LITHIUM°32

Han Jisung.

— Alors... J'ai devant moi les fameux Lithium ! Entrez, asseyez-vous !

Les autres passent devant, Chan ne tient plus depuis qu'on s'est rejoint, devant l'imposant bâtiment. Pour l'occasion, Hyunjin a revêtu son extravagant collier de perles blanches et sa veste à sequins, à croire qu'il se la joue Mercury, et Changbin a troqué son sweat-shirt pourri pour un tout neuf, qu'a dû lui acheter sa copine; pas de doutes : c'est un grand jour. Chan serre la main du type devant nous. Il ne fait pas le tour de son bureau, mais affiche un sourire béat quand il nous secoue la main, tour à tour. J'suis le dernier à passer, et nos regards ne se croisent qu'à peine une seconde. Il y a plusieurs autres types dans la salle, tous en tenues plutôt décontractées, sauf un binoclard en costard, au fond, qui transpire le stage de tous ses pores. Chan prend place sur l'une des quatre chaises, je m'assois à côté de lui, sur le côté. Le bureau est luxueux, mais se veut « chill ». Des posters encadrés des plus grands groupes de l'agence sont placardés sur tous les murs, et des espèces de palmiers presque trop brillants pour être vrais trônent des deux côtés du bureau en verre tinté.

Le gars n'enlèvera pas son sourire béat de sa face, apparemment.

— C'est un honneur que vous nous receviez, Monsieur Park.

Je dois me contenir pour ne pas arquer un sourcil de surprise, face à la politesse excessive de Chan. Du coin de l'œil, je l'observe, lui et sa jambe qui tressaute, ses mains crispées sur ses genoux et son petit ricanement idiot qu'il a toujours dans des moments comme celui-là.

— Arrêtez voyons, c'est moi qui suis heureux de vous recevoir ! Vous faites beaucoup de bruit en ce moment, jeunes gens !

Il a une voix nasillarde et trop haut perchée. Je ne sais s'il le fait exprès ou non.

— Je me présente, pour ceux qui ne me connaissent pas, JYP, le CEO de JYP Entertainment.

On abaisse tous un peu la tête, pur réflexe culturel. Chan ricane nerveusement, encore.

— Merci de nous accorder de votre temps, Monsieur Park...

— C'est normal, jeune homme...

Le vieux se tasse dans son fauteuil et croise les jambes. Il porte un pantalon jaune fluo et des baskets de marque genre Louis Vuitton.

— Alors comme ça, c'est vous le groupe de rock universitaire dont tout Internet parle... Trois cent mille vues sur un live, ce n'est pas rien. Félicitations !

On abaisse encore la tête. Personne ne sait quoi dire. Même Hyunjin garde sa bouche fermée depuis le début du rendez-vous, dans le milieu on appelle ça un miracle. Le gars en costard s'active à noter tout un tas de trucs sur son MacBook. Des fois, nos regards se croisent, et c'est lui qui détourne le sien le premier.

Si seulement il captait que moi aussi, si je dis un seul mot, je m'évanouis. Je suis tellement stressé que je n'en ai même pas dormi de la nuit. J'ai tenté de ne pas fumer de joints pour me calmer, histoire d'être cent pour cent lucide lors du rendez-vous, alors j'ai les nerfs à vif et une tornade de pensées infatigables qui s'entrechoquent dans la tête. Quand je baisse les yeux vers mes poings, les jointures sont blanches. Je relâche la pression, lentement. J'entends à peine la suite du discours de Mr. Multi-millionnaire.

— J'ai écouté votre maquette, enfin, les quelques sons que vous m'avez envoyé, et aussi votre premier EP. C'est pas mal, il y a un sacré potentiel. J'aime votre pâte musicale et votre originalité au niveau des mixs. Le saxo' comme atout de groupe, c'est du génie, ça ne se fait pas dans l'industrie.

— C'est Hyunjin qui en joue, explique Chan, visiblement tout fier de faire ressortir le talent de l'un d'entre nous.

Je ne le vois pas, mais j'imagine le petit sourire satisfait du chanteur, et le mouvement de ses épaules quand il se redresse dans son siège.

— Vous êtes doué... et beau-gosse.

Changbin pouffe de rire et on a droit à un énième ricanement de Chan.

— Vous êtes tous pas mal... et croyez-moi, c'est un sacré atout dans ce milieu, reprend le vieux en arrêtant son regard sur moi. Vous avez déjà fait de la chirurgie ?

