III. Tu tomberas de haut
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Julien était revenu, comme Jérémy l'avait prédit.
En se levant, JDay l'avait trouvé endormi sur le canapé, recroquevillé en chien de fusil. Heureusement qu'il avait eu la présence d'esprit de laisser la porte-fenêtre ouverte la veille. Ce couillon aurait pu se retrouver bloqué dehors par -5 degrés.
Il faisait trop frais pour prendre son petit déjeuner sur la terrasse, alors Jérémy se posa dans la cuisine, tâchant de faire le moins de bruit possible pour ne pas réveiller son squatteur.
Cependant, quelques minutes plus tard, ledit squatteur apparut dans l'embrasure de la porte, sûrement attiré par l'odeur de café qui flottait dans l'air. Il s'en servit une tasse sans saluer Jérémy, et il ne prit même pas le temps de s'asseoir ou de manger un peu. L'analyste se retrouva rapidement à nouveau seul, et il passa ses mains sur son visage, déjà exténué de la longue journée à venir.
Et, une fois de plus, Jérémy avait vu juste. La matinée fut interminable. Julien se mura dans un silence déconcertant, et pas une seule fois il n'ouvrit la bouche. Ce n'était pas faute de lui tendre des perches ou même d'essayer de le faire réagir avec une plaisanterie. Toutes les vingt minutes, il sortait fumer une ou deux cigarettes, et parfois plus. Il commença même à piquer dans les paquets de JDay puisque le sien s'était vidé à une vitesse record.
Quant au repas de midi, il fut terriblement déprimant. Julien ne dit pas un traitre mot tout du long et seul le bruit des couverts résonnait dans la cuisine. Une ambiance où se mélangeaient malaise et rancoeur étouffait la pièce. M. Connard finit son assiette en cinq minutes et la balança dans l'évier avant de sortir à nouveau sur la terrasse.
Jérémy refusait de laisser la situation s'éterniser. Oui, il avait merdé la veille, il l'avait braqué. Il avait espéré naïvement le faire réagir, crever l'abcès des non-dits trop longtemps gardés enfouis en eux.
Il poussa un long soupir, laissant ses yeux divaguer par la fenêtre. Son ami venait de s'allumer une énième clope, le regard fixé sur le ciel gris et opaque, d'une tristesse à en crever — un peu comme l'état de leur relation actuellement.
– Julien, on peut se parler ? finit-il par demander en le rejoignant dehors.
M. Connard le regarda à peine, et Jérémy le prit comme une invitation à continuer.
– J'aurais pas dû remettre cette histoire sur le tapis, hier. Je suis désolé.
Ça lui faisait si mal de devoir dire ça, surtout après tout ce qui s'était passé.
Ce n'est pas à moi de faire ces excuses, pensait-il en cachant ses poings serrés dans les poches de son sweat-shirt. C'était injuste. Ce n'est pas moi qui ai fui comme un lâche, sans donner aucun signe de vie pendant les six mois qui ont suivi. Ce n'est pas moi qui réapparais comme une fleur quand je suis dans la merde. Non, ce n'était définitivement pas la faute de JDay si M. Connard n'assumait rien.
Le connard en question ne répondait toujours pas, perdu dans la contemplation de la cendre rougeoyante au bout de sa cigarette. Et la patience de Jérémy avait des limites.
– La condition pour que tu restes ici, c'était de faire les analyses de pubs avec moi. Mais si tu te bornes à te taire, ça va pas le faire.
– Fous-moi dehors si je t'emmerde, alors.
Le point positif, c'est que Julien s'était enfin remis à lui répondre. Le point négatif, c'est que ça commençait très mal, et Jérémy n'avait aucune envie que la conversation se finisse comme la veille.
– C'est pas mon but. Je me suis pas excusé pour rien quand même. Je vois bien que le sujet de ta rupture te met mal à l'aise, et j'aurais pas dû t'attaquer là-dessus.
Julien l'observait désormais du coin de l'œil, le visage toujours teinté de cette méfiance qui faisait sentir Jérémy comme un étranger.
– Je vois bien que quelque chose ne va pas, poursuivit-il tout en essayant au mieux de refouler la boule au ventre qui lui montait jusque dans la gorge. Tu sais que tu peux me parler, peu importe ce que c'est. Je voudrais juste comprendre.
Comprendre ce qui s'est passé entre Amandine et toi pour que tu te braques comme ça rien qu'à la mention de son prénom. Comprendre pourquoi tu t'es barré il y a six mois. Comprendre pourquoi tu reviens avec de l'exta dans les poches.
Mais ces mots-là restèrent bloqués par la boule dans sa gorge et moururent dans sa poitrine.
