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III. 9. Nicolas


On est en août de l'année 2000, j'ai douze ans et tout ce que j'ai dans la tête, c'est cette horrible rengaine : pas d'argent, pas de volley. Mon beau-père me l'a répétée tout à l'heure, quand je lui ai demandé si je pouvais aller au tournoi demain. C'est un tournoi important, Eduardo a dit qu'il fallait absolument qu'il y ait le plus de monde possible. Mais pas d'argent, pas de volley.

Alors je suis là. Dans la rue. J'attends qu'on m'aborde. C'est la zone, les gens savent bien ce qu'ils cherchent quand ils viennent ici. Comme la rue est déserte, je me suis assis sur une borne en pierre, au soleil. Je regarde mes jambes bronzer. Puis, quand j'en ai marre, je me lève et je marche de long en large sur le trottoir. Le short me glisse des hanches, il est un peu trop large, c'était à mes sœurs. J'ai envie de rentrer à la maison, mais je ne peux pas, pas sans argent.

Je m'ennuie. Je me retourne, peut-être que mes sœurs ont fini, que je peux aller attendre avec elles. Pile à ce moment, j'entends une voiture ralentir à ma hauteur. Je me retourne. C'est une belle voiture. Une grosse voiture de riche, bleu électrique, on n'en voit jamais des comme ça, ici. La vitre s'abaisse. A l'intérieur, il y a un homme blond avec un peu de barbe, qui porte des lunettes de soleil et qui s'adresse à moi d'une voix grave et calme, avec un léger accent étranger :

-Tu fais combien ?

Je regarde à droite et à gauche. C'est vraiment pour moi ? Ça m'étonne un peu, mais c'est une bonne nouvelle. Les étrangers ne sont pas trop violents, souvent, ils viennent par curiosité. Je peux le finir vite et récupérer mon argent, peut-être même qu'il laissera un pourboire. Je croise les mains dans le dos et je réponds :

-Cinquante réais.

-La passe ? demande l'homme.

-Non, juste la bouche.

-Combien pour la totale ?

-Je fais pas la totale.

Ça, c'était la seule condition de ma mère quand mon beau-père a décidé que je devais bosser. Ça fera moins cher, il a dit, mais ça rapportera toujours un peu d'argent. Et de l'argent, j'en ai besoin pour pouvoir faire du volley. Donc voilà. Le trottoir. Mais seulement la bouche.

L'homme a l'air déçu. Je me dis qu'il va remonter sa vitre et partir, c'est bête, c'est un client de perdu ; mais à la place, il enlève ses lunettes de soleil et révèle les yeux les plus clairs que j'aie jamais vus. Ils sont bleu-gris, presque transparents. C'est la première fois que je vois un regard comme ça, et il me coupe le souffle.

-Je t'offre deux cents réais la totale, dit-il.

Hm. J'hésite. Ça fait beaucoup d'argent. Peut-être même que c'est assez pour chômer le reste d'aujourd'hui et toute la journée de demain pour profiter du tournoi. Et puis, l'homme dans la voiture n'a pas l'air méchant, sa voix est chaude et douce, il n'est pas moche. Pourquoi pas lui pour une première ? Lui ou un autre, c'est pareil, faudra bien y passer. Vaut mieux ce gars-là qu'un mec bourré qui me retourne dans un coin sans me payer à la fin, non ?

Mais quand même. J'ai peur. J'oscille d'un pied sur l'autre en cherchant quoi répondre. Maman sera déçue. J'y connais rien, peut-être que si je fais mal quelque chose, il ne me paiera pas. Et puis... Et puis j'ai vraiment peur d'avoir mal. Quand j'y pense, je connais la théorie, mais ça me terrorise. Je regarde l'homme dans la voiture, je ne trouve pas les mots, et lui, il sourit doucement :

-C'est ta première fois ?

J'arrive même pas à répondre, je me contente de hocher la tête. Son sourire s'élargit :

-Je vais faire monter les enchères, alors. Tu penses que tu me laisserais ta virginité contre mille réais ?

