Lloyd ne pouvait pas être plus heureux. Voilà des mois qu'il n'avait pas mangé entouré de ses amis. Jusque-là, il ne s'était pas rendu compte à quel point ça lui avait manqué. Mais maintenant que les rires fusaient et que les conversations émergeaient, Lloyd se sentait beaucoup mieux qu'en internat.

    « Maître Elémentaire, ce n'est pas un métier » lui répétaient ses parents. Et, sûrement par peur que rester à NinjagoCity aux côtés de ses amis élémentaires ait une influence sur ses résultats scolaires, ils l'avaient envoyé étudier à une heure d'ici.

    Youpi.

    Du bruit se fit entendre à l'autre bout du bateau. Quelques secondes plus tard, Jay et Nya débarquèrent dans la salle à manger, les yeux rieurs et les joues rosies par la brise.

    – Salut Lloyd ! s'écria Jay.

    – Vous étiez où ? demanda Cole.

    – Au Groenland ! répondirent Jay et Nya en chœur avant de se regarder et d'exploser de rire.

    Lloyd fut rassurer de voir que les autres ne comprenaient pas non plus.

    – Euh... vous allez bien, s'inquiéta Kai.

    Des larmes de rire aux yeux, Nya hocha la tête en essayant de retrouver son calme. Raté : elle se mit à pouffer de plus belle.

*****

    – Attends... c'est le Bounty !

    Maya s'aperçut que son amie avait raison : ce sublime navire était bel et bien celui sur lequel elles avaient tant appris, à l'époque.

    – Si c'est le Bounty alors... il doit y avoir sensei Wu ! s'exclama Maya. C'est à lui qu'on doit parler en premier ! D'ici quelques heures, quand on sera sûres que tout le monde est couché.

    – J'ai cru que tu voulais voir Nya et Kai ?

    Maya hocha doucement la tête. Les lumières qui s'échappaient du bateau dessinaient d'inquiétantes ombres sur son visage amaigri.

    – Je le souhaite plus que tout au monde. Mais je ne peux pas débarquer comme ça, après quatorze ans... J'en ai pris conscience tout à l'heure, quand j'ai vu Nya. Ils ont tellement grandi...

    – Et ils ont l'air tellement heureux... soupira Lia en regardant l'horizon. Imagine que l'on vienne briser la coquille qu'ils ont formés au fil des années ? Je veux dire... même si je ne suis parti qu'un an...

    C'est là que Maya se rendit compte que son amie avait les mêmes craintes qu'elle.

*****

    S'il y a bien une chose dont Laya se serait passé, c'est de dormir.

    Pour elle, depuis ces derniers jours, c'était une véritable épreuve.

    Elle avait commencé par tenter de se convaincre que ce n'était rien, que ça allait passer. Puis, elle avait essayé de comprendre ces rêves - pouvait-on vraiment parler de rêves ? - mais ça c'était révélé douloureux et laborieux.

    Là, elle en était au moment où elle avait décidé de passer des nuits blanches. Elle y était parvenue, la veille, même si elle avait passé la journée à se traîner comme un zombie, étouffant ses bâillements répétitifs et se répétant toujours la même phrase.

    Ne t'endors pas. Ne t'endors pas...

    Elle tentait de se raccrocher tant bien que mal à la réalité ; essayait de suivre les conversations, sortait sur le pont respirer l'air refroidi d'avril, fixait des mouches...

    Tout cela, bien sûr, en feignant une bonne humeur et une énergie certaine.

    Mais là, elle n'en pouvait plus. Chaque seconde, elle devait lutter pour que ses paupières ne restent pas fermées. Elle enchaînait les cafés, elle qui détestait ça. Mais personne ne n'avait semblé remarquer sa fatigue : Nya et Jay étaient partis toute la journée, Zane tentait apprendre à Cole à cuisiner et Kai avait passé presque toute son après-midi à ranger le Bounty.

    Quelques fois, sensei Wu faisait son apparition. Mais c'était assez rare. Lui aussi semblait préoccupé. Il n'était même pas venu diner avec eux.

    Laya se tournait encore et encore dans ses draps afin de se maintenir éveillée. Les minutes passaient à une lenteur folle. Comme si le temps s'écoulait dix fois moins vite. Les yeux rivés sur les chiffres rouges affichés sur le cadran de son réveil, Laya résolvait mentalement des équations.

    Il est vrai que cela pouvait paraître étrange, mais Jay lui avait confié un jour le faire pour laisser son cerveau en activité. Laya avait essayé et il s'était avéré que son frère avait raison.

    Vingt-deux heures vingt-deux. Laya éprouva une immense satisfaction en voyant tous ces deux alignés. Encore l'une de ces bizarreries qu'offrait le cerveau humain.

    Il ne lui restait plus que neuf heures à résister avant que le jour ne se lève. Sachant parfaitement les effets des écrans sur le sommeil, elle s'empara de son téléphone.

