5 - Résidence Lealy - Londres
— Non !
Ciarà gémit et enfouit sa tête sous les couvertures en souhaitant échapper à la lumière aveuglante du jour et se replonger dans ses rêveries qui s'évanouissent déjà. Un regard bleu. Une grande main chaude saisissant la sienne dans l'obscurité. Seules quelques bribes de son rêve restent vaguement présentes alors qu'une petite main lui secoue sans douceur l'épaule.
— Katy, s'il te plait, j'ai sommeil. Laisse-moi dormir un peu plus.
Et surtout laisse-moi penser encore un peu à lui, pense Ciarà sans l'exprimer devant sa sœur. Évidemment, Kate malaxe de plus belle l'épaule de sa sœur et abaisse brutalement les draps, éblouissant la cadette qui ouvre les yeux en ronchonnant.
— J'ai obéi à votre demande. Je suis allée à cette soirée. Et je n'ai pas assez dormi.
Elle sait cependant que Kate Mac Millan est têtue et qu'elle n'aura pas la paix tant qu'elle n'aura pas fait un résumé de l'ensemble de cette fête à la jolie brune qui s'est assise sur l'édredon et la fixe de ses grands yeux verts interrogateurs.
Kate n'a pas besoin de parler, elle ne le peut pas d'ailleurs, Ciarà et elle partage une complicité depuis tellement d'années qu'elles se comprennent en un seul regard. Soupirant et repoussant les courtes mèches rousses qui retombent sur son front, Ciarà s'adosse plus confortablement contre son oreiller de plumes.
— Évidemment, tu veux tout savoir ?
Le mouvement frénétique de la tête de sa sœur et son immense sourire la font rire.
— Tu as apporté le petit déjeuner alors ?
Katy tourne la tête vers sa gauche et Ciarà découvre alors un immense plateau couvert de pâtisseries tièdes et croustillantes ainsi qu'une grande théière.
— D'accord, tu as gagné. Alors, tout était... riche. Les tapisseries sur les murs et sur le sol. Les tenues des hommes... et surtout celles des femmes. La mode à Londres n'a rien à voir avec ce que nous connaissons dans les Highlands. Heureusement que ma marraine nous a fait faire de nouvelles tenues. Sinon... Bref. Alors pour commencer nous avons discuté avec politesse et hypocrisie avec nos voisins de table et après un long moment nous avons pu manger. Avec distinction et modération. En utilisant les différents couverts que Nanny nous a enseignés. Pendant le repas, l'ambiance était calme, les gens chuchotaient et un petit orchestre jouait dans le salon voisin. Rien à voir, non plus ici, avec les repas dans la grande salle du château de père.
Sa sœur s'assoit en tailleur sur le lit et ferme les yeux afin de mieux s'imprégner des paroles de Ciarà. Celle-ci soupire doucement. Elle sait qu'elle va devoir décrire les fastes et les ors de la réception, répéter les paroles royales et celles de leurs proches. Elle le fait avec plaisir. Le handicap de Kate ne l'oblige pas à rester à la maison, mais depuis toujours sa sœur aînée craint, souvent à juste titre, le regard et la malveillance des autres. Pour la plupart des gens, être muet signifie être idiot et nombre de personnes de leur entourage ont recommandé avec "bienveillance" à leur père de faire enfermer son ainée afin que la cadette ne soit pas "salie" par la réputation de Kate.
Alors, pour se donner du courage, elle attrape un petit cake et l'enfourne de façon gourmande, la cuisinière de Lady Mary est une perle, avant de poursuivre.
— Les messieurs ont tous les cheveux longs, comme en Écosse, mais c'était presque tous des écossais. Donc, je ne peux en déduire la mode anglaise. Cependant, Sa Majesté exhibait lui aussi de jolies bouclettes blondes, une fine barbe et une longue moustache élégante.
Elle penche la tête de côté et réfléchit une seconde.
