1. Prologue
Jour de l'alerte.
L'écran de l'ordinateur clignota anormalement, petite lumière rouge anodine, mais présentant un enjeu bien plus terrible que ce que n'importe qui aurait pu imaginer. A sa gauche, un verre en carton de café à moitié bu trônait. Son propriétaire observait l'immense plafond de la salle, bras croisés derrière la nuque, le dos écrasé contre le dossier de son fauteuil à roulettes. La pièce respirait presque la sérénité, mais ce n'était qu'en apparence. Le "Bip" sonore et monotone le tira enfin de ses réflexions. Il détourna les yeux de ce plafond noir, dans cette pièce sombre, de ce bâtiment sans vie, et sans chaleur.
Ainsi était l'ambiance lourde de responsabilités du dernier étage du bâtiment de contrôle du centre de recensement. Situé à seulement quelques kilomètres du C.R.O., il gérait absolument tous les passages des piliers, que leur fusion fonctionne ou non. Grâce à leur programme, ils enregistraient les passages au centre, calculaient leur nombre, faisaient des estimations et des statistiques à la fin de la journée, pour s'assurer de la constance admirable de ce système qui régnait sur la ville.
Notre homme approcha son nez de l'écran. Il était chargé de répertorier tous les recensements de la journée, sans en oublier un seul, tout comme le reste de ses collègues qui pianotaient énergiquement sur leurs claviers autour de lui. Leurs noms étaient remplacés par des numéros, car dans l'immense ville d'Algore, presque aussi peuplée qu'un pays, tout le monde passait au centre, et même plusieurs fois.
On entendait uniquement le cliquetis des touches, les respirations de tous les salariés, et seules les innombrables lumières des ordinateurs éclairaient cette immense salle ovale. Le ronflement régulier faisait penser à une immense machine silencieuse en pleine activité. Et pourtant, cette petite lumière rouge clignotante pouvait mettre en péril tout un système. Notre homme se précipita pour l'analyser.
Il était 19h58.
Le soleil déclinait, mais les vitres opaques de la salle ne permettaient pas aux occupants de s'en rendre compte. Seules les ombres des autres immeubles à proximité se devinaient derrière les fenêtres grises qui évitaient les reflets du soleil sur les écrans. L'homme s'empara de sa souris, et s'activa entre les différentes fenêtres de son programme.
Le bilan de la journée était de 213 recensements, pour seulement 156 fusions. De nombreuses tentatives avaient été vaines apparemment. Notre programmeur s'était toujours demandé ce qu'il se passerait si un jour, une personne ne fusionnait jamais avec son hôte. Lui bien sûr, il partageait déjà son âme avec 32 567, c'était ainsi qu'il s'appelait. Un hôte qui se manifestait quelques fois pour l'empêcher de trop boire au bar en lui rappelant que son métier était important et qu'il pouvait se faire virer à tout moment. Il écarta fébrilement son verre de café. Il lui avait permis de masquer l'odeur du verre de Whisky qu'il avait bu avant de venir travailler. Son hôte ne l'avait pas arrêté dans cette démarche. Après tout, ce n'était pas illégal, et un seul verre n'avait jamais tué personne. Mais son patron ne devait pas sentir qu'il buvait, ce n'était pas assez professionnel, surtout dans un établissement pareil.
Tout le monde ici avait fusionné. Tous ses collègues avaient été analysés comme étant assez "stables" pour travailler ici. Lorsqu'on travaillait pour le programme 8180 du gouvernement, il ne fallait pas avoir une âme défaillante. Que diraient les gens s'ils apprenaient que des membres du Service de Recensement étaient des "sans-âme"? La société pourrait perdre sa crédibilité. Le projet 8180 était encore récent et fragile, il ne devait pas s'écrouler si vite. Avec ce nouveau système des "hôtes du bien être", les options professionnelles étaient plutôt réduites pour les sans-âme. Qui voudrait d'un homme aux allures de délinquant non recensé et refusant de fusionner ? Aujourd'hui, personne.
Il lut rapidement l'anomalie qui venait de se manifester sur son programme. Réalisant de quoi il retournait vraiment, il pesa chaque mot du cryptage informatique. L'information était difficile à traiter à cette heure ci de la journée. Ses yeux le piquaient atrocement à cause de la fatigue, mais il eut la lucidité nécessaire pour se lever d'un bond et s'écrier :
- Alerte générale !
Puisqu'il avait brisé un silence pratiquement religieux, tout le monde entendit parfaitement son cri de désespoir et résista à l'envie de céder à la panique. Le lanceur d'alerte sentait son pouls battre violemment dans sa gorge. Le directeur du Service de Recensement arriva en trombe dans la salle, tenant sa cravate noire plaquée sur son smoking, les sourcils froncés par l'incompréhension. Il se dirigea vers le concerné :
- Qu'avez vous à signaler Robyns ?