Mille. Réais. Mille réais. J'ai bien entendu ? Mille réais. C'est énorme. J'aurai plus jamais une occasion comme celle-là. Je crois que jamais personne n'a ramené autant d'argent d'un coup à la maison. Avec ça, c'est sûr que je pourrai aller au volley demain. Et la famille serait à l'abri quelques temps. En fait, j'ai pas trop le choix. Je dois faire mon devoir. Pour maman. Et pour le volley. Alors je dis d'une voix qui sonne un peu faible :

-D'accord.

Je le regarde garer sa voiture et sortir, et je suis absolument terrifié. J'ai pas pu m'en rendre compte jusque maintenant, mais cet homme est immense. Il doit faire presque deux mètres. Le sommet de ma tête ne dépasse pas son épaule -et ses épaules sont énormes, ses bras sont énormes, il est super musclé. J'ai peur. J'ai vraiment peur. Je crois que s'il voulait, il pourrait me tuer à mains nues. Et je vais aller m'enfermer avec lui seul à seul.

-T'as quel âge ? demande l'homme.

-Quatorze.

Je dois mentir, c'est l'âge légal pour faire ça. Heureusement que je suis grand -à l'école, quand j'y allais encore, je dépassais tous mes camarades d'une tête. Même là, à côté de ce type, j'ai l'air tout petit. La peur est en train de me tordre le ventre tandis que je l'amène dans une chambre -il n'y a presque rien à l'intérieur, seulement un lit, une cuvette d'eau et une trousse avec le nécessaire à l'intérieur. Je ne m'en suis jamais servi. Enfin, jusqu'à aujourd'hui.

L'homme fait le tour de la pièce. Il ne me demande pas comment je m'appelle, ça ne sert à rien. Je reste plaqué contre le mur en espérant à moitié qu'il m'oublie, mais il finit par s'asseoir sur le lit et me regarde droit dans les yeux.

-Viens ici, dit-il en tapotant ses genoux.

Je m'approche. Mes jambes tremblent. Dès que je suis à portée, il pose une main sur ma taille et m'assied sur ses cuisses. De son autre main, il me caresse la joue. Ses doigts sont fins et rugueux, ils courent sur ma peau depuis la pommette jusqu'à mon menton, je frémis ; et puis il saisit ma mâchoire entre deux doigts, me relève le visage et me regarde bien en face. J'ai l'impression de rougir.

Alors c'est lui. L'homme qui va prendre ma première fois. Ça peut paraître idiot pour quelqu'un comme moi, qui me retrouve à sucer des passants, mais j'y accorde quand même de l'importance. Il a des sourcils noirs, des cheveux blonds plaqués en arrière, un nez droit, des lèvres minces, une peau légèrement hâlée. Je reviens toujours à ses yeux étranges. Je ne sais pas quel âge il peut avoir, peut-être trente-cinq. Il sourit :

-Ne t'inquiète pas, bébé. Je vais prendre bien soin de toi.

Bébé. Ma bouche s'assèche. Je prie de tout mon être pour qu'il soit sincère. Je ne sais pas ce qui va se passer maintenant, mais je dois lui faire confiance. Je ferme les yeux quand il approche son visage, pose ses lèvres sur les miennes, et emporte sans le savoir mon premier baiser.

Quand je sors de la chambre, trois heures plus tard, je tiens à peine sur mes jambes. Je rentre à la maison en titubant à moitié avec mille trois cents réais dans la poche de mon short remis à l'envers. Mon beau-père est à table devant sa bouteille d'alcool, je me dirige droit vers lui, je lui donne les billets en liasse. J'ai même pas pensé à garder le pourboire. Je le regarde compter, puis, quand il a fini, je demande :

-Je peux aller au volley, demain ?

