Chapitre 4 : Joseon
Hanyang*. 1513.
Les petites espadrilles en fibre de chanvre s'usaient sur la terre glacée. Le jeune homme ne ressentait plus le froid, ses pieds étaient comme anesthésiés, habitués aux hivers rugueux.
Son visage fin, son teint pâle et ses lèvres d'un rose profond se confondaient avec le paysage enneigé. Ses cheveux longs, noir ébène, étaient attachés négligemment et tombaient dans son dos. Il avait une allure quasi-féminine mais paraissait robuste.
Il tenait fermement dans son poing le nyang* que son père lui avait donné :
"- Tiens, mon fils, va t'acheter ce qui te fait plaisir."
Les yeux pétillants du jeune adolescent s'étaient écarquillés. Il n'avait jamais pu voir une vraie pièce de monnaie, en ses seize années de vie avec son père.
Il était né comme le fils de la servante de la famille Choi, grand notable d'Hanyang. Sa mère perdit la vie en donnant naissance à Jaejoong. Son père, qui était également un servant dans cette famille éleva l'orphelin, prenant le rôle du père, et comblant l'amour maternel.
Jaejoong se demanda ce qu'il pourrait s'offrir. Il passa devant l'étal d'un vendeur qui proposait des mets qui semblaient délicieux au jeune homme.
Parmi les gourmandises, il repéra des kakis séchés dont le jeune maître qu'il servait, était friand.
Jaejoong se lécha les babines. Il avait toujours rêvé d'en goûter.
Jamais son maître ne le lui en avait donné. Bien au contraire, il prenait un malin plaisir à les avaler tout rond en léchant ses lèvres où le reste de sucre glace s'était déposé.
Avec un nyang, il pouvait s'en offrir deux. Un pour lui, et un pour son père.
Le jeune homme posa fièrement la pièce sur la gondole et héla le marchand :
"- Monsieur ! Donnez-moi deux kakis séchés s'il vous plaît !"
Le gros homme se retourna et dévisagea le gamin à l'allure malingre. En voyant sa pauvre tenue, il se mit à rire :
"- Deux kakis ? Rien que cela ! Et où as-tu volé cet argent ?"
Jaejoong bégaya :
"- Je... Je... Je ne l'ai pas volé ! Mon père a travaillé dur pour l'avoir !"
"- Tu l'as pris à ton maître, n'est-ce-pas ? Je devrais avertir les autorités !"
Le jeune homme, penaud, reprit sa pièce et fit demi-tour. Il tomba nez-à-nez avec le jeune maître de la maison et ses amis.
Ils avaient le même âge, étaient nés la même année, mais la différence de leur rang avait creusé un énorme fossé entre eux.
"- Tiens, voilà, le mendiant !" ricana le sale gosse. "Tu cherchais quelque chose ? Ces délicieux kakis, peut-être ?"
Jaejoong, tête baissée, humilié, essaya de se frayer un passage pour partir, mais le jeune seigneur l'attrapa par la manche.
"- Attends ! J'ai besoin de toi pour quelque chose. Si tu nous suis, je t'acheterai ces kakis... "
L'air mauvais de l'adolescent ne présageait rien de bon et Jaejoong secoua la tête pour refuser.
"- En fait, on ne t'a pas demandé ton avis." rétorqua l'un des amis qui enserra les épaules du jeune garçon qui se sentit démuni.
Ils l'entraînèrent vers la forêt. Les nobles enjambèrent avec quelques difficultés les branchages, encombrés de leurs hanboks soyeux.
Les bords de leurs longs manteaux traînaient dans la neige se salissant au fur à mesure de leurs pas, sans que cela ne leur importe.
Toujours en se laissant traîner par les compères, le jeune garçon se demandait comment leur échapper. Il se doutait qu'il serait, une fois de plus, victime d'un de leurs sales coups.
Le jeune maître prenait un malin plaisir à harceler et à persécuter ce gamin à l'air fragile. Cela en était devenu presque jouissif. Il exultait quand il voyait les larmes rouler sur le doux visage efféminé.
Il regorgeait d'idées pour le tourmenter : il l'avait balancé dans un puit, heureusement, sec ; mis des araignées dans ses espadrilles ; balancé des grillons par la fenêtre de la pièce où il dormait... Mais sa plus grande victoire avait été le jour où il avait coincé le jeune garçon, en pleine nuit, dans la grange attenante à la maison, et vicieusement l'avait déshabillé et caressé malgré ses plaintes.
Jaejoong s'était alors rebiffé, n'en pouvant plus de ces tourments. Mais le maître de la maison, le géniteur du petit vicelard, avait alors puni son père, en l'enroulant dans une natte de paille et le battant plus de cinquantes coups avec des gros rondins de bois.
Le jeune garçon s'en était évanoui de pleurs et de demandes de pardon.
Dès lors, il préférait subir les humiliations du petit salopard plutôt que de voir son père en cet état.
Il ne subissait pas par faiblesse, mais chaque persécution qu'il endurait, faisait grandir en lui son désir de vengeance.
"Un jour je serai libre, et puissant, je le jure. Ce jour-là, jeune maître tes regrets seront tout ce qu'il te restera..." se répétait-il, convaincu...
La troupe arriva près d'une petite grotte et sans avertissement aucun, Jaejoong fut propulsé à l'intérieur par les adolescents hilares qui bloquèrent l'entrée par une pierre.
