LA MÉLODIE DES OMBRES

Les corridors du palais impérial étaient silencieux en cette heure où le soleil se levait à peine, sa lumière douce se faufilant par les grandes fenêtres aux vitraux éclatants. Le palais, normalement rempli de serviteurs et de nobles s'affairant à leurs tâches, semblait presque endormi. Mais ce calme n'était qu'une façade : Minho, le frère aîné du prince héritier, était revenu après de longues années passées loin de la cour impériale.

Avec un air nonchalant, presque détaché, Minho traversait d'un pas léger les couloirs du palais. Ses vêtements, bien que luxueux, semblaient avoir vécu des aventures que le velours ne pouvait masquer, et son expression faciale mêlait l'indifférence et l'ironie. Un contraste frappant avec les habitudes de la cour où les nobles pouvaient facilement rivaliser avec les meilleurs comédiens de l'Empire.

En le voyant passer, les rares serviteurs, qui s'affairaient encore dans le palais à cette heure tardive, s'inclinaient en silence, les yeux baissés sur le sol. Ils n'osaient pas s'attarder sur lui, comme si sa simple présence était annonciateur d'une mauvaise présage.

Au bout de ce long couloir se trouvait une porte en bois massif menant à la salle d'audience privée, où Seungmin l'attendait, seul. La perspective de retrouver son frère avait soulevé en lui des sentiments contradictoires ; d'une part, une certaine affection, celle d'une enfance révolue durant laquelle ils avaient partagé quelques moments de complicité, mais d'autre part, une méfiance, un instinct presque animal qui lui intimait de faire attention à cet homme au regard acéré et moqueur.

Lorsque Minho entra dans la pièce, Seungmin l'observa un moment en silence. Son frère n'avait pas changé, ou très peu : il avait toujours son habituel sourire en coin, et ce regard perçant qui semblait percevoir chacune de ses faiblesses. Seungmin, lui, se tenait droit comme un i, vêtu avec soin, les traits tirés par une concentration qui trahissait son désir d'impressionner son aîné.

— Seungmin, s'exclamait Minho en inclinant la tête, un sourire sarcastique sur les lèvres. Quel honneur de retrouver mon précieux petit frère, celui que le destin a jugé digne d'hériter de ce trône divin.

— Minho, répliquait le prince héritier d'une voix neutre, presque froide. Je t'en prie, dispense-toi de ces remarques inutiles. Nous sommes ici pour discuter sérieusement.

Ledit Minho éclata d'un rire léger, sec, un rire qui manquait de véritable hilarité.

— Sérieusement ? Depuis quand la cour impériale et tout ce beau monde prennent-ils quelque chose au sérieux ? Ils ont toujours été occupés à se mentir les uns aux autres pour préserver leurs petits privilèges et leurs illusions de grandeur.

Seungmin serra imperceptiblement la mâchoire, mais tenta de conserver un ton posé.

— C'est peut-être vrai pour certains, mais notre devoir est de préserver cet Empire. Nous avons un nom, une lignée à honorer.

— Notre devoir, vraiment ? Minho haussa un sourcil, son sourire sarcastique plus marqué. Quel joli discours, mon frère. Tu sembles l'avoir appris par cœur. Je suis impressionné. Père doit être très fier.

Seungmin fronça les sourcils, agacé par le ton mordant de son aîné.

— Peut-être devrais-tu prendre exemple, Minho. Ces années loin de la cour ont fait de toi... un homme assez détaché de la réalité.

— Détaché de la réalité, dis-tu. Minho croisa les bras, l'air d'un professeur indulgent face à un élève trop naïf. Moi, je connais une autre réalité, celle des routes et des plaines, celle des villages où l'on ne parle jamais de l'Empire sauf pour maudire ses taxes et ses impôts. Celle où l'on meurt de froid pendant que les nobles passent leurs journées à parader en soie et en velours. Toi, tu te plais ici, à répéter sagement tout ce que Père t'a appris, as-tu déjà mis ne serait-ce qu'une fois mis les pieds en dehors du palais pour vérifier tes dires ?

Seungmin garda le silence un instant, tentant de conserver son calme. Il sentait en lui une colère sourde, un besoin de se défendre, de montrer qu'il n'était pas seulement ce prince docile et discipliné que Minho semblait voir en lui.