Julien ne réagit pas. Réponds-moi, le suppliait silencieusement Jérémy. Dis n'importe quoi, même une connerie graveleuse à la M. Connard, mais pas le silence. Devant lui, le brouillard montait petit à petit dans la vallée comme l'inquiétude en lui.
Tout à coup, Julien s'approcha de JDay et lui tendit une cigarette, sans un mot. Jérémy ne comprit pas vraiment mais la prit toutefois, avant de la coincer entre ses lèvres.
Julien approcha son visage du sien pour permettre à sa cigarette à moitié consumée d'allumer celle de JDay, et l'analyste retint sa respiration jusqu'à ce qu'il se recule. Trop près, beaucoup trop près. À quoi il joue ?
– Je suis désolé moi aussi.
Il l'avait dit dans un murmure, s'appuyant sur une épaule contre la poutre qui soutenait le porche. Jérémy en était tout déboussolé : Julien, M. Connard, s'était excusé ? Mais pour quoi, exactement ? Pour les six mois sans nouvelles, les tonnes de secrets inavoués ou les faux espoirs à la pelle ? Ou pour tout en même temps ?
Jérémy n'obtint aucune réponse, et n'osa pas en demander. Dans tous les cas, ils étaient quitte. Les compteurs étaient remis à zéro.
Ils fumèrent leur cigarette en silence, au milieu de la brume qui s'installait peu à peu au creux des montagnes. Entre deux expirations de fumée, Jérémy se surprenait à penser que son poids sur le cœur ne l'avait pas quitté, et que l'envie de se livrer et d'être enfin vraiment transparent avec son ami de toujours le dévorait. Mais ce n'était pas le bon moment. L'heure était aux excuses, pas aux confessions. Cette heure viendrait-elle seulement un jour ? Il y avait tellement à dire, tellement en jeu, tellement de chances de briser tout ce qu'ils s'étaient efforcés de construire.
Comme si Julien avait lu dans ses pensées, il murmura tout à coup :
– Un jour, je t'expliquerai tout. Promis.
Julien n'était pas vraiment du genre à faire des promesses. Alors, quand il en faisait, c'était toujours un peu spécial. Jérémy lui sourit, et il pensa très fort sans le dire : moi aussi, un jour, je t'expliquerai tout.
Dans un élan spontané, Jérémy s'approcha de son ami pour le prendre dans ses bras, pour le réconforter lui, mais aussi pour se réconforter lui-même. Il avait cette envie un peu débile et impulsive de juste le sentir contre lui, comme ils l'avaient toujours fait quand l'un ou l'autre avait besoin de soutien.
Mais avant même que JDay ne puisse le toucher, M. Connard se rétracta brusquement. Il se déroba au contact en reculant de quelques pas, le regard fuyant. Puis il écrasa sa cigarette dans le cendrier avec désinvolture et rentra dans le chalet comme si rien ne s'était passé. Ni excuses, ni grandes promesses, ni étreinte avortée ne semblaient avoir existé quelques secondes auparavant.
Une fois de plus, il avait laissé Jérémy seul dans le jardin.
Un coup Julien se collait à lui pour lui allumer sa foutue cigarette, l'autre il s'échappait à une simple accolade. Jérémy ne comprenait plus rien. Il soupira : cette ambiance teintée de malaise semblait bien décidée à rester.
Qu'est-ce que je peux être con, putain. Ils avaient beau se persuader que rien n'avait changé dans leur relation, ça ne servirait à rien. Ce sera jamais comme avant, et on le sait parfaitement, ressassait Jérémy en terminant sa propre cigarette. Il serait peut-être temps que je l'accepte.
☽ ☼ ☾
Julien ne dormait pas. Il avait les yeux grands ouverts et fixés sur le plafond blanc, l'esprit perdu dans une mélasse poisseuse de souvenirs. Ils se superposaient tous et formaient un grand brouhaha dans sa tête. Il aurait voulu réussir à fermer les yeux et s'endormir pour couler dans un sommeil sans rêve — un sommeil suffisamment lourd pour l'empêcher de se réveiller le lendemain et les jours suivants.
Les nuits précédentes, la lumière de la lune s'était frayée un chemin par la porte entrouverte de la chambre d'amis dans laquelle Julien était installé. Ça le rassurait un peu, même s'il aurait préféré être dans la chambre de Jérémy, qu'il connaissait mieux, qu'il trouvait moins impersonnelle et plus apaisante. Mais ça, pas question de l'avouer, ni à Jérémy, ni à lui-même.
Mais cette nuit-là, pas de lune. Elle avait sûrement été avalée par les gros nuages qui avaient pesé sur la région toute la journée. Pas de reflet de lumière froide sur le carrelage, seulement l'obscurité. Et le silence.
– Tu ne dors pas ?
– Je réfléchis.
Il avait tourné son visage vers Amandine, qui le dévisageait avec ses grands yeux clairs si expressifs. Elle était couchée à sa droite, et la fraîcheur de la pièce avait hérissé les poils sur ses avant-bras.
– Pourquoi tu dors pas, toi ? demanda-t-il à son tour.
– Quand t'es réveillé, je le sens. Ça ne me dérange pas de veiller avec toi.
Julien s'apprêta à retourner à sa contemplation du plafond, mais le regard insistant d'Amandine sur lui le retint.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Tu as l'air triste.
Il aurait voulu contester, mais une profonde lassitude s'empara de lui et il ne put que soupirer. Comme toujours, Amandine avait raison. Elle savait lire les émotions des gens, pas comme lui. Elle avait toujours su mettre des mots sur ce que ressentait Julien, souvent même plus que ce qu'il en savait lui-même. Paradoxalement, elle n'avait jamais su reconnaître ses propres sentiments, et encore moins réussi à les comprendre. Alors elle se noyait dedans, comme Julien avec les siens, et ils partaient ensemble à la dérive. Dans le même rafiot insalubre et dangereux, qui affrontait pourtant les pires tempêtes et les plus terribles marées.
– Tu t'es disputé avec un ami ?
– Non, non... c'est pas important.
Il lui adressa un petit sourire tordu, et Amandine le lui rendit, avec toute la bonté et la sincérité qu'elle possédait. Par là, elle lui disait : « tu sais que tu peux me parler ». Souvent, il se disait qu'il ne la méritait pas, et cette impression s'exacerba encore cette nuit-là.
Elle avait fermé les yeux, les bras au-dessus de la couverture reposant le long du corps, toute rigide dans ce grand drap blanc. Sur l'oreiller, sa cascade de cheveux blonds s'étalait comme une auréole de lumière malgré la pénombre.
– Un jour, je t'expliquerai tout, chuchota Julien sans savoir si elle s'était déjà rendormie.
Mais il n'avait pas promis.
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À la terrasse d'un bar de Thonon, Jérémy serrait entre ses doigts une tasse de café brûlant. En face de lui, Gaël faisait de même. La bise noire soufflait fort ce matin-là, et le ciel demeurait aussi opaque que la veille.
Les deux amis ne s'étaient pas vus depuis la dernière soirée — celle à la suite de laquelle JDay avait faillit écraser M. Connard. Jérémy se rendit alors compte que depuis qu'il l'hébergeait, il n'avait pris le temps de voir personne d'autre.
Ils parlèrent de tout et de rien, puis vint l'inévitable sujet des vidéos. Jérémy allait avoir besoin de l'aide de Gaël pour la prochaine analyse random, mais pas seulement. Certaines scènes d'illustration allaient nécessiter plus de gens, et il fut question de demander de l'aide à Elia et Kama.
– Mais Kama m'a dit qu'il partait justement en vacances la semaine du 12 février, se rappela Gaël après avoir consulté son téléphone.
– Et Paniac ?
– Faut voir, mais comme il est déjà pas mal occupé en ce moment, je sais pas s'il aura beaucoup de temps à nous accorder.
Jérémy faillit répondre qu'ils n'avaient qu'à demander à M. Connard, puisque ce dernier passait le plus clair de son temps à monopoliser sa Switch quand il n'écrivait pas les analyses de pubs. Il se retint de justesse.
Gaël avait dû penser à la même chose puisqu'il se pencha vers lui pour lui parler d'une voix un peu plus basse :
– D'ailleurs... tu comptes pas sortir l'analyse de pubs que t'avais commencée avec Julien, non ?
Jérémy tiqua à la question.
– Bah non, elle était pas du tout finie. Qu'est-ce que vous avez tous avec cette vidéo ?
– Quelqu'un t'en a aussi parlé ?
– Laisse tomber. Pourquoi tu me demandes ça, tout à coup ?
Gaël se gratta le menton avec un air malaisé.
– Avec ce qui se passe en ce moment, c'est mieux de pas faire apparaître le visage de Julien sur ta chaîne.
Ok, il y avait clairement quelque chose dont Jérémy n'était pas au courant. Et il était quasiment certain que c'était en lien avec tous les mystères qui entouraient son ami ces derniers temps.
– Gaël, s'il y a un truc que je devrais savoir, dis-le moi.
– L'info commence un peu à circuler, donc tu l'aurais su tôt ou tard. Je savais pas trop comment te le dire, parce que même si vous vous voyez plus depuis un moment, ça reste ton pote d'enfance et—
– Putain Gaël, accouche.
– Julien est recherché par la police.
Quoi ?
– Amandine, son ex. Elle a été retrouvée morte il y a deux semaines. Les flics pensent à un meurtre, et Julien est le principal suspect.
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