Il hoche la tête et range les billets dans sa poche. Ma mère et mes sœurs sont là, elles ont compris, elles me regardent d'un air horrifié -mais je n'ai pas envie de leur parler. Je me sens bizarre. Bizarrement vide. Cette nuit-là, blotti entre elles, je repense à cet homme. Et quand j'y pense, quand je pense à ses mains et sa bouche sur mon corps, quand je pense à sa voix grave et haletante, quand je pense à son corps parfaitement musclé, il y a une espèce de chaleur qui flotte dans ma poitrine.

J'ai l'impression qu'il est encore avec moi. Que sa présence est inscrite sur ma peau. Il a été si gentil et si doux, il a pris tout son temps, il ne m'a jamais brusqué. Et moi, pour le remercier, j'ai donné ce que j'avais de mieux. J'ai voulu être à la hauteur. J'ai voulu entendre ce surnom, et je l'entends encore, il danse dans ma tête, oui comme ça, c'est bien, bébé, c'est bon.

Avant aujourd'hui, je croyais que ma première fois se résumerait à un viol en pleine rue. Mais cet homme est arrivé. Si grand et fort et pourtant tendre. J'avais peur, mais toute la peur s'est envolée quand j'ai vu qu'il irait à mon rythme. Je ne sais pas comment dire. Cet homme, je ne le connais pas, mais je lui ai fait confiance, et il m'a guidé, il m'a aidé. J'en aurais chialé de reconnaissance.

Je pense encore à lui le lendemain quand je vais au tournoi, je me demande s'il reviendra. J'ai envie qu'il revienne. J'ai envie de le revoir. Est-ce que c'est normal ? Le pire, c'est que c'est même pas son argent qui m'attire le plus, c'est de retrouver ce sentiment de bienveillance et de sécurité dans ses bras si musclés. De sentir, pour une fois, qu'un homme s'occupe de moi. De me sentir soigné et protégé.

J'arrive au gymnase. C'est un lieu important, pour moi. Maman m'a inscrit quand j'avais sept ans, une fois que la construction était finie ; au volley, je peux oublier la maison, mon beau-père, les problèmes. Je m'y sens bien, je m'y sens libre. Je rentre, et je trouve Eduardo en train de monter les filets, qui me lance avec bonne humeur :

-Toujours le premier, hein, Nico ? Il y a une surprise, aujourd'hui.

Il a dû acheter des bonbons, un truc du genre. Après tout, les bénévoles sont super sympas avec nous. Peut-être qu'on leur fait un peu pitié. D'un coup, il s'arrête et se met à fixer quelque chose dans mon dos, l'air saisi, les yeux brillants :

-Et d'ailleurs la voilà...

Je me retourne. Un homme vêtu d'un survêtement blanc et bleu ciel se tient debout au bord du terrain, un sac sur l'épaule, examinant le gymnase d'un air curieux. Eduardo se précipite vers lui en criant Bonjour, monsieur Blanco !, et moi, je ne peux pas bouger, je ne peux pas parler, je suis complètement sonné.

C'est l'homme d'hier.

José Blanco, le célèbre joueur de volley, le passeur de l'Argentine, c'est lui qui a financé la construction du gymnase, vous pouvez lui dire merci. Les mots d'Eduardo résonnent encore dans ma tête. José Blanco, c'est l'homme d'hier. J'entends du bruit autour de moi, les voix de mes coéquipiers, les vibrations du bus. José Blanco... J'ouvre lentement les yeux, la lumière les agresse. Est-ce que je me suis endormi ? Ou je somnolais juste ?

-Ah, t'es réveillé, dit Bruno à côté de moi. On est presque arrivés.

Je me redresse et je m'étire en jetant un œil par la vitre. Le bus est à Bologne. On est à la maison, ici, comme beaucoup d'autres internationaux ; le nord de l'Italie, c'est le vivier du meilleur volley du monde. En vérité, je regrette un peu de partir et de quitter la Superlega. Ici, tout le monde se connaît, tout le monde communique en italien, on peut se voir facilement, on s'arrange entre clubs. La preuve, mes deux passeurs, Bruno et Micah, échangent leurs places en club cette année, entre Modène et la Lube. Enfin, j'aurai bientôt un nouveau passeur, là-bas, chez les Adlers. Si je ne m'abuse, il s'agit de ce garçon que j'avais croisé, que j'avais revu sur le site cet hiver -Kaga... Kayema... quelque chose. Il est dans l'équipe nationale, il doit être bon ; et d'ailleurs, je vais le croiser cette semaine, ce sera l'occasion de regarder son style de jeu.