Celui-ci contempla gravement son supérieur, et déglutit en desserrant sa propre cravate pour chercher de l'air. Par où commencer ? Comment l'annoncer ? Il essaya de retrouver son sang froid face à son supérieur, non sans difficulté.
- Une alerte de type 1.
Les mots tombèrent comme des massues. Le directeur sembla assimiler l'information, des gouttes de sueur dégoulinant déjà de ses tempes agitées.
- Dites moi ce que vous savez, ordonna-t-il en dirigeant son regard vers l'écran bleu qui illuminait ses joues gonflées.
Robyns s'éclaircit la gorge et expliqua avec le plus grand calme possible.
- Il y a quelques minutes, un dernier pilier a fusionné avec son hôte. A partir de là, plus rien ne s'est manifesté, jusqu'à maintenant, 19h58.
Il afficha alors toutes les données qu'il avait pu récupérer sur cette anomalie.
- Un hôte a été transféré, une hôte précisément, depuis le "Nuage". Elle a terminé son transfert jusqu'à Algore, et elle a fusionné avec un humain. Sauf qu'elle n'a pas fusionné au Centre de Recensement Obligatoire, mais au beau milieu de la rue, sans que son pilier humain soit recensé.
L'affaire était tellement improbable dans les statistiques du programme que tous ceux qui écoutaient autour avaient vraiment du mal à y croire. La première question qui vint, parmi le flot de toutes celles qui se mélangeaient dans les esprits, fut alors :
- Qui est ce ? s'exclama alors le directeur.
- L'hôte se nomme 76 206, c'est tout ce que nous savons.
- Et l'humain qui a fusionné ?
- C'est bien ça le problème, nous ne savons pas de qui il s'agit.
- Cherchez le !
L'employé sentit le ton monter. Tous les autres autour étaient tendus, car jamais, en plusieurs décennies, le programme n'avait été confronté à ce genre de problème.
- Nous n'avons aucun moyen de le trouver. Si le pilier n'a pas été recensé, il n'est pas enregistré dans notre base de données, et donc il peut s'agit de n'importe qui au sein de la ville. De la petite fille sur le chemin de l'école, au patron d'entreprise.
Le directeur appuya ses mains sur le haut de la chaise la plus proche, visiblement dépassé.
- Donc nous n'avons aucune piste.
- Si. Une, monsieur.
Tapant avec des mains fébriles sur son clavier, il afficha une vue périphérique d'Algore prise depuis le ciel. Le logiciel cibla alors un point lumineux parmi toutes les routes, entre toutes les maisons et tous les quartiers de la ville. Au milieu de toutes ces lignes et rectangles gris, un seul lieu fut sélectionné. Le point jaune clignotant s'agrandit alors à mesure que le logiciel zoomait sur les avenues.
- Nous avons l'endroit précis où les deux ont fusionné à 19h58, mais nous ne savons pas où ils sont partis ensuite.
La focalisation était à son maximum et le nom de la rue apparut alors.
- Ils ont fusionné il y a vingt minutes sur le Boulevard 9A ! s'exclama alors le directeur du Service de Recensement.
Reprenant alors son attitude de chef, il hurla des ordres à tous ceux qui pourraient bien lui être utiles. Il pointa du doigt une femme à l'autre bout de la salle qui n'avait pas perdu une miette de la conversation, les yeux exorbités :
- Contactez-moi le Service de Protection du 8180 ! Je veux qu'ils envoient leur meilleure unité sur les lieux dans la prochaine demi-heure.
- Je le fais tout de suite.
Elle décrocha alors immédiatement le téléphone qui se trouvait à portée de sa main et se tourna vers son ordinateur, dos courbé, pour prévenir les autorités :
- Ici le centre du Service de Recensement, nous avons besoin de vos meilleurs effectifs pour intervenir sur le boulevard 9A d'Algore dans les plus brefs délais. Nous avons une alerte de type un, et nous espérons un compte rendu de votre part si vous repérez le moindre mouvement anormal. La cible est sûrement à bord d'un véhicule...
De l'autre côté, il chargea une autre personne de surveiller la presse au cas où l'affaire s'ébruiterait, et de faire en sorte de nier les événements.
- Vous, recherchez tous les sites internet où il est possible de poster des informations. Il se pourrait que notre cible en parle à quelqu'un sur les réseaux, trouvez moi toutes les communications qui pourraient avoir un lien.
Il se tourna de nouveau, le visage fermé, et la voix grave :
- Trouvez moi toutes les maisons autour du boulevard 9A dans un rayon de cent kilomètres, et réduisez vos recherches à ce secteur. Vous serez d'autant plus efficaces, la cible réside très certainement dans ce périmètre.
