Taehyung dormait depuis plus de vingt heures, son sommeil était entrecoupé de brèves phases d'éveil pendant lesquelles Yoongi avait réussi à lui faire boire un peu de bouillon sans que son estomac le rejette.

Il l'observait et voyait ses yeux s'agiter comme s'il était en proie à des cauchemars.

Il lui posait alors la main sur le front et cela le calmait pendant un moment.

Il lui avait injecté une nouvelle dose d'antibiotiques et n'avait quitté son chevet que pour faire le tour du camp en le laissant sous la garde de Tiago qui chantonnait à ses côtés en portugais.

Il allait rejoindre sa cabane quand il fit un détour par la cuisine pour prendre de quoi se restaurer et quelque chose pour le malade quand il se réveillerait à nouveau.

Le cuistot désigné leva les yeux quand il entra sous la tente. Le dîner serait servi sous peu, même s'il n'y avait pas vraiment d'horaires prédéfinies. Chacun venait s'attabler au gré de ses occupations et selon sa faim.

Il fit un geste pour lui signifier de ne pas s'occuper de lui et prit un plateau sur lequel il posa un bol de soupe. Il rajouta une miche de pain, une assiette contenant quelques morceaux de viande pour lui et des fruits.

Il se retourna pour chercher de quoi mettre du café lorsqu'il croisa le regard de Hoseok qui l'observait, un air narquois sur le visage.

- Tu t'es transformé en parfaite femme d'intérieur ?

Yoongi lui jeta un regard en coin avant de s'approcher du thermos industriel contenant du café chaud à toute heure du jour et de la nuit.

- Je peux savoir où tu étais ? demanda-t-il sans relever la pique.

Il savait que les hommes avaient dû lui raconter son retour avec le prisonnier dès que ses pieds avaient foulé le sol du campement, cependant lui aussi était parfaitement au courant de ses faits et gestes.

Hoseok pinça les lèvres de contrariété.

Il détestait quand Yoongi faisait comme s'il n'avait pas entendu.

- J'étais faire un tour en ville, j'avais besoin de me vider les couilles si tu vois ce que je veux dire. Tout le monde n'a pas la chance d'avoir un joli petit cul sous la main.

Yoongi posa bruyamment le broc de café qu'il venait de remplir sur le plateau et serra les poings.

- Je t'avais demandé de ne pas bouger d'ici et de prendre le commandement pendant mon absence.

- Le camp ne risquait rien puisque la seule personne à surveiller s'était barrée et que tu t'es fait un plaisir de partir à sa recherche avec ton chien de garde. Je me demande d'ailleurs pourquoi tu dépenses autant d'énergie à tenter de sauver un mec qui est condamné d'avance, dit-il en piochant une pomme dans un saladier qui se trouvait sur la table.

Il l'essuya contre son pantalon de treillis et croqua dedans, les yeux toujours fixés sur son chef.

- Il n'est pas encore mort ? demanda-t-il nonchalamment.

Yoongi retint un sourire. Hoseok était un con, c'était un fait, néanmoins sa question venait de le trahir. Il portait plus d'attention au devenir de Taehyung qu'il ne voulait bien le laisser paraître.

Il restait à savoir si cet intérêt lui ferait franchir les limites à ne pas dépasser ou s'il ne s'agissait que de jalousie mal placée.

Voyant qu'il ne répondait pas, Hoseok continua :

- Je pourrais, peut-être, aller voir directement. D'après ce qu'on m'a dit, tu l'as installé directement dans ton lit.

Yoongi, qui avait continué de garnir son plateau, posa doucement la serviette qu'il tenait à la main et se retourna vers son second.

Ce dernier le regardait, un rictus aux lèvres.

- C'est quoi exactement ton problème, Hoseok ?

Le jeune homme balança le reste de sa pomme à l'extérieur et s'avança vers son chef.

