et de costumes extravagants, tiraillé entre les couleurs, les tissus, les parfums et les mouvements, je regrettai soudain de ne pas avoir insisté pour obtenir une meilleure description.
Tasha effleura l'épaule d'Astre, lui envoya un hochement de tête et disparue dans la foule, qui s'ouvrit sur son passage pour mieux l'engloutir. Khany attrapa fermement les jumeaux par le bras et l'imita sans un mot, nous abandonnant à notre sort.
C'était le plan prévu, mais je ne pus m'empêcher de me sentir mal à l'aise au milieu de cette foule inconnue.
— Ne t'inquiète pas, souffla Astre dans mon esprit, je suis toujours là.
Je lui adressai un sourire et le tirai en direction du buffet. Il s'exécuta avec enthousiasme.
Les nobles s'écartèrent de nouveau en murmurant sur notre passage. J'accrochai plusieurs regards, mais aucun ne soutint le mien plus de quelques secondes. Je n'aurais su dire si j'étais fier ou effrayé de la réputation que nous nous étions créé.
— N'aie pas l'air si nerveux, me rabroua gentiment Astre. Tu sais que la peur attire les prédateurs. Ne montre pas ce que tu ressens. Pas à eux. Ils n'ont pas gagné ce droit.
Je lui souris. Il avait raison, évidemment.
Nous naviguâmes entre plusieurs petits groupes, frôlant des épaules, des regards et des robes aussi larges que des voiles de bateau. Il me sembla que la musique s'intensifiait alors que nous approchions du buffet, accélérant singulièrement mon cœur. J'avais un terrible pressentiment. Toute cette mascarade m'apparut soudain comme un piège, un filet dissimulé dans lequel nous nous étions précipité. Rien n'empêchait la foule de se refermer sur nous, leurs visages blêmes, protégés par des masques de maquillages, nous coupant à jamais les uns des autres. Tout me parut soudain trop faux, les lumières trop brillantes, les regards trop appuyés, les parfums trop entêtant et la musique trop forte...
— Neige ? s'inquiéta Astre.
— Ça va aller, le rassurai-je en tentant de rester concentré.
Le buffet était constitué d'une suite de tables couvertes de plats où se disputaient des pyramides d'entremets. Une armée de domestique patientait derrière, entièrement vêtus de noirs, prêts à servir les boissons gardées au frais dans des sceaux de glace.
Astre jeta un regard concupiscent sur une petite montagne de sablée couverte d'une sorte de pâte verte. Ses doigts bougèrent si vite que je les vis à peine.
L'instant d'après, sa bouche était pleine et le tas de nourriture avait singulièrement diminué.
Mon amusement et mon affection remplacèrent quelque peu mon anxiété. Je me penchai par-dessus le buffet pour demander un verre de quelque chose de non alcoolisé.
— Un jus de pomme vous conviendrait-il ? s'enquit poliment le serveur.
— Oui, s'il vous plait, répondis-je en tentant de ne pas perdre de vue mon loup, qui avait lâché ma main pour s'approcher de petits pâtés en formes de cochons.
Le domestique me jeta un regard surpris, puis sourit.
— C'est donc vrai, ce que l'on dit sur vous.
— Quoi donc ? répondis-je sur mes gardes.
— Vous êtes différent. Je veux dire... Avec nous. Vous êtes... polis.
— Oh, réalisai-je, gêné. Heu... Je suppose ?
Il sourit de nouveau, reposa la bouteille qu'il avait choisit et en tira une autre de sous la table.
— Merci, dis-je en prenant le verre qu'il me tendait.
Il sembla hésiter, puis lança rapidement, à voix basse :
— Puis-je vous donner un conseil, mon seigneur ?
— Oui, bien sûr, balbutiai-je. Mais vous n'avez pas besoin de m'appelez mon seigneur...
Il hocha la tête et continua comme s'il ne m'avait pas entendu.
— Ne consommez rien d'autre que ce jus de pomme si vous ne voulez pas finir ivre, me souffla-t-il nerveusement. Nous avons reçu l'ordre de rajouter de l'alcool dans toutes les autres boissons.
— Vraiment ?! relevai-je, indigné. Mais pourquoi ? Par qui ?
— Je ne sais pas, répondit-il prudemment, mais probablement pas quelqu'un à qui l'on peut désobéir.
Je hochai la tête en me demandant songeusement si Jédima était au courant. Probablement pas, elle nous aurait prévenus. Ce qui signifiait que sa position au pouvoir était encore plus précaire que ce que j'avais estimé...