Je suis encore un peu dans les vapes tandis qu'on descend à l'hôtel. Je crois que je rêvais de ma première rencontre avec José, il y a dix-huit ans. Cette coïncidence a bouleversé ma vie entière. Il m'avait promis de me sortir de là, de venir me chercher après les Jeux Olympiques de Sydney. Ma mère et mes sœurs disaient qu'il mentait, que ce n'était qu'un client. Mon beau-père enrageait parce que je ne voulais pas le trahir en me prostituant encore et ça commençait à dégénérer. Moi, j'étais sûr qu'il reviendrait. Et il était revenu... Juste à temps. Je me souviens de ses cheveux blonds tout lumineux de soleil tandis qu'il m'emmenait, de ma dernière pensée avant de perdre connaissance, c'est un ange ; quand je me suis réveillé à l'hôpital, il caressait mes cheveux tout en parlant au téléphone. Le mois suivant, je rentrais en internat dans un collège de volley-ball.

-T'es bien songeur, commente Bruno.

Il partage ma chambre, comme d'habitude, c'est plus pratique comme ça. Mes autres coéquipiers se doutent probablement de quelque chose, mais le capitaine est le seul à être dans la confidence au sujet de mes sorties nocturnes. Je hausse les épaules :

-Pas particulièrement. J'espère juste que Joffe va pas être trop relou.

On est dans sa poule, pour ce deuxième tour, avec la Slovénie et le Japon. Je sors mon téléphone, et évidemment, un message m'attend :

Alexandre Joffe [20.09.2018 11:23] : ça te dit de trouver un moment pour se voir ?

-Bingo...

Je soupire. Si seulement l'Argentine s'était qualifiée, j'aurais eu une chance de passer quelques nuits avec José. J'abandonne ma valise sur le sol et je m'allonge dans le lit.

-T'as qu'à mieux choisir tes coups, réplique le passeur.

-Tu veux être le prochain ?

-Non.

C'est une plaisanterie, il le sait. Je ne poserai jamais les mains sur Bruno, et au fond, c'est peut-être le meilleur signe de considération que je puisse lui montrer. Les gars que je trouve quand je sors, au final, ce ne sont que des outils -juste des queues pour me donner du plaisir et des bras pour dormir dedans après. Je n'ai pas de respect pour eux.

-Tu devrais faire gaffe, déclare le capitaine en s'asseyant sur son lit, face à moi, croisant les mains d'un air sérieux. Tes histoires vont pas rester longtemps secrètes si tu continues à ce rythme.

-Je sais, soupiré-je. C'est déjà pour ça que je quitte la Superlega, ça commence à être tendu.

On n'échappe pas aux rumeurs. Après quelques années en Italie dans différents clubs, j'ai commencé à comprendre que les gens parlent –et je ne peux pas compromettre mon image, je ne peux pas entraîner Flavia et Rubens dans ma chute si quelques gars décident de balancer ce qui s'est passé entre eux et moi. C'était plus sage de partir finir ma carrière dans une ligue éloignée, dans laquelle je n'ai pas d'autre réputation que celle d'un multiple champion du monde.

Bruno me regarde d'un air de reproche, alors je lui souris :

-Quoi ? Je ne suis ni alcoolique, ni drogué, ni dépressif. Je suis juste un peu porté sur le cul et je n'aime pas dormir tout seul. C'est rien, non ?

-Laisse-moi rectifier. T'es un nymphomane traumatisé qui n'a jamais résolu ses troubles affectifs.

-Oh. Ça pique, ça, Bruninho.

-Et maintenant tu emmènes tes insécurités au Japon pour reproduire le même schéma avec des Japonais qui n'ont rien demandé.

