LA VALSE DES MASQUES

Les rumeurs, au palais impérial, avaient une vie propre. Elles s'infiltraient dans les murs épais, glissaient sous les portes, se faufilaient dans les salons privés où les nobles murmuraient à voix basses. A présent, elles étaient nombreuses à évoquer un possible nouveau prétendant au trône : Bang Chan, le chevalier tant apprécié de l'Empereur. Ce dernier ne manquait pas de souligner les exploits et la loyauté indéfectible du jeune homme, au point que plusieurs nobles se demandaient si l'Empereur n'avait pas un plan bien plus ambitieux que prévu pour ce jeune homme du peuple.

Aux oreilles du prince héritier Seungmin, ces murmures n'étaient que des bruits désagréables mais ils lui rappelaient chaque jour que l'influence que ce chevalier prodigue ne cessait de grandir auprès du peuple et de la cour.

Pour le principal concerné, Chan, cette attention nouvelle était doublement pesante. D'abord, elle attisait l'envie de certains nobles, méfiants envers celui qui n'était pas de sang royal. Ensuite, elle compliquait sa relation avec le prince héritier, alors qu'ils étaient des amis d'enfance. Mais par-dessus tout, il avait peur de détériorer la complicité qu'il partageait avec Minho. Lui, le grand chevalier prodige, mis sur un pied d'estale par l'Empereur lui-même, craignait le jugement de l'aîné des princes.

Minho était une figure insaisissable pour lui, mais il était aussi la véritable raison de sa détermination. Il représentait une âme rebelle, un être marqué par la souffrance et l'injustice, et surtout un homme qui avait su résister aux codes de la noblesse. Cette admiration et ce désir de le protéger, malgré lui, faisaient battre son cœur d'une façon qu'aucun discours de loyauté envers l'Empire ne pouvait égaler. Parfois, il se demandait si Minho avait conscience de son emprise sur lui.

Ce matin-là, Chan était convoqué pour s'entretenir avec l'Empereur dans les jardins privés, un honneur réservé aux conseillers les plus intimes. Tandis qu'il avançait à travers les sentiers fleuris, il se rappelait de son échange de la veille avec Seungmin. Le prince héritier, malgré ses tentatives de rester maître de lui, avait laissé transparaître une amertume, une tension qu'il n'avait jamais espéré voir dans son regard. Il soupira. C'était toujours dans ces moments que ses souvenirs d'enfance revenaient le hanter.

Soudain, Chan s'arrêta. A quelques mètres de lui, Seungmin était là, assis sur un banc, la tête penchée en arrière pour mieux capter les premiers rayons de soleil du matin.

— Chan, l'appela le prince héritier en esquissant un sourire froid. Quelle chance de te croiser. Il paraît que tu as l'oreille attentive de mon père.

Le ton était poli, mais la pointe d'ironie n'échappait pas au chevalier. Il s'inclinait en guise de salutation avant de se redresser, affichant un visage calme et résolu, bien que son esprit cherchât rapidement une réponse diplomatique.

— Je ne recherche pas le pouvoir, votre Altesse. L'Empereur en attend beaucoup de moi, et je ne fais qu'honorer sa confiance. Il doit en être de même pour vous.

Seungmin l'observait un instant, cherchant peut-être dans ses la moindre trace de mensonges. 

— Sans doute, répliquait-il. La loyauté et la franchise, voilà les deux qualités que mon père semble estimer chez toi... presque autant que chez moi.

Chan ne put réprimer un frisson.

Ce combat de regards, cette rivalité tacite entre eux l'épuisait plus qu'il ne voulait le montrer. Tout ce qu'il souhaitait, au fond, c'était honorer sa promesse secrète envers Minho, l'homme dont le prince héritier semblait voir davantage comme une ombre menaçante qu'un frère.

— L'Empire a besoin de stabilité... Seungmin, reprit le chevalier d'une voix calme mais ferme. Et je ne suis ici que pour servir, rien de plus.