Jaejoong sentit l'angoisse arriver. Depuis le jour où il était resté coincé dans le puit pendant plusieurs heures, il avait développé une sorte de claustrophobie. Sa respiration s'accélérait, son rythme cardiaque aussi. Ses jambes le lâchèrent d'un coup et il se retrouva au sol. Assis contre la pierre froide, les bras enserrant ses jambes, il posa sa tête sur ses genoux et se mit à pleurer en silence.
Sa hargne grandissait, sa colère était à son paroxysme. Il entendit la voix du jeune maître dire à ses amis :
"- On reviendra d'ici quelques jours pour voir son état." Et partir dans un fou-rire qui lui glaça le sang.
Naître pauvre à Joseon était un fléau, une tare. Un destin dont personne ne pouvait s'accommoder.
Au bout de quelques minutes, le silence se fit. Les petits voyoux devaient être partis. Jaejoong tâcha de retrouver ses esprits... Son père lui répétait sans cesse que chaque problème avait sa solution. Il n'allait pas crever là !
Il tâtonna dans l'obscurité, la paroi froide de la roche qui bouchait l'entrée. Ils s'y étaient mis à cinq pour la bouger... Est-ce qu'à lui seul, il aurait assez de force pour la retirer ?
Peu importe comment il le devait.
Il poussa de toutes ses forces, mais elle ne se déplaça pas d'un centimètre.
Soudain, le jeune homme fit un bond monumental en arrière. Une chose visqueuse avait effleuré sa main. Dans le noir, il ne distinguait absolument pas ce que c'était.
La chose revenait sur lui, emprisonnant sa cheville. Son sang se glaça, quand il comprit. C'était un serpent. Il plaqua ses deux mains sur la bouche pour s'empêcher de crier et d'effrayer l'animal qui risquait d'attaquer. L'effroi l'envahit. L'urine s'échappa malgré lui, trempant son pauvre pantalon de toile.
Le serpent, surpris par la miction, mordit le garçon dans la cuisse. Jaejoong poussa un cri, plus de surprise que de douleur.
Il connaissait les serpents, et poussa un petit soupir de soulagement. Une morsure indolore ne pouvait venir que d'une couleuvre. Sans danger, donc. Il s'assit en attrapant l'animal entre ses mains.
"- Je t'ai fait peur. Pardonne-moi. Mais tu m'as effrayé, toi aussi..." Les larmes lui montèrent. Il était assis, seul, dans le noir, enfermé, à parler à une couleuvre... Il devenait fou...
D'un coup, il aperçut une petite lumière qui volait autour de lui.
"- Une luciole ? En plein hiver ? Impossible ! "
"- Impossible, le crois-tu ? Si tu ne crois pas à l'impossible, alors reste donc coincé ici !"
Le jeune adolescent tourna sa tête dans tous les sens pour comprendre d'où venait cette voix rude.
La luciole continuait à vire-volter près de son oreille.
"- Qui... Qui... Qui est là ?"
"- Veux-tu croire en l'impossible pour sortir de cet endroit ? Es-tu prêt à y laisser ton âme ?"
Jaejoong pensa qu'il devenait fou, qu'il entendait des voix. Il chassa du revers de la main, l'insecte lumineux qui l'agaçait en disant négligemment :
"- Je vendrai mon âme à celui qui me donnera assez de puissance pour me débarrasser de ces connards prétentieux..."
"- Entendu. Quand tu auras gagné en maturité, je viendrai prendre ton âme en échange de ta puissance qui durera l'éternité."
À ces mots, la grosse pierre se déplaça, laissant Jaejoong sortir en toute hâte, sans réfléchir. Il courru pour rejoindre le chemin du village.
Transi par le froid, ses habits souillés, il arriva près de la petite pièce qu'il partageait avec son père. Ce dernier l'attendait, mort d'inquiétude, se rongeant les ongles. Un petit feu était allumé, et l'odeur du bois brûlé apporta un sentiment d'apaisement au jeune homme.
Quand son père le vit, il se précipita sur lui pour le prendre dans ses bras.
"- Où étais-tu ?" Sa voix tremblait, et ses yeux étaient rougis. Son fils était toute sa vie.
Alors Jaejoong lui raconta toute l'histoire. Le nyang, les kakis, le marchand, le jeune maître, la grotte, la couleuvre... Et la luciole.
"- Tu... Tu as vraiment dit que tu donnerais ton âme ?" Son père s'inquiétait.
"- Je ne le pensais pas vraiment... Mais, je... Enfin... Les lucioles ne parlent pas ! Il n'y a pas de lucioles en hiver !"
Il éluda la question d'un revers de la main. Tout en lui donnant des habits propres, son père semblait de plus en plus préoccupé :
"- Il n'y a pas de lucioles en hiver. Encore moins de lucioles qui parlent... Et qui bougent des roches ! "
Jaejoong frémit.
"- Papa ! Arrête! J'ai eu assez peur..."
"- Dans cette forêt, il y a un Gumiho*... Il n'est peut-être pas seul... Il y a sûrement d'autres êtres... Et tu as fait une promesse dangereuse ! "
Jaejoong s'assit en tailleur près du feu et fixa son regard dans les flammes qui dansaient devant lui, puis déclara :
"- Et quand bien même... Si je peux faire souffrir cette ordure je suis près à vendre mon âme et bien plus !"
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*Hanyang : ancienne Séoul sous Joseon (ancien nom de Corée)
*Nyang : monnaie de l'époque de Joseon
*Gumiho : être légendaire représentant un renard à neuf queues pouvant se prendre une apparence humaine.
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