Il me faut un moment pour assimiler ce qu'il vient de demander. Je me tourne vers les autres. Chan, visiblement autant abasourdi que moi, se penche vers le bureau, bien droit, bien concerné par la situation.

— P... pardon Monsieur ?

— Vous avez fait de la chirurgie plastique ou c'est naturel ?

— Hum... Non, non jamais. Enfin, en tout cas moi non, je ne sais pas si...

Le leader se tourne respectivement vers chacun d'entre nous, on se contente d'hocher négativement la tête. Je suis muet. C'est quoi cette putain de question ? Et l'autre qui continue de pianoter comme s'il retranscrivait tout l'entretien par écrit...

— Vous avez déjà pensé à en faire, vous, par exemple ? demande le vieux en se penchant vers Changbin.

J'ose un regard agacé vers lui. Mon ami, croyant à une blague, retient son rire. Mais ce n'en est pas une, visiblement, alors il reprend son sérieux, décontenancé par la situation.

— Hum... non, non.

— Je vois... Bon, de toute façon, ce sont des questions qui se poseront après... L'important aujourd'hui, c'est votre musique ! Je ne vais pas passer par Quatre Chemins... Je suis intéressé par votre profil de groupe. Votre son est bon, ça s'entend que vous avez une maîtrise du mixage et que vous savez bien joué de vos instruments. La voix du chanteur est excellente et sans trop d'auto-tune, juste ce qu'il faut.

— D'autotune ? tique Hyunjin pour la première fois.

Je suis en plein cauchemar. Si c'est une blague, elle n'est vraiment pas drôle. Et ce guignol prétend s'y connaître ? Chan se décompose sur sa putain de chaise, et si l'autre connard ne cesse pas de détruire son clavier, c'est moi qui vais le détruire.

— Je suis partant pour produire votre album...

Un silence de plomb tombe sur la pièce. C'est notre rêve. Mon rêve. Mon putain de rêve.

— ... et vous signer pour 5 ans, avec trois full albums confirmés et probablement un EP et deux ou trois singles.

Aucun de nous ne réagit. Mon putain de rêve. Notre putain de rêve. Mais faire un album, comme nous on l'entend, c'est long. Ça prend énormément de temps, surtout si on veut s'assurer d'être dans le processus de A jusqu'à Z. Ça fait déjà un an qu'on bosse sur cet album, et il nous manque encore la moitié des sons. Comment peut-on sortir trois albums d'au moins dix sons, plus un EP de quatre ou cinq chansons en cinq ans ?

— JYP Entertainement vous garantit une prise en charge professionnelle, de l'écriture à la sortie finale de l'album. Une production et une distribution mondiale, une période de promotion d'au moins deux mois par projet, et une tournée nationale dès la première année... avec à la clef, bien entendu, une possibilité de tournée mondiale si les chiffres sont à la hauteur de nos attentes et de vos attentes, surtout, conclut JYP avec son éternel sourire.

Il se veut bienveillant mais son rictus me terrifie. Les infos entrent mais s'entremêlent entre elles. Comment c'est possible, tout ça au juste ? Pile au moment où j'allais faire un signe à Chan pour qu'il pose la question, celui-ci, sourcils froncés, monte déjà au front. Dans un sens, ça me rassure, quelques secondes.

— Attendez, je... Que je sois bien sûr de comprendre... Vous voulez trois albums et éventuellement un EP en cinq ans ? Avec deux mois de promotion à chaque fois, ce qui fait huit mois de promotion mis bout à bout, et une tournée la première année qui, je suppose, peut durer jusqu'à trois ou quatre mois, ce qui fait un total hors studio de plus de six mois en tout sur la première année... Donc même pas six mois pour sortir l'autre moitié de l'album, se mettre d'accord sur la direction artistique, tourner les clips et...

Il est coupé par un JYP s'étranglant presque de rire. Tous nos regards tombent sur lui.

— Attendez, Messieurs... Je crois qu'il y a un malentendu. Si vous signez chez nous, vous ne débuterez pas avec un full-album, c'est impossible de frapper si fort sans une fanbase construite et fidèle... Je veux prendre les quelques démos que vous avez, les retravailler et en faire un EP de cinq chansons maximum.

— Les démos ? Quelles démos ?

Ça y est, je ne peux plus m'empêcher de parler. D'un regard, Chan comprend, et m'intime de me la fermer, mais c'est trop tard. Mon regard fusille celui du Monsieur Je sais Tout en face de nous, planqué derrière son bureau de trois mètres sur deux.

— Et bien, celles que vous m'avez envoyé...

