Chapitre 22 : Les Chasseurs
Un carrosse les attendait, imposant véhicule aux dorures complexes et au cocher entièrement drapé de noir. L'homme au fusil leur ouvrit la portière avec une courbette ironique, cassant sa longue silhouette :
— Ne soyez pas timides, entrez.
Alphonse hésita un instant à attraper le bras de Freyja et à filer dans une des allées qui bordaient la rue. Il doutait cependant être plus rapide que le fusil de l'homme, et il ne savait pas jusqu'où il était prêt à aller après avoir assisté à son altercation avec le garde royal. Les avait-il sauvés ou récupérés pour lui ? Car il s'était dit proche de la Reine, et pourtant, sa position semblait ambiguë. Était-ce là un des chasseurs dont on parlait depuis leur arrivée à Løkkeheim ?
L'homme rigola derrière son masque de mouton.
— Si je voulais vous faire du mal, pensez-vous que je vous montrerais autant d'égard ? Après tout, vous êtes des invités de marque, ce n'est pas tous les jours que je porte assistance à un évadé de Sorgheim et une disciple de la Mille-mains. Vous devez être la nièce de Kamaji, je présume, ajouta-t-il en tendant la main à Freyja.
Les trois compagnons se retrouvèrent pétrifiés sur place.
— Ne vous inquiétez pas, rassura l'homme, je suis ce qui pouvait vous arriver de mieux. C'est la Reine que vous cherchez ? Je peux vous l'offrir sur un plateau. Allons, entrez.
— Comment pouvons-nous vous faire confiance ? interrogea Alphonse.
— Mais vous ne le pouvez pas, ricana l'homme, je vous conjure de ne pas avoir confiance, ni en moi ni en personne d'autre que vous-même, cher ami. Cependant, vous sentez qu'avec moi vous pourrez atteindre votre but, n'est-ce pas ? Après tout, vous ne portez pas ce fusil pour rien, allons, entrez, je vais tout vous expliquer. Et je vous propose même de déposer votre amie devant chez elle. Qu'en dites-vous ? La nuit va bientôt tomber et il parait que les rues sont mal famées par ici.
À contrecœur, Alphonse monta dans le carrosse, prenant place sur l'une des banquettes aux côtés de Freyja. Dans un effort de contorsion, l'homme pénétra à son tour dans l'habitacle et s'assit en face d'eux, après avoir donné deux coups sur la porte pour faire démarrer la voiture. Une importante secousse ébranla le véhicule tandis que l'homme les regardait l'un après l'autre avec une délectation apparente.
— Je réalise que je ne me suis pas présenté... minauda-t-il. Bien que mon nom n'ait aucune importance, vous pouvez m'appeler Félix. Mon rôle, par contre, vous sera beaucoup plus utile : je suis le Roi des chasseurs.
— Un Roi autoproclamé, grinça Béatrice, sortant de son mutisme pour la première fois.
— Je suis flatté que votre maîtresse vous ait parlé de moi ! s'enthousiasma Félix. Seul notre fondateur l'a rencontrée jadis, et bien qu'il ne partageât pas les mêmes idées, il avait le plus grand des respects pour elle. Nous n'utilisons pas les mêmes méthodes, mais nous avançons vers un même but : rendre ce monde meilleur.
— En effet, répliqua Béatrice, ma maîtresse m'a dit beaucoup de choses sur vous. Elle m'a prévenue de l'obsession de votre maître et de la vision sectaire de son Ordre. Elle m'a aussi raconté votre trahison qui lui a coûté la vie et comment vous vous êtes attribué ce rôle qu'Ugle Traumer a bien voulu vous concéder. Vous pensez agir pour le bien, cependant, vous n'êtes qu'un pantin. Alors ne perdons pas plus de temps en faux-semblants, nous sommes à votre merci, que voulez-vous ?
— Vous m'attristez, Madame. J'ai dû endosser ce rôle pour sauver mon Ordre, mais surtout l'espoir qu'il représente pour ce monde. Car les Peiskos ne sont presque plus, et seuls nos écrits gardent encore en mémoire le temps où ils allaient et venaient sans crainte aucune. Votre maîtresse peut bien se terrer dans l'Inconnu, c'est nous qui demeurons au front, contraints de courber l'échine face à Ugle Traumer... mais notre jour est bientôt arrivé.