-Garde ton trashtalk pour l'arbitre, s'il te plaît.

-Tu devrais voir un psy avant d'exploser.

-Tu dis que je suis une bombe ?

Il soupire et se relève :

-Sérieux, Nico. Quitte à pas savoir t'en passer, essaie au moins de te trouver un amant régulier plutôt que de multiplier les aventures, ce sera plus sûr.

-Tu veux-

-Non.

Je me contente de rire, et je croise les bras sous ma tête, mais en vérité, ses mots méritent que j'y accorde réflexion. Un amant régulier ? J'en ai déjà quelques-uns, dans d'autres équipes nationales ou dans certains clubs de Superlega, mais c'est vrai que je n'ai personne au Japon -et si je veux faire profil bas quelques temps, peut-être que c'est la meilleure solution. D'ailleurs ça tombe bien, c'est contre le Japon qu'on joue demain.

J'arrive fatigué sur le terrain après une mauvaise nuit -je suis resté dans ma chambre, pas envie de contrarier mon capitaine encore plus. Les Japonais sont déjà là, et mes yeux se baladent sur les différents joueurs, s'arrêtent sur un des maillots rouges, et je lis, surmontant le numéro 20 : Kageyama.

Ka-ge-ya-ma. C'est lui, mon futur passeur. Je dois retenir ce nom. Je crois qu'il y a d'autres joueurs des Adlers par ici. Le grand, là-bas, Ushijima. Et un des libéros, Heiwajima. J'espère qu'ils sont cools. Je devrais peut-être aller leur parler ? Enfin, pas maintenant, ce n'est pas le moment, mais quand même, ce serait sympa d'avoir un premier contact avant d'arriver chez eux comme si de rien n'était...

Enfin pour l'instant : place au volley ! Ça me met toujours de bonne humeur de jouer, je ne pense à rien d'autre quand je suis sur le terrain. Comme à l'époque, ce sport est mon sanctuaire. Je n'ai ni passé, ni avenir, seulement le jeu qui se déroule sous mes yeux. Le choc des balles sur mes bras, l'observation du placement des adversaires, la sensation de faire partie d'un tout, l'impression de voler au moment où le bloc adverse ne parvient pas à me suivre. Le match est à sens unique, on prend rapidement l'avantage ; Kageyama essaie de faire une seconde main, je la sauve et on marque. Je pensais qu'il allait me regarder avec dépit ou colère, mais son expression est ouverte, fascinée, et je lui adresse un sourire curieux en retour.

On gagne 3 – 0, mais le coach veut débriefer et je n'ai pas le temps de parler aux Adlers. Tant pis, on se retrouvera bien assez vite.

Alexandre Joffe [21.09.2018 23:45] : dispo demain ?

Moi [21.09.2018 23:50] : non désolé

Le lendemain, on gagne 3 – 0 contre la Slovénie. J'aperçois Joffe et les Japonais dans les gradins en train de regarder notre match (le leur s'est terminé un peu plus tôt), mais je prends soin de rester avec mes coéquipiers.

Alexandre Joffe [22.09.2018 22:12] : tu m'esquives ?

Pas moyen de jouer au chat et à la souris bien longtemps. Les Japonais battent la Slovénie au tie-break le lendemain, puis nous laissent la place, et il est temps d'affronter la France. Joffe ne me quitte pas des yeux pendant toute la chauffe, je fais au mieux pour esquiver son regard -j'ai pas envie de recoucher avec lui, il est trop collant, j'aime pas ça. Je suis sûr que c'est lui qui est allé parler de ce qui s'est passé entre nous à ses coéquipiers.

Le match s'éternise. On perd les deux premiers sets, on prend les deux suivants ; je commence à ressentir la fatigue de mes nuits sans sommeil, mais c'est le dernier set de la poule, j'aurai l'occasion de me reposer plus tard. J'aperçois quelques Japonais dans les gradins, dont Kageyama, Ushijima, le blondinet qui fait office de deuxième passeur et un attaquant aux cheveux hérissés. Ils me fixent d'un air attentif. Dites donc, je suis le centre de tous les regards aujourd'hui.