— Vous appelez ça des « démos » ? je grogne, insulté au plus profond de moi-même. Ces chansons sont finies, elles ont été mixées et sont prêtes à être sorties tel quel, l'une d'elle a même un clip !

— Jeune homme, tente JYP en hasardant un regard circulaire sur le groupe. Calmez-vous... Je comprends cette fougue parce que j'avais la même à votre âge. Nous nous sommes peut-être mal compris. Je parle de « démos » car aussi bien mixés qu'ils soient, vos sons restent au niveau « amateur » de l'industrie. Pour toucher le plus de monde possible, il faut retravailler certains aspects, notamment tous les mots, vulgaires, et réellement penser à une image de groupe, qui attire le plus grand public...

Je n'écoute plus. Je m'enferme dans ma tête, les oreilles qui sifflent, le sang qui tape contre mon crâne, mes doigts qui cherchent quelque chose à rouler d'urgence mais qui ne peuvent pas encore, par soucis d'éthique, et la bestiole qui se tord, s'agite, fait craquer tous ses os, à l'intérieur de mon bide. Le reste de l'entretien, je ne l'entends qu'à moitié. Je perçois les « DA jeune », « public féminin », « coloration et maquillage », « TikTok challenges » que d'une oreille. J'ai envie de gerber. Je vais gerber.

TikTok challenges.

Dehors, le trop grand soleil couchant me nargue et m'aveugle. Je shoote dans un tas de cartons jetés sur le trottoir, j'envoie tout valser, alors que derrière, les gars débattent déjà de l'entretien. Mes mains cherchent activement une clope, la seconde d'après, elle brûle entre mes doigts. Le monde brûle entre mes doigts, ce jour-là.

— Quel merdier, lance Changbin, les mains dans les poches. C'est un ouf ce type, il pense vraiment qu'il signe un groupe de k-pop ou quoi ?

Je me retourne quand je n'entends aucun signe d'accord de Chan et Hyunjin. Ils ont les regards fuyants, rivés sur leurs pompes. J'en fronce les sourcils.

— On est d'accord qu'il est allé trop loin dans son délire, mais... c'est JYP, quand même. C'est pas rien. Des opportunités comme ça ne se présentent pas deux fois, et ça on le sait tous, répond Chan.

Il est serein, calme, trop calme. J'envoie tout valser encore une fois, faut que ça sorte, d'une manière ou d'une autre.

— Ji' putain, calme-t...

— On y arrivera jamais, merde ! je crie, et ça sort tout seul contre ma volonté. Vous comprenez pas ? Y'aura toujours un connard dans un costard à rayures pour nous dire qu'il faut qu'on change quelque chose à notre manière de faire, toujours un vieux croulant pour nous regarder de travers... Faudra toujours qu'on se plie à leurs règles...

— Okay, et alors c'est quoi la solution, hum ? rétorque le bassiste, les sourcils froncés. Il faut bien qu'on commence quelque part ! Et si ça se trouve... il a raison sur certains points, c'est bien aussi de prendre en considération son...

— Ça veut dire quoi, ça Chan ? Depuis quand tu doutes du taf' qu'on fait, depuis quand t'acceptes les « idées » à la con de gens qui ne s'y connaissent même pas ?

Hyunjin n'attend même pas pour répondre à la place du leader, et il s'avance vers moi, le regard meurtrier.

— Oh tu te réveilles ou quoi ?! Tu t'entends parler ?! C'est JYP, JYP bordel ! Ils sont dans le Big 3 du pays, ils lancent des machines à hits tous les trois mois et tous leurs groupes sont garantis d'avoir un succès international ! Si on signe avec eux on peut viser les States, putain... c'est pas exactement ce qu'on voulait ?! Ce que tu, voulais Han ?

Je ricane, amer. On fait une scène sur le trottoir, comme dans un mauvais biopic.

— Si, bien sûr que si, sauf que si pour y arriver faut que Changbin passe sur le billard, qu'on se teigne les cheveux en rose et qu'on fasse semblant de pas serrer des meufs en agitant nos culs sur Tiktok, ça sera sans moi !

Hyunjin me fusille du regard, la tension monte d'un cran quand c'est moi qui m'approche de lui le premier, alors quoi, il pense me faire peur ? Chan doit sûrement sentir l'ambiance changer, parce qu'il se place juste entre nous deux.

— Les gars, on se calme, okay ? Je ne suis pas d'accord avec la moitié de ce qu'il nous a raconté, mais je sais aussi que pour arriver là où on veut arriver, y aura pas de manière plus rapide que de passer par JYP... Qu'on le veuille ou non c'est une opportunité en or, en un claquement de doigts ils ont le pouvoir de nous faire passer de rien... à tout. On aura notre libre-arbitre, bien sûr qu'on acceptera jamais de faire de la chirurgie ou tous ces trucs à la con dont il a parlé... Moi je sens que ça peut le faire.