Il continua à s'agiter dans tous les coins, ses pensées fusant à une vitesse phénoménale dans son esprit. Sa crainte la plus viscérale était la médiatisation. Si la population apprenait cette affaire, il pourrait y avoir un sentiment de défiance envers le gouvernement ou le projet 8180, et c'était inadmissible. En ce moment, seul le Service de Recensement et le Service de Protection étaient dans la confidence. Le directeur songeait aussi à contacter le gouvernement le plus vite possible en passant par le représentant désigné du système 8180 qui siégeait au cœur de la ville.
Quelqu'un l'interrompit alors dans son déploiement d'ordres et d'interdictions.
- Il se pourrait aussi, Monsieur, que la cible se désigne très rapidement auprès du C.R.O., si elle réalise que cette fusion n'est pas réglementaire.
Le directeur baissa les yeux sur la petite tête à lunettes qui venait de lui faire remarquer ce qu'il avait déjà envisagé.
- En effet, mais la crainte des représailles peut aussi être un facteur qui poussera même notre cible à se cacher pour que personne n'apprenne ce qui lui est arrivé.
Il reprit son ton autoritaire et lança :
- Robyns ! Cherchez un moyen de tracer ce repère jaune et essayer de nous donner une adresse, que ce soit un domicile, un restaurant un parc ou une friperie, mais une piste.
Robyns s'attela à son nouveau travail, sentant son pouls résonner dans ses membres tendus, et tous ses muscles le lancer au rythme des battements accélérés de son cœur. Il sentait la pression de son supérieur au dessus de lui, et craignait réellement de le décevoir. Ils avaient affaire à une crise gouvernementale très grave, et chaque petit geste comptait. Le système avait bien évidemment paru à tous être une idée folle et irréalisable au début. Lorsque le programme avait été lancé, personne n'y croyait et les recensements étaient inférieurs à une dizaine par jours. Mais lorsque les chiffres ont prouvé que les trafics étaient moins fréquents, que les enfants n'avaient plus peur sur le chemin de l'école, et que le taux d'homicides étaient en chute libre, le gouvernement a largement gagné en crédibilité. Le système avait depuis tenu pendant des années. S'il s'effondrait maintenant, c'étaient tout un patrimoine et un investissement monumental qui chutaient avec lui. La pression n'avait jamais été aussi forte pour Robyns. Comme un étau puissant sur ses épaules crispées. En postulant au centre de Service de Recensement, il avait eu pour objectif de protéger la population des autres, et d'eux mêmes. Si le programme coulait, il coulerait aussi.
- Impossible de retrouver sa trace, Monsieur. Le logiciel a pu enregistrer sa position pendant une fraction de seconde au moment de la fusion, mais pas après.
- Merde ! s'exclama alors l'intéressé en écrasant son poing puissant sur la rangée de bureau alignés en arc de cercle autour de la salle, comme une assemblée, face à un écran géant.
Le directeur désigna alors l'écran en question qui recouvrait l'ensemble du mur Ouest :
- Affichez moi tout ce qui pourrait nous aider à nous mettre sur sa trace.
Robyns transféra sans attendre tout ce qu'il possédait et disposa les informations en plusieurs dossiers sur l'ensemble de l'écran.
- Monsieur, ajouta alors la jeune femme depuis sa chaise dans la rangée derrière celle de Robyns. Le Service de Protection est au courant. Ils viennent d'envoyer leur meilleur agent sur les lieux.
- De qui s'agit-il ?
- L'agent Torielle Perkins.
- Mettez moi en lien avec elle le plus vite possible. Je veux avoir en direct tous les indices qu'elle pourra récupérer.
La femme arrangea son chignon brun qui penchait sur le côté et se replongea immédiatement dans la contemplation de son écran d'ordinateur.
- Que ce soit bien clair, enchaîna le directeur. Je veux que vous travailliez tous sur cette affaire à partir de maintenant jusqu'à ce qu'elle soit résolue. Quoique vous étiez en train de faire ce matin, abandonnez tout et consacrez vous uniquement à la traque de notre cible.
Il appuya ses paroles avec des gestes de la main, sourcils froncés et menton levé, dominant de sa hauteur tous ses salariés, assis en rang face à leurs claviers.
- Je veux que l'anomalie soit réparée dans les plus brefs délais, ou tout notre système pourrait bien s'effondrer. Le projet 8180 a déjà baissé le taux de criminalité de soixante-dix pour cent, et le taux d'homicide de quatre-vingt dix pourcent. Nous ne pouvons pas faillir maintenant.
Il marqua alors une pause, l'attention focalisée sur le point jaune figé sur le plan d'Algore, affiché en grand face à lui. Il prit une grande inspiration et siffla entre ses dents :
- Trouvez moi cet Anti-hôte.
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