— Le roi Charles ressemble beaucoup au Duc de Buckingham.
La main de Katy se posant sur la dentelle de la chemise de nuit de Ciarà et sa bouche arrondie de surprise lui font comprendre que la jeune femme veut en savoir plus.
— Je ne sais pas, ils sont habillés de façon semblable. Haut-de-chausse noir et élégant, pourpoint sombre, sobre mais brodé. Même coiffure, même attitude altière et hautaine.
Je ne sais pas si le roi copie le style de son aîné et conseiller ou si celui-ci imite servilement son roi. Mais ce n'est sûrement pas très important.
Elle hausse les épaules et leur sert une tasse de thé. Katy esquisse sur sa tête une couronne et dessine dans l'air une robe.
— La reine ? Je l'ai vue, mais n'ai pas eu l'occasion de lui parler. Elle paraît si jeune. Elle est plus jeune que moi. Et sage aussi. Beaucoup plus que moi aussi, c'est sûr. Elle avait une magnifique robe de satin bleue. Très ample, dont les manches, ornées de boucles dorées, découvraient par de larges crevés le dessous de soie blanche et je crois que le modèle sera très à la mode sans tarder. Que te dire de plus ? Ah oui, elle portait un magnifique collier de perles assorties à sa parure de cheveux. Même si elle souriait gentiment, je n'ai pas eu l'impression qu'elle était très épanouie.
La jeune reine d'Angleterre est comme elle ,exilée loin de sa famille, mais Ciarà sait que Katy et elle ont la chance de ne pas être mariées. Elles ont gagné, provisoirement, cette liberté.
Refusant de penser déjà à O'Connor, Ciarà se lève et s'avance vers la fenêtre où un soleil londonien, donc timide, éclaire le parc de la résidence. Elle tourne le dos à sa sœur en réfléchissant. Elle se demande si elle doit lui parler de l'écossais. Curieusement, elle qui partage toujours tout avec Katy, n'a pas envie d'évoquer le sujet avec elle. Elle a envie de conserver le souvenir de cette conversation secret. Un secret sage, doux et précieux.
Un nouveau cake en main, elle s'assoit sur un petit fauteuil devant la fenêtre en observant sa sœur qui ne la quitte pas des yeux.
— Oui ?
Kate sourit et bouge ses petits doigts fins devant sa bouche. Ciarà fait la moue.
— Tu veux savoir à qui j'ai parlé ?
Un hochement vigoureux de la jeune femme brune la fait sourire.
— Alors... des écossais... encore des écossais. Jeunes et vieux. Il y en avait beaucoup. De rares écossaises. De vieilles dames respectables, raisonnables et ennuyantes. Le roi aussi m'a parlé.
Le regard vert de Kate s'illumine d'une lueur de curiosité et de reproches.
— Oui j'aurais peut-être dû te le dire plus tôt. Il m'a fait demander, car il voulait voir ma marraine et on lui a dit que je pouvais aussi servir d'attraction.
Un coup d'œil vers sa sœur suffit à Ciarà pour comprendre que celle-ci est suspendue à ses lèvres. Elle sourit nerveusement avant de reprendre son récit.
— Je t'ai dit qu'il y avait une majorité d'Écossais ? Et quelques Anglais et Anglaises. Il paraît que la mode est au croquis. Être "croqué" en soirée est le comble du divertissement. Bref. Quelques écossais ont annoncé leurs fiançailles.
Ciarà réfléchit une seconde en regardant distraitement par la fenêtre.