- Ce n'est pas plutôt à moi de te poser cette question ? Qu'est-ce qui se passe avec ce type ? C'est une marchandise, ni plus ni moins que les autres, et quand on nous le demandera, on s'en débarrassera.

- Je trouve que pour une marchandise comme tu dis, il suscite beaucoup ton intérêt, répondit Yoongi.

- Disons que je pourrais adoucir son petit séjour parmi nous...

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase que Yoongi l'attrapa à la gorge et le plaqua contre la porte du réfrigérateur avec un bruit sourd, sous les yeux ébahis du cuistot qui préféra quitter les lieux.

Comme chaque homme qui servait sous ses ordres, il avait appris à ne pas se mêler des affaires du chef.

Yoongi n'y prêta pas attention et resserra sa prise.

- Écoute-moi bien, j'ai passé jusqu'à maintenant sur tes incartades avec les prisonniers en transit. J'ai fermé les yeux sur ton petit trafic annexe. J'ai fait comme si je n'étais pas au courant de ta nouvelle marotte de jouer les proxénètes, mais je t'interdis de t'approcher de Kim Taehyung.

- J'ai touché une corde sensible, on dirait. Tu seras pourtant bien obligé de te soumettre aux ordres du Condor.

- Je te rappelle que tu n'es rien ici. Tu n'as aucun pouvoir dans ce camp si ce n'est celui que j'ai daigné t'octroyer. Sans moi, tu serais encore à faire la pute dans un bordel de Rio, dit-il alors que le visage de Hoseok se décomposait. Je suis seul maître à bord dans ce bateau et je peux te débarquer à tout moment, de la manière douce ou avec une balle entre les deux yeux. Je n'ai que foutre de ton avis ou de tes opinions. C'est à moi seul que le Condor donne ses ordres et je suis le seul décisionnaire concernant les missions que j'accepte. C'est le deuxième avertissement, il n'y en aura pas de troisième. Je suis clair ?

Hoseok hocha doucement la tête et Yoongi le relâcha.

Le second porta la main à son cou sur lequel il savait qu'il portait la trace des doigts de son chef.

- Très clair, répondit-il d'une voix tremblante qu'il détesta.

Il allait tourner les talons quand Yoongi l'interpella.

- Une dernière chose.

Hoseok n'eut pas le temps de voir venir le poing qui s'écrasa sur sa joue. Sa tête se retourna sous l'impact et il sentit un goût métallique emplir sa bouche.

Il porta la main à sa lèvre et sentit la tiédeur du sang sur sa peau.

Il releva la tête vers Yoongi qui le regardait fixement.

- Ne t'avise plus jamais de me désobéir.

Il n'eut pas le temps d'acquiescer que déjà son chef prenait le plateau et sortait pour se diriger vers sa cabane.

Il le suivit du regard, la rage au ventre, en se promettant qu'il lui ferait payer cette humiliation.

Yoongi ne décolérait pas.

Il se souvenait de sa première rencontre avec Jung Hoseok. Il venait d'arriver au Brésil et écumait les bars mal famés et les bordels à la recherche de ceux qui deviendraient ses hommes.

Le profil recherché était toujours le même.

Il fallait qu'ils n'aient pas de famille et rien à perdre, qu'ils connaissent les rouages des cartels qui occupaient la région sans être l'un des leurs, qu'ils aient envie de s'en sortir, mais surtout qu'ils possèdent un secret qui lui permettrait le cas échéant de faire pression sur eux pour être sûr d'avoir leur totale obéissance.

Ils avaient croisé ainsi des repris de justice, des mecs paumés, des endettés. Il les avait pris sous son aile, les avait formés, les avait nourris, leur conférant un sentiment d'appartenance à un groupe qui se soutenait les uns les autres.

Il avait gagné leur confiance pour mieux les contrôler. Il se refusait de créer des liens avec eux. Le seul qui avait ce privilège était Tiago, mais lui était là depuis le début.