— Vous comprenez pas, putain...

C'est un putain de cauchemar. L'autre salopard dans son bureau grotesque a réussi à retourner le cerveau à deux de mes amis, comme ça, juste en un claquement de doigt... Juste parce qu'il a du pouvoir et du fric. Et moi, ça me rend malade.

— Vous croyez quoi ? je fais, soufflant une taffe dans l'air. Que tous ces types qui sont entrés là-dedans n'avaient pas les tronches remplies des mêmes rêves que nous ? On leur a laissé croire qu'ils auraient le choix une fois le contrat signé, et c'est comme ça qu'ils se flinguent tous au final... On est pas des putain de stars de k-pop, pourquoi on signerait dans une de leurs agences ?!

— Parce que c'est la seule possibilité qu'on ai, merde Jisung !

Pour la première fois, Chan s'énerve. Ça lâche un froid sur le groupe. Que Hyunjin et moi nous énervions, c'est la routine. Mais quand Chan s'y met, c'est une autre dimension. Il me fixe, l'air dégouté. Mais c'est moi qui le suis le plus, il n'a pas le droit de me filer ce regard.

— On galère comme des fous depuis des années, les maisons indé' nous lâchent des vues et nos maquettes finissent aux ordures... Les boîtes américaines n'ouvrent même pas les mails asiatiques, encore moins les coréens, alors c'est quoi le plan ? On ouvre notre propre label ?

— Et pourquoi pas ?! je m'écris à mon tour, le défiant du regard.

— Avec quel fric putain ?! Avec quel putain de fric ?! T'achètes comment l'équipement, les locaux, la distribution, les fournisseurs, les gens de la com', les réseaux... Hein, tu fais comment ?! T'as une fortune cachée que tu veux nous faire partager peut-être ?! C'est le moment, là !

Il lève les bras et tourne sur lui-même, l'air effaré.

— On a pas besoin de tout ça ! On peut faire une grande partie du job par nous-même déjà... C'est pas ce qu'on fait depuis le début ?! On peut écrire, composer, mixer, chanter, jouer de nos propres instruments... Et... et pour la com' et la DA... on a des potes designers, hein, Minho... et... Soojin et Aïka, ce sont des DA, ils savent comment faire ce genre de trucs ! Et Félix est avocat dans la musique, et Seungmin comptable ! On a une putain d'équipe bordel ! Tu verras quand Innie finira le lycée et deviendra un putain d'ingé son comme il en a toujours rêvé...

Je vois dans leurs yeux qu'ils ne me croient pas. Je vois dans leurs yeux qu'ils pensent que je suis en plein délire, que j'ai tord, que je vrille complet. Et moi ça me blesse, encore une fois, mais je préfère m'arrêter là, la Terre entière me dit que ça ne sert à rien.

— Ji'... On est encore tous en études, ose Chan un peu plus doucement. Ce que tu dis là c'est ce qu'il pourrait peut-être se passer si on était tous diplômés et assez bons dans nos domaines respectifs... Tu sais très bien qu'on a pas encore le niveau pour s...

— Et on l'aura quand ce putain de niveau si on le fait pas maintenant ?! je tente de nouveau.

C'est mon dernier cri, mon dernier espoir, parce que je suis à deux doigts de tout lâcher, à ce moment-là.

— Putain de merde Chan... C'est maintenant, c'est maintenant ! On a pas le temps, tu répètes ça toute ta vingtaine et un jour tu te réveilles et tu sais même pas que c'est ton dernier jour sur Terre... Faisons les choses avant qu'il ne soit trop tard. Faisons-les, putain...

Personne ne répond rien. Ils me regardent, l'air navré. La Terre entière m'ordonne de me la fermer. Je vois dans leurs yeux qu'ils n'y croient pas. Alors, je baisse les bras.

Je baisse les bras.

Et mes pas solitaires me conduisent devant chez Aïka.

LITHIUM°32
han jisung

ta-daaaa, un chap (presque) une semaine après! 🥳🥳 comment vous allez??

bon alors on en pense quoi de ce rdv avec el famoso jyp?? 😂 bon ici vous l'aurez compris, on est pas là pour signer skz quoi ça va être compliqué cette histoire!

je vous fais de gros smacks et on se capte soon! 🫶🏼🫶🏼🫶🏼