— Alors pourquoi tu ne fais pas taire ces rumeurs ? Pourquoi entend-on de plus en plus de nobles dire que l'Empereur pourrait te faire accéder au trône ?

Chan soutint son regard intense, tentant de masquer le trouble qui l'habitait. Pour Minho, il aurait été prêt à toutes les folies, même  si elles devaient l'amener plus près du pouvoir. Et cela, peut-être que Seungmin l'avait su.

— Ce sont des murmures sans fondement, se défendit Chan d'un ton posé, essayant d'éteindre le feu dans les yeux du prince héritier. Je n'ai aucune prétention, aucune ambition autre que celle de servir l'Empire et celui qui mérite le trône.

Seungmin semblait insatisfait, mais Chan perçut dans son regard une lueur d'hésitation. D'où lui venait ce doute qui l'assaille ? Durant un instant, il se demandait si le prince héritier n'avait pas deviner son attachement pour Minho, mais il chassa aussitôt cette pensée.

— Alors prouve-le, dit Seungmin, une note de défi dans la voix. Montre que ta loyauté est bien destinée à l'Empire, pas envers quelqu'un d'autre.

Chan hochait sa tête. Il sentait que son ami d'enfance n'avait pas confiance en lui, mais il tenait bon. Il n'avait pas le droit de vaciller. Pour Minho, pour son amour secret et inavoué, il supporterait ces accusations voilées, quitte à risquer sa propre vie.

Plus tard dans la journée, Chan se joignit aux soldats sur le terrain d'entraînement, espérant apaiser son esprit tourmenté.  Il se concentrait sur chaque mouvement, chaque attaque, cherchant dans cette discipline martiale une exutoire à la confusion qui l'habitait. La sueur ruisselait sur son front, et le bruit métallique des lames qui s'entrechoquent envahissait ses pensées.

Soudain, Minho apparut sur le terrain d'entraînement. D'un geste lent, presque théâtral, il applaudit, attirant l'attention du chevalier qui interrompit son mouvement, surpris.

— Quel talent, Chan, lança-t-il d'une voix faussement admirative. Toujours aussi assidu. Tu vas encore plus impressionner mon cher frère et cette cour à ce rythme.

Le chevalier prodige, essoufflé mais toujours aussi déterminé, remit son arme en place et s'approcha de Minho. Ils étaient seuls à l'écart des autres soldats, un instant volé entre deux hommes au destin imbriqué.

— Je suis pas ici pour impressionner, répondit Chan, la voix basse. Je suis ici pour...

Il hésitait, ses mots mourant avant même de naître. Il savait que le moindre mot de trop pourrait compromettre ses véritables intentions, tout autant que sa propre sécurité.

Minho le fixait avec ce sourire ironique qui masquait une douleur profondément enfouie.

— Epargne-moi ce discours de loyauté, Chan. Nous savons tous les deux que ce que tu cherches va bien au-delà du devoir en tant que chevalier de l'Empire.

Chan ne répondit pas. Il sentait la tension palpable entre eux, ce fil invisible qui le tirait inévitablement vers l'aîné des princes, même si tout semblait les opposer.

Minho, ressentant l'hésitation de Chan, s'approcha de lui, posant une main légère mais ferme sur son épaule.

— N'oublie jamais, Chan, que ce palais est une cage dorée. Ce trône pour lequel tu te bats... pourrait aussi devenir ta propre prison.

Les paroles de Minho étaient lourdes de sens. Chan savait que derrière cette voix aussi charmante que sarcastique, son cœur battait d'une passion similaire à la sienne. Une passion tissée de souffrance et de ressentiment, mais aussi d'un amour inavouable qui les liait malgré eux.

Pourtant, en son for intérieur, une promesse silencieuse résonnait ; un jour, Minho, je te montrerai au sommet de cet Empire, je défierai tous ces nobles et ce trône... je te l'offrirai, quoi qu'il m'en coûte.