Il marqua une pause, cédant la place au bruit des roues du carrosse sur la chaussée abîmée.
— Vous ignorez d'où vient ce fusil, n'est-ce pas ? questionna-t-il en désignant l'arme d'Alphonse.
— Nous l'avons récupéré dans le wagon royal, répondit l'adolescent.
Félix laissa échapper un rire.
— Et vous, chère disciple de la Mille-mains, savez-vous d'où il provient ?
Béatrice grinça des mécaniques sous son costume de poils.
— Je parie que votre maîtresse ne vous a pas informés de la chose, et c'est la preuve qu'elle voulait que vous tombiez sur moi ! Je jubile ! C'est tellement excitant ! Car Mesdames et Messieurs, sachez que vous tenez entre vos mains le fusil de Zarathusthra, celui de notre bien-aimé et défunt maître ! Alors certes, il a perdu de son authenticité, mais en le voyant de si près, il n'y a plus à s'y tromper.
Alphonse observa les dorures sur l'arme et les inscriptions en partie effacées sur la crosse.
— Pourquoi ma maîtresse aurait-elle voulu que je tombe sur vous ? interrogea Béatrice dubitative.
— Parce qu'elle a dû réaliser que la voie que j'avais fait prendre à notre Ordre était la bonne, mais tout comme mon maître, elle a sa fierté et avouer de telles choses iraient contre sa nature, vous comprenez ? Mon maître a préféré la mort plutôt que de s'adapter et c'est à moi qu'il est revenu de le faire. Nous sommes, vous et moi, des produits de philosophies dépassées : c'est à nous de forger notre propre réflexion désormais.
Béatrice se tut. Et Alphonse sentit aux faibles vibrations sur son épaule qu'elle était en proie aux doutes et à la colère.
— C'est ce fusil que vous voulez ? demanda Alphonse.
— En partie oui, mais c'est plus le signe que vous m'envoyez en l'ayant à vos côtés qui me réjouit. Vous êtes jeune et vous ne connaissez pas les vieilles histoires, alors laissez-moi vous en raconter une.
Félix ramena ses cheveux en arrière, cultivant le silence comme avant une représentation.
— Tout d'abord, sachez que cette Cité est pervertie à la racine, et même si nous cherchons à éliminer le mal une balle après l'autre, l'idéal serait de repartir à zéro, chose impossible... c'est d'ailleurs un point de désaccord important avec la Mille-mains : là où elle s'accommode de toute cette souffrance en la considérant de loin, nous cherchons activement à y mettre fin, même si nous savons que c'est un combat perdu d'avance. J'imagine qu'en venant, vous avez croisé Lumpfana ?
— Le caméléon ?
— Précisément. Le caméléon. L'origine de nos problèmes.
Dehors, le soleil s'était couché, et des lampadaires accompagnaient leur route devenue moins chaotique. Félix regarda la rue d'un air rêveur puis tira complètement les rideaux pour s'assurer qu'on ne les voyait pas. Sans prévenir, il ôta alors son masque de mouton, révélant un visage anguleux et recouvert de tatouages en patte de mouche. Des mèches noires tombèrent sur ses yeux polaires et il les écarta d'un geste de la main.
— Voyez-vous, notre conscience était simple à la base : des moutons broutant de jeunes pousses et des oiseaux n'ayant aucune branche sur laquelle se poser. De rares pensées parvenaient jusqu'à ce plateau, puis retournaient dans l'Inconnu, sans rien perturber. Les oiseaux volaient dans le ciel et repartaient, leurs plumes chargées des émotions qui les avaient faits naître. Seuls les Peiskos fleurissaient dans cet environnement, et ils vivaient aux côtés des moutons dans la paix et la félicité. Nous aurions pu demeurer ainsi, si Lumpfana n'était pas arrivé. Nos gardiens étaient de simples ruminants et il n'eut aucun mal à les repousser pour laisser grandir la graine de baobab qui marqua le commencement de la fin...
— C'est faux ! coupa Béatrice. Une affabulation tout droit sortie de l'imagination de votre maître ! Le baobab a toujours été là, sans quoi les moutons n'auraient pas pu s'abriter, et...