On gagne le tie-break 15 – 12. Grande, belle victoire, je sais qu'on va la célébrer comme il faut ; on se classe premiers du classement avec 19 points. Rendez-vous à Turin pour les phases finales dans quelques jours. En attendant, je suis éclaté. Vestiaire, douche, change. Je pose ma tête contre le mur pour fermer les yeux deux minutes quand mon téléphone vibre.

Alexandre Joffe [23.09.2018 23:30] : retrouve-moi au distributeur

Mon Dieu mais c'est pas vrai. Bon. Il est temps de mettre fin à cette mascarade. Je vais y aller, je vais lui dire clairement que je n'ai pas envie de le revoir et que je ne veux plus qu'il m'écrive. Quand j'arrive au point de rendez-vous, Joffe est déjà là, adossé au mur, les bras croisés. Il hausse les sourcils en me voyant approcher et me lance en italien :

-Ben tiens. Je m'attendais pas à ce que tu viennes.

Je n'aime pas ses intonations. Je m'arrête, je prends mon air décidé et je pose mes mains sur mes hanches :

-Ecoute, je vais mettre les choses au clair...

Il se redresse et s'approche. Je dois relever le menton pour continuer à le fixer dans les yeux :

-Il faut que t'arrêtes de m'envoyer des messages. Je n'ai pas envie de...

-De quoi ? m'interrompt-il. On a couché ensemble deux fois.

-Eh, parle moins fort.

-Pourquoi, t'as honte ? C'est toi qui as commencé en disant que j'étais ton genre.

Quelle andouille. Il ne sait pas ce que ça veut dire, plan cul ? J'ai dit qu'il était mon genre parce qu'il est grand, qu'il est blond, et qu'en plissant assez les yeux je pouvais imaginer que c'était José. Je reprends :

-Ça veut pas dire que j'ai envie qu'on recommence.

-Ah oui ? Pourquoi ?

-J'ai pas à me justifier.

Il m'attrape le poignet et je tressaille. Oh, non. Non, non, non, pas question -les souvenirs remontent, d'autres hommes qui m'ont agrippé comme ça, qui ont essayé d'abuser de moi, qui ont réussi. Peut-être qu'il y a quelques années, quand j'étais ado, je l'aurais sucé juste pour qu'il me lâche. Mais non, je ne veux pas de ça, je suis libre, je couche avec qui je veux, et je refuse qu'on me force à quoi que ce soit. Il me crache :

-Je croyais que tu faisais ça gratos avec tout le monde. C'est pas toi, la salope de la fédé ?

Encore ce surnom. J'ai la gorge sèche. J'essaie de me dégager, mais ses énormes doigts se resserrent autour de ma peau et il se penche vers moi. Je refoule l'affolement, je veux garder la tête froide, et je réplique :

-C'est pas moi qui envoie des messages pour supplier de baiser. Entre nous deux, c'est toi le désespéré.

Il me plaque contre le mur, mes instincts se réveillent -cette peur nichée au fond de mon ventre, celle qui me crie de m'enfuir, celle qui ne m'a jamais quitté depuis tant d'années. Son ombre m'enveloppe, je commence à paniquer :

-Lâche-moi.

-Explique-moi d'abord pourquoi tu ne me réponds pas.

-Lâche-moi, je te dis.

-Tu te prends pour qui ? Tu crois que tu peux m'ignorer comme ça après ce qu'il y a eu entre nous ?

-Alexandre-

-Donc tu vas venir avec moi et je vais voir si je te pardonne.

Il raffermit encore sa prise sur moi. Mes mains tremblent. J'essaie de le regarder dans les yeux, mais il est si grand, quasiment trente centimètres de plus que moi... Il me domine et je ne peux rien y faire, je suis épuisé, je n'ai pas la force de me battre. Peut-être que je devrais oublier ma dignité pour aujourd'hui, je n'ai qu'à le suivre et lui donner ce qu'il veut, c'est pas la première fois que ça m'arrive après tout, j'ai passé des années à faire ça, à mettre mon consentement de côté. Je baisse la tête, je m'apprête à dire, d'accord, je te suis, quand une nouvelle voix résonne en anglais :

-Laisse-le tranquille.