— Tu sais très bien que Père attend de moi que je sois prêt à gouverner, Minho. Et si cela signifie que je dois être à la hauteur de ses attentes alors oui, je m'efforce de me souvenir de tous ses enseignements. Peut-être que si tu avais été plus présent, que tu étais resté avec moi, toi aussi, tu comprendrais l'importance de ses paroles.

Minho détourna légèrement le regard, ses lèvres se tordant en un sourire amer.

— Oh, crois-moi, je sais bien à quel point les paroles de l'Empereur sont sacrées. Mais vois-tu, mon cher frère, moi, je ne me plierai pas à ses règles et je ne cherche pas non plus à me faire accepter par ces nobles qui ont toujours méprisé ma mère.

— Elle n'aurait pas voulu ça.

Le silence qui suivit était lourd de non-dits. Seungmin savait qu'évoquer la concubine de leur père était pour son aîné comme appuyer sur une blessure jamais cicatrisée, une blessure profonde qui le rongeait depuis l'enfance. Cependant, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine compassion pour Minho, malgré ses sarcasmes et ses provocations. Derrière ce masque de froideur, il voyait la douleur qui consumait Minho.

— Écoute, reprit Seungmin d'un ton plus doux, essayant de calmer les tensions. Je sais que... tu souffres de ce qui est arrivé à Dame Soyoung. Elle méritait mieux, mais rien ne changera si tu te mets tout le monde à dos.

Minho leva ses yeux au ciel, et son sourire moqueur disparut un instant, remplacé par une expression de colère froide.

— Ne parle pas d'elle comme si tu la comprenais, Seungmin. Toi, tu as été élevé avec tout ce que cet Empire pouvait offrir. Moi, j'ai grandi dans les ombres de cette cour. Mère était une femme courageuse, forte et libre, et ils lui ont arraché les ailes, ils l'ont brisé comme on écrase un insecte sous son pied.

— Et tu comptes te dresser contre tous par vengeance ? Demanda Seungmin en soupirant. Ce n'est pas comme cela que les choses changent, Minho.

— Ah, mais peut-être que je ne cherche pas seulement à changer les choses.

Un coup discret résonna à la porte, interrompant leur échange. Le prince héritier prit une inspiration, tâchant de reprendre son calme et de réprimander la tension qui s'était installée entre lui et son frère. D'un geste rapide, il indiqua au valet de parler.

— Votre Altesse, l'Empereur vous demande dans la salle du conseil. Le chevalier impérial Bang Chan vient d'arriver pour l'audience.

Seungmin acquiesça, le visage tiré. Il comprit aussitôt qu'il n'y aurait pas de conclusion apaisante à cette conversation, pas pour le moment. Minho, lui, se contenta de croiser les bras, un sourire à peine voilé et empreint de sarcasme.

— Ah, ce fameux Chan... le chevalier prodige. Voilà bien quelqu'un qui fait tout pour se faire aimer de Père. Un rival de taille, n'est-ce pas ?

Seungmin se pinçait les lèvres. Minho n'avait eu aucun mal à apercevoir la pointe de jalousie dans son rictus facial. L'admiration que l'Empereur Taeyong portait à Chan était un sujet délicat, surtout pour le prince héritier, qui voyait en ce chevalier un concurrent pour l'attention et l'affection paternelles qu'il n'avait jamais réellement reçues malgré son titre.

— Chan est un modèle de loyauté et de courage, s'efforçait-il à dire, d'un ton posé. Peut-être qu'un peu de son sens du devoir te ferait du bien, Minho.

Le regard de Minho s'assombrit à cette remarque. Il se pencha vers Seungmin, son ton devenant presque un murmure.

— Toi et ce Chan... vous êtes exactement ce que Père veut ; des serviteurs obéissants, des soldats fidèles. Mais souviens-toi de mes mots, mon frère, quand le moment viendra, ce trône sera une cage en fer, une prison où ceux qui s'y croient protégés découvrent la froideur de l'isolement.

Avant que Seungmin ne puisse répondre, Minho pivota sur ses talons et quitta la pièce, le pas vif, avant de disparaître dans les ombres du couloir. Le prince héritier resta un instant immobile, les poings serrés, la mâchoire crispée, essayant d'apaiser la colère et l'incompréhension qui montaient en lui. Il aurait voulu répondre mais les mots de son frère aîné résonnaient encore dans son esprit, lourds de douleur et de rancœur. Il n'y avait que Minho pour le mettre dans cet état de vulnérabilité.