Je remerciai le domestique d'un sourire qu'il me rendit avant de s'éloigner, apostrophé par une femme qui désirait un cocktail spécifique. Je me tournais vers Astre, qui souriait alors que les serviteurs glissaient discrètement des assiettes sous son museau.
Et je réalisai soudain que c'était ainsi que je voulais être. Haïs par les nobles et apprécié par les domestiques, ou, de manière plus générale, crains par les oppresseurs et respecté par les opprimés, par ceux qui voyaient dans mes actes un symbole d'espoir et non de pouvoir, par ceux qui interprétaient un sourire comme une marque de sympathie et non de faiblesse. Je n'avais pas besoin que tout le monde m'aime. Seulement les personnes que je respectai.
— Tu as ta tête des grandes révélations, commenta Astre en surgissant à mes côtés, la fourrure déjà couverte de miettes. Tu devrais essayer les petits fours, d'ailleurs. Excellents.
Je lui souris et ouvrit la bouche pour lui expliquer ce qui venait d'arriver lorsque quelque chose effleura ma cheville, me faisant sursauter. Je manquai de renverser mon jus sur Astre, qui baissa les yeux, vit la créature rousse à nos pieds et les releva aussitôt, l'air excédé.
— C'est la première fois que je vous vois décemment vêtu, commenta Calendre en jetant un coup d'œil appréciateur sur nos habits.
— Cesse de déblatérer, l'aristo, le coupa une autre voix.
Riza surgit de sous le buffet, l'air vaguement alarmée.
— Sekoff arrive !
— Je croyais qu'il était déjà là ? m'étonnai-je en me souvenant de ce qu'avait dit Jédima.
— Eh bien il a dû décidé de faire une entrée plus remarquée ce soir, rétorqua la chatte, visiblement de mauvais poil.
— Ou quelqu'un a finit par lui dire qu'arriver en avance était réservé aux paysans, ricana Calendre en s'attirant les mines contrites d'Astre et Riza.
La chatte balafrée allait ajouter quelque chose lorsqu'une trompette retentit. Les invités cessèrent de parler pour se tourner vers la porte donnant sur le palais.
Je me raidis, la main crispée sur mon verre. D'un coup d'œil, je repérai Jédima, de l'autre côté de la clairière, ainsi que Dana et Éliope, un peu plus loin. Leurs mines inquiètes ne me dirent rien qui vaille.
La foule vibrait presque d'excitation. Des petits cris de surprises jaillirent lorsqu'une silhouette apparut enfin dans l'embrasure de la porte. Il s'agissait d'une femme splendide, vêtue d'une robe si vaporeuse qu'elle semblait complètement déshabillée. Un collier noir, épais, entourait son cou, seule fausse note dans sa tenue gracile. Les yeux grands ouverts, elle souriait joyeusement.
Elle s'élança de quelques pas sur la piste de danse, faisant élégamment rouler ses hanches, puis sauta en avant et effectua une roue parfaite, sans cesser de sourire. Ses jupons vaporeux transparents tracèrent dans l'air chaque mouvement, comme des ondes de fumée.
Les musiciens entamèrent une musique plus vive tandis que deux adolescents apparaissaient à leur tour, tout aussi peu vêtus et tout aussi souriants. Ils effectuèrent quelques pas au rythme du morceau, saluèrent la foule en prenant des poses évocatrices et tournèrent sur eux même de manière si synchronisée qu'il aurait tout aussi pu s'agir d'un homme et son reflet.
Le malaise qui m'avait pris plus tôt recommença à m'envahir. Leurs sourires me gênaient horriblement, comme l'air fixe de leurs visages trop joyeux.
— Que se passe-t-il ? soufflai-je à Calendre, qui avait sauté sur mon épaule.
— Cela s'appelle faire étalage de sa richesse, répondit le félin avec dédain. Quel tapage. Quelle vulgarité. C'est pitoyable.
Comme pour lui répondre, quatre autres esclaves apparurent en dansant, couverts de la tête aux pieds de bijoux dorés. La foule applaudissait à tout rompre alors qu'ils exécutaient des figures compliquées en parfaite harmonie, sautant lestement sur les épaules des uns et des autres.
— Ce n'est plus un bal, cracha Calendre, c'est un cirque !