Je me retourne dans un sursaut d'espoir. Un homme se tient face à nous, debout au centre du couloir, et je le reconnais immédiatement -jogging blanc, veste rouge, les cheveux noirs et lisses, le visage pâle, les yeux sombres. Il est jeune, plus jeune que nous, il a l'air à peine adulte à vrai dire, mais il semble entouré d'une aura d'autorité, la voix forte, droit sur ses jambes, le regard déterminé et braqué sur Joffe. C'est le passeur des Adlers. C'est Kageyama.

-Tu veux quoi, toi ? lui lance Joffe en passant à l'anglais lui aussi. Ça ne te regarde pas.

-Laisse-le tranquille, répète Kageyama. Ou j'appelle les autres.

Il a son téléphone dans une main, son portefeuille dans l'autre. Il a dû venir ici pour s'acheter un truc à boire et a surpris la scène... J'ai un peu honte d'être vu en position de faiblesse, mais pour l'instant, je dois me sortir de cette situation, j'ai besoin que Joffe recule, j'ai l'impression d'étouffer avec son énorme corps qui me colle au mur. Je murmure :

-Tu veux vraiment qu'il prévienne quelqu'un ? Allez, lâche-moi et ça restera entre nous.

En vérité, c'est moi qui me retrouverais dans une situation délicate si ça s'ébruitait. C'est moi qui suis marié, même si je n'ai qu'à prétendre que mon aventure avec Joffe datait d'avant Flavia -mais bon, ça me nuirait quand même qu'on apprenne que je suis attiré par les hommes. Joffe est célibataire, il s'en tirerait sans problème -enfin, presque, parce si je dis à mon équipe qu'il a été menaçant avec moi, je n'ai aucun doute qu'il y aurait des représailles. Je pense que Bruno lui sauterait dessus et peu importe qu'il fasse deux-mètres vingt.

Joffe me dévisage encore quelques secondes, puis sa main libère enfin mon bras et il recule, lançant un regard mauvais à Kageyama avant de s'éloigner à grands pas. Je prie pour qu'il ne dise rien, et je peux pas m'empêcher de soupirer de soulagement. Heureusement que le passeur est arrivé. Quand même, tenir tête à Joffe, comme ça... Il a des couilles.

On se retrouve juste tous les deux. Le moment est un peu maladroit. Je passe une main dans mes cheveux en essayant de retrouver un air confiant, comme si une brute épaisse ne m'avait pas agressé l'instant d'avant. Maintenant, Kageyama risque de devenir lui-même un problème, s'il a entendu notre conversation. Je teste, je lance en italien :

-Merci, tu veux que je te paye un truc à boire en échange ?

Son regard est vide. Hm, bon, visiblement, il ne parle pas la langue, tant mieux pour moi, il n'a pas pu comprendre ce que racontait Joffe, ma réputation est toujours intacte, tout va bien. Je m'approche pour lui faire face, et je lui adresse mon plus beau sourire :

-Merci beaucoup. Kageyama, c'est ça ?

Ses joues prennent aussitôt une teinte profonde de magenta. Oh, trop mignon. Il y a deux minutes, il avait l'air prêt à assassiner Joffe et maintenant on dirait un ado timide.

-Tu, euh, tu connais mon nom ? bégaye-t-il.

-Bien sûr. On va jouer ensemble, non ?

Ses yeux se remplissent d'étoiles quand il les relève vers moi. Vraiment adorable.

-Oui ! s'écrie-t-il un peu fort. M-Merci de rejoindre les Adlers !

Il s'incline tout à coup à quatre-vingt-dix degrés, ça me paraît tellement bizarre que j'éclate de rire. Je lui tapote l'épaule quand il se redresse :

-Je te paierai un verre à Tokyo pour te remercier.