— En fait, je pense que c'est plutôt le roi qui a ordonné des fiançailles entre des... couples qui ne se connaissent pas. J'ai l'impression qu'il veut créer certaines alliances et rendre les Écossais redevable. Bref, ces messieurs ont souhaité que je les dessine. Rôle que marraine aurait dû tenir si... elle était venue. Alors j'ai esquissé rapidement les traits de Lord Carnegie, un gentil monsieur de soixante ans, perruque brune et ventre bedonnant, ensuite celui de Lady Carter, une jolie jeune fille de seize ans à peine, rougissante et timide dont le fiancé n'a pu se déplacer à Londres. Enfin le prince Henry Frédéric, jeune neveu du roi a souhaité lui aussi devenir mon modèle. C'était à la fois excitant et effrayant de voir ces gens... m'entourer et me presser de questions et de sourires faux dans l'espoir d'être dessiné. J'avais un peu peur de leur déplaire, je n'ai pas du tout le talent de marraine et je ne sais pas être... complaisante.
Excitée, Kate rejoint sa sœur et lui serre le bras, un peu inquiète.
— Ne t'inquiètes pas. Tout s'est bien passé. Personne ne te veux de mal ici. Et être "protégée" par le roi pour mon don est plutôt un avantage. Mais...
Préoccupée, elle hésite. Elle sait qu'elle doit annoncer à Kate qu'O'Connor est à Londres et qu'il pense l'avoir vu à la soirée. Kate a droit à un peu de paix après ce voyage fatiguant pour le fuir.
L'ironie du sort voulant qu'il vienne à Londres lui aussi. Pour réclamer sa fiancée probablement.
Une nouvelle fois, Ciarà maudit intérieurement son grand-père de les avoir mises dans cette situation. Le vieil homme colérique et égoïste a vendu sa petite-fille à son voisin. Sans, bien sûr, tenir compte de son handicap, sans même le signaler au fiancé. Elle se souvient du jour où, paniquée, Kate, a fait irruption dans la chambre de Ciarà, un peu comme aujourd'hui et l'a suppliée de jouer son rôle lors de la première rencontre. Les deux sœurs se ressemblent tellement, hormis la couleur des cheveux que l'idée de faire connaissance avec l'homme qui devait devenir son époux de façon indirecte avait paru rassurer la fiancée. Ciarà, ne pouvant rien refuser à Katy avait obtempéré. Elle avait accepté de rencontrer Seamus O' Connor avec une perruque brune. De fait, maintenant, elle n'a nul besoin des avertissements de Niall Murdoch pour savoir de quoi était capable le laird : elle avait vécu les pires instants de sa vie dans les bras de cet homme.
— Katy. Seamus est à Londres. Il m'a aperçu hier et comme je portais encore la perruque brune pour cacher mes cheveux trop courts... il m'a pris pour toi.
Ciarà a pris son courage à deux mains : Katy doit savoir. Elle la prend par les épaules et caresse doucement la joue pâle de sa sœur où coule déjà une larme.
— Ne t'inquiètes pas. Je me suis enfuie dans les jardins. Il n'a pas la certitude que c'est moi, ou toi. Il ne peut rien contre nous ici.
Malheureusement, il connaît le lien entre la famille Mac Millan et Lady Lealy-Bale, marraine de Ciarà. Elle espère cependant que la position et la réputation de sa marraine, Lady Lealy, suffira à éloigner l'homme ou du moins à l'effrayer suffisamment pour qu'il se taise et n'ébruite pas ce qu'elle a caché même à sa sœur.
Quelques instants, les deux sœurs restent silencieuses. Elles ont fui l'Écosse et leur foyer pour que cet homme cesse de les importuner. Elles ont pris des risques en voyageant seules et sans protecteur à travers le pays pour se réfugier dans la capitale londonienne et voici que le hasard, ou le mauvais sort, les remet en présence de celui qui est la cause de leur malheur.
— Nous y arriverons, Katy. Marraine nous protégera même si elle ne sait pas tout, elle n'admettra pas que nous soyions mariées, toi ou moi, contre notre gré.