Puis Hoseok était entré dans sa vie, il ne correspondait en rien à ce qu'il recherchait. Il était trop intelligent pour devenir un suiveur, son ego était si démesuré qu'il n'aurait pu prêter allégeance à quiconque.

Pourtant, la vie qu'il menait ne lui permettait pas de faire le difficile.

Quand Yoongi l'avait rencontré, il vendait son corps dans une maison close des bas fonds de Rio de Janeiro dont il se vantait d'être propriétaire.

La vérité était tout autre.

Il ne possédait rien si ce n'est ce corps qui le faisait vivre et qui payait les doses de crystal meth qu'il s'injectait dans les bras.

Il était fanfaron, aimait le sexe comme il aimait la drogue et se disait heureux de la vie qu'il menait, néanmoins une ombre flottait dans ses yeux.

Un soir, Yoongi avait rendez-vous dans une ruelle où il devait rencontrer un jeune homme qui avait entendu parler de la nouvelle vie qu'il offrait à certains.

Personne ne voulait être vu ouvertement avec lui, car certains voyaient d'un très mauvais œil son opération de recrutement sur des terres qui appartenaient aux cartels depuis des années.

Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que son équipe servirait bientôt de porte-couteau au plus puissant d'entre eux, le Cardo.

L'endroit était désert à cette heure de la nuit, hormis quelques prostituées qui vendaient leurs charmes à l'abri d'une porte cochère.

Pourtant, ce ne sont pas les sons du plaisir qu'il entendit, mais des bruits de lutte.

Il allait passer son chemin quand celui qui deviendrait son second lui était tombé littéralement dans les bras en l'implorant de l'aider.

Son corps à moitié dénudé portait de nombreuses traces de coups et du sang coulait en abondance de son visage.

Un homme de grande stature avait surgi derrière lui en hurlant des insultes homophobes, visiblement prêt à finir ce qu'il avait commencé.

Yoongi avait envisagé de le laisser à son sort, il n'aimait pas le personnage et s'était donné comme ligne de conduite de ne pas se mêler des affaires des autres pour parvenir au but qu'il s'était fixé.

Le Brésil était reconnu pour sa tolérance envers la population LGBT, pourtant le pays possédait le taux de crimes envers les homosexuels, un des plus élevés du monde, certainement du fait de leurs implications dans divers trafics.

Il n'avait toutefois pu se résoudre à le laisser mourir ici et avait dû user des poings pour le sortir de là, aidé par le jeune homme qu'il devait rencontrer et qui lui avait prêté main forte, validant ainsi son entrée dans son groupe.

L'agresseur avait pris la fuite sous une pluie de coups et Yoongi allait tourner les talons quand Hoseok s'était accroché à lui en pleurant. Il l'avait supplié de le prendre avec lui et pour la première fois, avait laissé tomber son masque. Ce fut la première et la dernière fois qu'il laissa entrevoir sa vulnérabilité. Il lui promit de devenir son meilleur homme et de faire soigner son addiction.

Il avait tenu parole, Jung Hoseok était devenu l'un des meilleurs et le secondait parfaitement, cependant Yoongi ne lui avait jamais fait totalement confiance, car il savait de quoi il était capable. Il avait décidé de jouer le jeu en lui portant une pseudo-amitié, mais il n'était pas dupe.

Hoseok l'avait utilisé comme lui-même le faisait et le ferait encore. Il lui avait ouvert les portes du Cardo.

Yoongi soupira et poussa du pied la porte de sa cabane.

Il s'arrêta dans l'embrasure face au tableau qui se dressait devant lui.

Taehyung était assis sur le lit, le dos appuyé contre des coussins. Il tourna la tête en l'entendant entrer et son regard croisa le sien.

Yoongi sentit un immense poids quitter ses épaules et il eut envie de sourire.

Cependant, il n'en fit rien, il se contenta de le fixer comme s'il n'allait plus jamais le lâcher des yeux.