Le valet, sentant l'hésitation de son maître, se permit de lui rappeler d'une voix légère :

— Votre Altesse, l'Empereur vous attend.

Seungmin hochait lentement sa tête, et inspira profondément, reprenant contenance avant de sortir de la pièce d'un pas décidé. L'audience qui l'attendait n'était pas seulement celle d'un fils devant son père, ni d'un prince devant son souverain. C'était aussi celle d'un jeune homme en quête de légitimité, en quête de respect qu'il souhaitait ardemment gagner pour honorer un rôle auquel il a été préparé toute sa vie.

Seungmin n'avait pas vu Chan depuis des mois, occupé par ses fonctions à l'est de l'Empire. Ce chevalier, ce modèle d'intégrité que même l'Empereur respectait et admirait, représentait un idéal que le prince héritier s'efforçait à surpasser. Pourtant, il ne pouvait nier que cette rivalité implicite qui s'était installée entre eux lui pesait parfois. Il savait que Chan n'était pas de sang royal, mais l'Empereur le considérait presque comme un fils, et Minho semblait également s'intéresser à son cas. Lui, qui était toujours indifférent à tout.

— Votre Altesse, le saluait Chan en relevant la tête, un sourire aux lèvres.

Seungmin hochait la tête en guise de réponse, conscient des regards observateurs qui suivaient chacun de leurs mouvements. Son père, l'Empereur Taeyong, se tenait à quelques pas, le visage grave mais empreint d'une lueur de fierté.

— Seungmin, Chan vient de nous faire part des dernières nouvelles du front oriental. Les terres sont pacifiées, les rebelles sont sous contrôle. Il mérite notre reconnaissance pour sa bravoure.

Seungmin adressait un sourire poli à Chan, mais dans ses yeux, une étincelle de défi semblait briller.

— Je n'en attendais pas moins de toi, Chan. Tu n'as jamais failli à ton devoir.

Chan se releva et répondit avec humilité :

— Mon devoir est de protéger l'Empire, et de servir la couronne, votre Altesse. Mon engagement envers la famille impériale est sans faille.

L'Empereur Taeyong, observant cet échange, sentit une certaine tension entre les deux jeunes hommes. Pourtant il resta silencieux, contemplant cette dynamique étrange, cette rivalité où se mêlaient respect et compétition. Pour l'Empereur, Chan représentait la fidélité, l'héroïsme, mais il savait que Seungmin cherchait lui aussi à mériter sa place, à prouver qu'il n'était pas seulement un prince de sang mais un futur souverain digne de ce nom. Et il y avait Minho.

L'Empereur tourna un regard calculateur vers son fils aîné, dont la posture en disait long sur son amusement. Minho donnait l'impression d'assister à une comédie particulièrement hilarante, mais dans les yeux de son fils, il percevait une ombre, celle de la colère qu'il n'avait jamais pu réellement apaiser malgré son statut d'empereur.

S'adressant à ses deux fils et à Chan, l'Empereur déclara d'une voix grave :

— L'Empire a besoin de stabilité, de force, et surtout, de loyauté sans faille. Vous êtes tous, chacun à votre manière, les piliers de ce trône. Sachez-le, l'avenir repose sur votre unité

Chan et Seungmin échangèrent un regard, comme un accord tacite. Mais pour le prince héritier, une petite voix au fond de lui rappelait encore et encore qu'il devait être à la hauteur, il devait prouver qu'il était celui qui méritait la couronne, plus que ce chevalier prodige, plus que son frère aîné, plus que quiconque.

A la sortie de l'audience, tandis que Chan s'éloignait pour reprendre ses fonctions de chevalier, Seungmin restait un instant seul, observant la salle vide, se sentant à la fois plus fort et plus isolé. Il repensait aux mots de Minho, à son frère au regard sombre et sarcastique qui, quelque part, souhaitait peut-être sa chute. Sa précédente conversation avec Minho prouvait qu'il n'avait pas encore trouver la force de pardonner, mais Seungmin se jura de ne pas se laisser écraser par ces doutes.

Alors que l'ombre de Chan projetait un défi silencieux, le prince héritier serra les poings. Il avait une promesse à tenir, envers lui-même, envers son père, et peut-être, d'une certaine façon, envers ce frère qu'il avait autrefois admiré.