En jetant un coup d'œil derrière le buffet, je vis les domestiques du palais arborer des expressions allant du dégoût à la terreur. Quelques nobles s'éloignèrent de la piste, le visage fixé dans un masque réprobateur.
Mon malaise s'accentua encore plus en constatant que la plupart des invités avaient un verre dans les mains. Le domestique m'avait dit qu'ils avaient rajoutés de l'alcool dans toutes les boissons...
La main d'Astre se serra brutalement sur mon bras, qu'il agrippa assez fort pour me faire mal.
— Joan ! s'exclama-t-il douloureusement.
Je suivis son regard. Trois jeunes femmes rousses venaient d'entrer sur la piste, l'air aussi souriantes et absentes que leurs prédécesseurs.
Astre me lâcha tourna la tête, les jambes à demi-pliées, comme un animal prêt à bondir. À l'autre bout de la clairière, je vis Tasha, blême, dévisager le défilé. Elle échangea un regard avec mon loup. Un regard meurtrier.
— Vas-y, lui soufflai-je, trouve un moyen de l'atteindre. Si tu as besoin de moi, n'hésite pas à m'appeler.
Il effleura ma joue du bout des doigts et fit volte face pour se glisser avec grâce parmi les invités. J'oubliai parfois à quel point il pouvait se montrer efficace lorsqu'il s'agissait d'avancer furtivement en territoire hostile.
Resté près du buffet, je regardai les esclaves défiler sur la piste de danse, s'approchant et s'éloignant des invitées dans un jeu de séduction qui me laissait écœuré. Calendre sauta de mon épaule et disparu. Me sentant horriblement seul et exposé, je finis mon verre et utilisai cette excuse pour tourner le dos au spectacle en demandant au domestique de le remplir.
— Je suis d'accord, soupira une voix sur ma droite. Cet étalage de luxe est plutôt vulgaire.
Je tournais prudemment la tête sur le côté. Un homme d'une cinquantaine d'année me sourit gentiment. Il avait un visage doux, froissé par quelques rides, un sourire amical et un regard chaleureux. Ses cheveux gris, détachés, tombaient jusqu'à ses épaules. Une cape de velours noir couvrait artistiquement la moitié de ses vêtements.
— Pardonnez-moi pour cette intrusion dans vos pensées, s'amusa-t-il en notant mon air surpris, mais votre dégoût était plutôt évident et je n'ai pu m'empêcher de le partager. Hélas, c'est ce que les gens d'ici recherchent, n'est-ce pas ? De la richesse, du pouvoir et du sexe, si vous voulez bien m'excuser pour mon phrasé.
— Du sexe ? relevai-je en bafouillant, déstabilisé.
Il sourit gentiment, comme un père bienveillant, et désigna l'un des danseurs les moins habillés, entouré de deux nobles qui se frottaient à lui de manières obscène. Le rouge me monta immédiatement aux joues alors que l'indignation me brûlait la poitrine. Je ne pouvais m'empêcher de penser à Astre et ce que ce porc de Sir Fréo lui avait fait subir.
— Tout doux, jeune sorcier, s'amusa mon voisin. Je comprends votre colère et votre déception, vous vous attendiez probablement à mieux d'une cours aussi réputé que celle de Solaris...
Je n'osai lui dire que je ne m'étais jamais soucié de cette ville avant d'y mettre les pieds.
— Mais la véritable noblesse est rare en ce bas monde, soupira-t-il tragiquement. On peut dire ce que l'on veut de Dame Jédima, mais au moins, elle a le bon goût de garder un peu de dignité.
Il tendit un doigt vers la seigneuresse, qui regardait le spectacle avec condescendance, un peu en retrait.
— C'est à cela qu'on reconnaît la véritable noblesse, continua mon interlocuteur en désignant les quelques petits groupes qui délaissaient le spectacle.
Je reconnus l'illuminée qui était venue nous parler dans la galerie historique durant l'après-midi et ne put retenir une moue douteuse. Astre avait raison, je devais apprendre à mieux dissimuler mes émotions.
Il rit en voyant ma réaction et me tendit la main.
— Neige, n'est-ce pas ? J'ai beaucoup entendu parler de vous et, pour tout avouer, je mourrais d'envie de vous rencontrer.
— Enchanté, répondis-je ne lui serrant prudemment la main. Mais j'ai peur de ne pas savoir...
— Sir Sekoff, m'apprit-il avec un immense sourire. Pour vous servir.
Mon cœur se figea momentanément. Le piège s'était refermé.
Mais sur lui ou sur moi ?
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