-C'est normal, assure Kageyama toujours aussi rouge. Il avait l'air en colère.

Je souris pour mieux faire passer le mensonge que je m'apprête à lancer -aka, Joffe ne digère pas la défaite que mon équipe vient d'infliger à la sienne, c'est pas la première fois, il est colérique, blablabla- quand Kageyama enchaîne :

-Vous, euh, enfin, il voulait coucher avec toi ?

Ah.

Bon. Super. Je sens une goutte de sueur se former le long de ma tempe. Le plan, c'était le partir au Japon et recommencer avec une réputation vierge, loin des rumeurs italiennes et sud-américaines sur ma sexualité. Alors pourquoi un passeur japonais qui n'a jamais quitté la V-League est en train de me parler de ça ?

Je nie ? Je mens ? Oh, sérieux, je suis rincé, j'en ai marre de tout ça. Je dois avoir l'air contrarié, parce que Kageyama ajoute :

-Je vous ai vus ensemble. Aux Jeux Olympiques, il y a deux ans.

-Oh.

Tout s'explique. Alors c'était lui qui avait ouvert la porte pendant qu'on était dans les toilettes ? Il avait eu le temps de nous reconnaître ? Bon, très bien. Ça n'empêche pas que Kageyama est visiblement au courant que mon image d'homme sagement marié n'est rien d'autre qu'une façade, que rien ne l'empêche d'aller en parler à mes futurs coéquipiers, et ça, c'est ennuyeux.

Je le regarde bien en face, j'essaie de le jauger ; il est presque aussi grand que moi, ses yeux sont d'un bleu très sombre, presque noirs, je les trouve très beaux. Ses joues sont toujours marbrées de rouge. Je ne le connais pas, mais visiblement je l'impressionne, peut-être assez pour qu'il ne dise rien si je le lui demande gentiment.

-Si possible, j'aimerais que ça reste entre nous.

Il hoche vigoureusement la tête :

-Oui, bien sûr, je-

-Nico, intervient alors une voix familière.

Bruno apparaît au bout du couloir, se rapproche, jette un regard méfiant à Kageyama. Ça fait un moment que j'ai disparu de la circulation, il a dû s'inquiéter. Ou penser que j'avais filé avec un gars en douce.

-Oups, chuchoté-je d'un air joueur. Je crois que notre discussion s'arrête ici. On se revoit bientôt.

Au pays du Soleil levant. J'adresse à Kageyama un clin d'œil qui embrase à nouveau ses joues, et je m'éclipse pour rejoindre mon capitaine. On repart ensemble vers les vestiaires, et en me retournant, j'aperçois Kageyama toujours figé au milieu du couloir, les bras ballants, qui nous suit des yeux. Dès qu'il est hors de vue, Bruno s'arrête et me regarde d'un air épuisé :

-Nicolas. Pitié, ne me dis pas que tu t'es encore tapé un passeur japonais dans un vestiaire.

Encore ? Pourquoi enco- ah, oui, oui, c'est vrai, j'en avais presque oublié mon petit dérapage avec Tooru l'été dernier. Je pourrais objecter qu'il n'était plus tout à fait Japonais, mais je crois que ça n'excuse pas grand-chose. Et puis, Kageyama, il a l'air tout mignon, tout doux, ce n'est pas comme ce rageux d'Oikawa, ils ont beau être au même poste et de la même origine, il n'a rien à v- oh.

Oh.

J'écarquille les yeux tandis que les souvenirs flashent dans ma tête : la trattoria, le site des Adlers, la photo de Kageyama, la voix de José : ce garçon, je crois qu'il fréquentait Tooru. Kageyama et Oikawa. Les pensées défilent à toute allure dans mon cerveau. Il y a moyen de... Oh, mieux que de faire d'une pierre deux coups, carrément d'en faire trois. Je souris largement tandis que le chemin à suivre s'éclaire.

Je crois que je vais donner à Tooru un vrai motif de me haïr.

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