    Elle y passa le plus de temps possible. Passant par tous les réseaux sociaux, sans exception, et joua à tous les jeux, même les préinstallés qu'elle n'avait, jusque-là, jamais remarqué.

    Laya se leva à deux reprises pour s'humidifier le visage. Quand elle revint dans la chambre la deuxième fois, elle prit le roman qui reposait sur sa table de nuit.

    Un hurlement déchirant retentit. De terribles silhouettes se découpèrent dans l'obscurité de la grotte. Toujours aussi grandes, toujours aussi menaçantes.

    Toujours aussi terrifiantes.

    Un homme était là. On le distinguait à peine, dans la pénombre. Il était agenouillé, les mains posées à plat sur le sol. Sa respiration était courte et saccadé. Un nouvel hurlement se fit entendre. Il était empreint de douleur et de désespoir.

    L'une des trois silhouettes déplia ses ailes étincelantes. Littéralement ; elles brillaient de mille feux, comme un important attroupement de lucioles. Les couleurs variaient. Rouge, jaune, violet... le tout offrait un panel de couleur toutes plus flamboyantes et étincelante les unes que les autres.

    La créature tourna la tête, laissant apparaître son visage de cauchemar ; ses yeux vides, sa peau ridée et parcheminé, ses lèvres quasi-invisible qui recouvraient une trop grande partie de son visage, son nez absent, les appendices mouvementées qui jaillissaient de là où aurait dû se trouver ses oreilles...

    Encore un hurlement, qui semblait se répercuter un millier de fois. Au fur et à mesure, il devenait de plus en plus assourdissant. La grotte se mit à vibrer. De plus en plus. Des pierres commençaient à tomber. Tout allait s'effondrer et...

    Et le décor changea. La grotte céda sa place à une autoroute presque vide. La radio grésillait une vieille chanson. Au volant, une femme jouait le tempo de la musique entrainante sur le volant, en le tapotant de ses doigts orné tout récemment d'une bague de fiançailles étincelante.

    Une brêve douleur à l'arrière du crâne plus tard, la voiture était sur le toit. Du sang jonchait le tableau de bord. Beaucoup trop de sang. Déjà, on pouvait entendre des gens accourir. 

    Laya ouvrit brusquement les yeux avant d'en rencontrer des terriblement familiers.

    – J... Jay... haleta Laya, essayant de calmer son rythme cardiaque tout en inspirant profondément.

    Elle comprit en voyant la main de son frère sur son épaule qu'il l'avait probablement secoué, ce qui justifiait les tremblements de son rêve.

    – Tu... tu vas bien ? demanda-t-il d'une voix inquiète. Tu criais, tu pleurais... Nya m'a appelé...

    Laya toucha ses joues et se rendit compte que, en effet, ses joues étaient ruisselantes de larmes.

    – N... Nya ?

    Jay hocha la tête, l'air toujours inquiet, et tourna la tête vers la porte. Laya aperçut la maîtresse de l'eau qui la regardait elle aussi avec anxiété.

    – Je ne savais pas quoi faire, expliqua Nya. Je... je n'arrivais pas à te réveiller.

    – Qu'est-ce qui s'est passé ?

    Laya regarda Jay. Il s'inquiétait seulement parce qu'elle s'était mis à crier. Inutile d'en rajouter avec son rêve effroyable.

    – Rien... je lisais et j'ai dû m'assoupir. J'ai juste... fais un mauvais rêve.

    Jay ne la croyait pas. Elle n'eut pas besoin de fouiller ses pensées pour le savoir.

    – Tu paraissais épuisée, tout à l'heure... je suis sûr que ça a un lien... Tu ne dors pas bien en ce moment, hein ? Quelque chose te... tourmente, dans ton sommeil. Chaque nuit. Et tu en as peur. J'en suis certain.

    Laya était sidéré ; c'était pourtant elle, la maîtresse de l'esprit !

    – J'ai fait ce genre de cauchemar pendant près d'un mois, quand... l'été dernier, expliqua Jay comme s'il lisait dans ses pensées. Toujours le même rêve horrible. Et en ce moment, ça revient. Pas le même. Juste plusieurs scènes qui tournent en boucle.

    Laya repensa à la deuxième partie de son rêve.

    – La mort de maman... souffla-t-elle.

    Les yeux de Jay s'emplirent de larmes et il hocha la tête.

    – Toi aussi, alors. Ça va faire un an et...

    – Et ça revient. Je peux... dormir avec toi ? Comme les semaines après enfin... il y a un an. Si ça ne te déranges pas, bien sûr.

*****

    – Je pense que c'est bon, chuchota Maya, tirant Lia de sa rêverie.

    La maîtresse de la foudre inspecta rapidement les fenêtres sombres. Aucun signe de vie apparent. Tout était calme, si ce n'est le doux clapotis de l'eau.

    – Alors on y va. J'espère que sensei Wu ne s'est pas lui aussi endormi.