Katy a un sourire triste et essuie ses larmes, remerciant sa cadette du regard. Ciarà force l'optimisme de ses propos. Elle est consciente que Lady Mary, aussi gentille et indépendante soit-elle, ne pourra rien faire si grand-père Mac Millan vient à Londres ou envoie un message demandant le mariage. Il est leur tuteur depuis la mort de leur père et la disparition de leur frère ainé. Une femme n'est jamais majeure. Sauf veuve. Cette idée rappelle, une nouvelle fois à Ciarà les propos curieux échangés avec l'homme aux yeux bleus.
Lorsque quelqu'un toque doucement à la porte, les deux jeunes femmes sursautent alors que Milly, la gouvernante entre discrètement.
— Mesdemoiselles, l'eau chaude pour vos toilettes est disponible. Lady Mary a demandé que vous descendiez vers dix heures.
— Merci Milly, nous allons nous préparer.
Alors que Katy s'éloigne pour rejoindre sa chambre, deux jeunes servantes entrent dans la pièce portant des seaux d'eau tiède et des serviettes. L'une d'elles, interroge la jeune fille.
— Souhaitez-vous de l'aide, Miss Ciarà ?
— Non je vous remercie.
Si elle s'est habituée rapidement à l'agréable confort de la chambre et de l'eau chaude pour la toilette quotidienne, elle ne peut accepter de se dévêtir et de se laisser habiller par une autre.
Versant de l'eau dans le broc, puis dans la cuvette Ciarà humidifie un linge propre avant de délacer sa longue chemise de nuit en coton. Le fin tissu glisse sur sa peau, dévoilant le corps pâle de la jeune femme. Se penchant sur la cuvette d'eau tiède, elle effectue sa toilette machinalement. D'une main un peu tremblante, elle nettoie ce corps qu'elle refuse de regarder avant d'enfiler avec soulagement une chemise propre.
Elle termine ensuite rapidement sa toilette, nettoyant son visage et tentant de lisser ces cheveux. Devant le miroir, Ciarà contemple sans le voir son reflet. Elle, si habile à détailler les traits des autres, ne voit pas le reflet d'un visage fin et diaphane parsemé de quelques taches de rousseurs. Elle ne distingue pas la puissance des prunelles vertes aux reflets mordorés. Ciarà est indifférente au front altier et à la chevelure cuivrée qui frisotte joliment et dont les boucles commencent à recouvrir sa nuque fine. Elle se connaît trop. Enfin seule, dans le miroir un peu flou, elle ne voit que le reflet bleu pâle des yeux francs de celui qu'elle voudrait dessiner avant que la beauté des traits ne s'estompent de sa mémoire.
Troublée, elle pose la brosse au manche en bois sculpté. Pourquoi cet homme la poursuit dans ses rêves et à sa toilette ? Fronçant les sourcils, Ciarà décide de repousser la question et se levant avec légèreté, elle se dirige vers son secrétaire disposé devant l'autre fenêtre. Un emplacement idéal : il bénéficie de la lumière du jour la plupart du temps. Fébrile, elle sort une feuille blanche et la jolie boîte damasquinée de sanguines offerte par marraine.
Immédiatement, elle s'assoit et commence le portrait qui l'obsède. Une barbe bien taillée, une cicatrice à demi-dissimulée, un visage large et puissant. Des traits marqués mais séduisants et ce regard. Ce regard bleu que le crayon ocre ne peut saisir. Les gestes sont habiles et précis. Même si elle ne l'a jamais vu à la lueur du jour, elle a fixé ses traits autant que possible. La jeune femme est concentrée et estompe maintenant les contours, affine le tracé, rehausse une ombre, éternelle insatisfaite, elle se mord la lèvre inférieure, penché sur sa table, le monde a disparu dans la bulle de créativité où elle s'est isolée. Seule une main sur son épaule la fait sursauter alors qu'elle contemple le résultat de son travail. Tournant la tête, elle croise le regard interrogateur de Katy.
— C'est Niall Murdoch. Je l'ai revu hier soir.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro