Таенуuиg

- Comment vas-tu ?

Je m'adressais à mon ami Seokjin, qui astiquait des verres en face de moi. Il m'adressa un regard las et soupira, posant son verre sur le comptoir qui nous séparait.

- D'abord, qu'est-ce que je te sers ? demanda t-il en balançant son torchon sur son épaule.

Je répondis d'un geste de main.

- Je ne suis pas venu ici pour boire.

- Étonnant, fit le blond en m'adressant un regard étonné.

Je haussai les épaules. J'attendais qu'il me parle de lui et ses problèmes, j'étais venu en grande partie pour lui.

- Je sens que tu ne vas pas lâcher l'affaire, fit-il en reprenant son travail.

- C'est exact.

Il y eut un petit silence pendant lequel je me contentais d'observer le bar autour de moi. Les tables étaient vides de monde en cette fin de matinée, et un vieux tourne-disques faisait valser un vinyle d'un groupe cubain qu'on aimait bien. La tapisserie sombre sur les murs commençait à partir en morceaux et la scène sur laquelle je jouais presque tous les soirs craquait sous mes pas, menaçant de se casser à chaque instant. Et pourtant, j'adorais jouer ici.

- Et bien, commença mon ami alors que je reportais mon attention sur lui, ça marche de moins en moins. Les gens de notre époque préfèrent sortir en club, d'ailleurs, c'est ce que tu devrais faire Tae'.

Je ricanai amèrement, sortant une cigarette au passage.

- Depuis quand je me considère comme quelqu'un de normal qui fait absolument tout ce que cette époque demande de faire ? En raccourci, depuis quand suis-je devenu un mouton, Jin' ?

Le plus vieux ne répondit pas. Il savait que j'avais raison. Je n'aimais pas les gens, sauf le maigre public qui venait m'entendre jouer du saxophone en soirée. Je n'aimais pas sortir en boîte de nuit et je détestais les réseaux sociaux, le seul fait d'avoir un téléphone portable m'embêtait plus qu'autre chose. Il restait la plupart du temps chez moi, déchargé et en manque de compagnie, enfoui sous quelques partitions.

- Bref, je ne sais pas ce que je vais pouvoir faire. Si ça continue comme ça, je devrais mettre la clé sous la porte.

- Et bien déjà tu vas commencer par arrêter de me payer à chaque fois que je joue sur scène, fis-je en faisant jaillir la flamme de mon briquet usé.

Seokjin sembla s'offusquer, mais derrière ses grands gestes, une lassitude et une tristesse profonde émanaient de son regard noir. J'avais envie de l'aider, bien sûr, c'était mon seul ami, mais comment faire ? Je n'avais pas assez d'argent.

- C'est hors de question. C'est ta seule source de revenues, toi aussi t'as le droit de vivre un peu Taehyung.

- Je ne suis pas encore à la rue. Désormais je viendrai jouer gratuitement. Garde l'argent et le peu de pourboires que ces rapaces te donnent pour boucler tes fins de mois. Je viendrai t'aider si tu veux.

Comme je m'y attendais, Seokjin refusa, prétextant que c'était son idée d'avoir un bar et que c'était à lui de s'en sortir seul. Nous avions tous deux la même fierté qui nous empêchait de nous faire aider même dans les moments les plus mauvais. Il avait investi dans ce bar il y avait déjà cinq ans, et c'était à cette époque-là que nous nous étions connus, lui le patron barman un peu débordé par le travail et moi le jeune saxophoniste ayant appris l'instrument par ses propres moyens. On s'était bien trouvés au final. Il avait été là quand je m'étais fait virer de chez mes parents pour m'héberger dans son petit appartement, et j'avais proposé mon aide pour attirer les clients avec mes mélodies.

- Tu es sûr que...

- Oui Jin', j'en suis certain. Tu sais ce que tu devrais faire ? Imprimer des prospectus et j'irai les distribuer dans les rues. Avec en gros, « concert de saxophone tous les soirs ».

- Et si les gens n'aiment pas le saxophone ? soupira Seokjin un petit sourire amusé aux lèvres.

- Alors qu'ils aillent tous se faire foutre. Le saxo' est le plus bel instrument au monde avec le piano. Tiens, j'ajouterai aussi « concert de piano », je sais me débrouiller. Ça emmènera une clientèle plus large.

Seokjin rigola et ça me fit plaisir de voir que j'avais réussi à lui remonter le moral un tant soit peu. Je soufflai la fumée de ma cigarette dans l'air et quittai le bar en disant que je serai bien là le soir-même pour ma petite représentation.

Les rues de la capitale étaient comme à leur habitude, bondées. Les touristes se faisaient assez rares en cette fin d'année, mais certains persistaient à vouloir découvrir le pays même dans ses mois les plus froids. Je ne comprenais pas les gens, parfois. Fatigué et déjà lassé de cette soudaine agitation, j'écrasai ma cigarette sous la semelle de ma bottine noire et continuai mon chemin lentement, regardant un peu partout autour de moi. Des fois je me contredisais moi-même, sans rien dire, ça se jouait seulement dans ma tête. Je disais ne pas aimer sortir et voir du monde, mais certains jours je ne voulais plus rentrer et rester seul, avec mon saxo' et le vieux piano au fond de l'appart'. Alors que je me posais mille et une questions dans ma pauvre tête qui souffrait déjà de tout ça, je rencontrai sur le chemin un sans-abris, entouré de deux chiens plus maigres l'un que l'autre. Il me fit de la peine. Je fouillai mes poches en m'arrêtant devant lui, pensant pouvoir trouver une pièce ou deux, ne serait-ce que quelques centimes, mais c'était le néant. Mon regard gêné croisa le sien et il me sourit gentiment, comme pour me dire que ce n'était pas grave, que ça arrivait. J'étais vraiment mal.

- Je suis navré, je...

- Ce n'est rien, jeune homme. Vous m'avez l'air d'être un garçon en bonne santé et en forme, alors garder votre argent pour vivre votre vie comme vous l'entendez.

Je ne répondis rien. Si seulement ma vie n'était pas sans cesse ramenée à l'argent, justement, peut-être que je pourrais la vivre comme je l'entends. Je m'inclinai légèrement et pressai le pas vers ma banlieue, comme pour me prouver que j'avais quelque chose d'autre à faire que de m'occuper d'un gars sans maison.

Un peu plus loin, devant le trottoir d'un grand hôtel réputé, une petite foule était massée. Je ne compris tout de suite pourquoi, plus je m'approchais et plus j'avais l'impression que ces gens ne tenaient pas à leur dignité. Apparemment ils voulaient à tout prix prendre un selfie avec une star qui devait être de passage, mais sérieusement, y avait-il besoin de crier autant ?

- Jennie, oh mon Dieu t'es tellement belle ! Jennie ! gueulait une adolescente en pleurs qui tenait son téléphone en face de sa figure comme si sa vie en dépendait.

La sois-disante « star » sortit de l'hôtel avec lunettes de soleil, sac hors de prix et gardes du corps l'escortant jusqu'à la limousine. Elle s'arrêta quelques instants pour signer des autographes et se faire prendre en photo alors que je restais là planté comme un con sur le trottoir, attendant que le trafic de l'avenue se calme un peu pour que je puisse passer pour enfin rentrer chez moi.

- Attends, c'est elle que tu voulais tant voir ? fit une fille. Elle est horrible, j'en reviens pas.

Je tournai la tête vers elle alors que la fameuse Jennie semblait elle aussi avoir entendu. C'était deux ados en chaleurs qui une, pleurait de joie, et l'autre, paraissait totalement dégoûtée.

- Ah mais ça serait pas cette pute qui sort avec AgustD ? Elle ressemble à une salope et...

- Et toi, tu crois que tu ressembles à quoi au juste ?

Les cris cessèrent et la gamine releva les yeux vers moi, fronçant les sourcils.

- T'es qui toi ?

- Pas besoin de le savoir. Par contre, ce que moi je sais c'est que tu es une idiote. Retourne étudier pour avoir ton diplôme et apprends à ne pas manquer de respect à tes aînés, qui plus est une inconnue pour toi, tu pourras revenir me voir après.

Elle perdit ses mots et ses arguments déjà non-existants puis finit par tourner les talons, folle de rage. Quand je me retournai pour chercher la star du regard, elle avait déjà disparu dans la limousine. Ne m'attendant à aucun remerciement, je continuai simplement mon chemin sans un mot.