— Je vois que votre maîtresse vous a transmis son goût de la contradiction même lorsque les preuves sont évidentes. Que faites-vous du crâne de Huginn ? Car c'est lorsque le corbeau géant a vu le baobab qu'il a essayé par tous les moyens de l'abattre, allant jusqu'à se coincer la tête et mourir sous les chants et les rires de Lumpfana.
— Huginn était obsédé par le baobab, c'est sa curiosité qui l'a conduit à sa perte...
— Bêtise ! s'emporta Félix.
— Mensonge ! contra Béatrice.
Alphonse mit la main sur la petite boule de poils pour la calmer.
— Pourquoi Lumpfana a-t-il fait cela, selon vous ? demanda Alphonse.
— Car la seule chose qui intéresse ce reptile est la possession. Et quoi de plus enivrant que de posséder quelque chose d'unique et d'interdit ? Du moins, croit-il la posséder, car Løkkeheim n'a cessé de croître depuis, acquérant bien malgré nous sa propre vie. Aujourd'hui, Lumpfana ne fait plus office que de parasite, et c'est pour ne jamais oublier son acte que nous montons sur les murailles, avec chaque nouvelle recrue, pour tirer sur le grand baobab et le caméléon qui ne mourra jamais. C'est également pour cela que nous prenons le visage des premiers gardiens lorsque nous rejoignons l'Ordre : nous sommes les derniers garants de l'espoir d'un retour à la normale, et sans nous, Løkkeheim se serait déjà effondrée sous une pluie de plumes et de fientes. À présent, ôtez votre masque, je veux voir votre visage.
Le carrosse s'était arrêté et les traits de Félix n'avaient jamais eu l'air aussi durs. Plus aucune trace de la fausse légèreté et des manières enjouées ne subsistait.
— Vous avez le choix, vous pouvez descendre ici avec votre amie, la villa de son oncle est à deux pas. Mais vous pouvez aussi faire tomber vos barrières, révéler votre visage et continuer l'aventure avec moi, je vous promets que vous ne le regretterez pas.
Freyja avait légèrement écarté les rideaux, et à la vue de la grande bâtisse aux carreaux colorés, elle eut toutes les peines du monde à demeurer en place.
Alphonse ne mit pas longtemps à se décider. Après tout, c'est ce qu'il voulait depuis le début, et il aurait été idiot d'y renoncer. Soulevant le masque d'Hannya, il révéla son visage fatigué, ses prunelles vertes brûlant de détermination.
— Excellent ! s'exclama Félix, affichant un sourire satisfait.
Il ouvrit la porte du carrosse d'une pression du doigt et déclara :
— Le moment des adieux est arrivé.
Freyja consulta Alphonse du regard qui la rassura d'un clin d'œil.
— Je suis encore désolé de t'avoir mêlé à tout ça.
Elle lui tendit l'un des deux pains en anneau qu'elle avait gardés durant le trajet et il n'eut pas le cœur de refuser. Il aurait voulu lui dire que là où il allait, il n'en aurait pas besoin et il prit conscience qu'il n'avait jamais réfléchi à ce qui se passerait après. Qu'adviendrait-il s'il parvenait à tuer la Reine ? Serait-il recherché ? Condamné ? Ou au contraire, récompensé ? La place sur le trône serait alors vacante, mais pour combien de temps ? Comment s'assurer qu'aucun autre monarque ne viendrait lui succéder ? Il était bien trop tôt pour ce genre de questions, et la Reine avait toujours la tête sur les épaules.
À la surprise d'Alphonse, Béatrice descendit aussi du carrosse et c'est avec un pincement au cœur qu'il la vit se poster aux côtés de Freyja.
— Je suis désolée, Alphonse, mon rôle n'est pas de vous guider dans la direction que vous avez choisi de prendre. Je vois bien que rien ne pourra vous faire changer d'avis, alors, soyez prudent.
Freyja lui adressa un dernier salut de la main, son masque de porcelaine reflétant la lumière des lampadaires dans la rue pleine de monde. Un oiseau croassa au loin et Félix referma la porte, alors que le carrosse repartait.
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