
Prologue
Phoe s'écroula à genoux dans une ruelle de terre battue, loin des marchands et des chevaux. Ici, tout était gris, tout se taisait, son ombre même s'évaporait au loin. Qu'avait-on encore fait ? Toutes les minutes, elle courait après cette question, pour la fuir dès qu'elle parvenait à l'effleurer.
Non. Elle ne voulait pas savoir. Le temps la harcelait, il lui hurlait d'observer d'elle-même ce qu'il se passait devant ses yeux clos, mais elle ne voulait pas savoir. Alors, elle se laissa de nouveau glisser sur les cailloux secs, le regard fixé sur du vide. Elle attendit que le monde s'étire et que son corps la quitte à son tour.
Ainsi en était-il, et allait-il toujours en être.
***
Empire de Hanâ, an 1766
— Liz ! s'exclama Xi avec entrain.
Sa voix d'enfant bifurqua tout juste entre la marée de passants marchant là : elle courut donc après son amie. Les grands yeux noirs de celle-ci s'illuminèrent lorsqu'ils se posèrent enfin sur elle. Elle aussi venait d'ouvrir la bouche, mais le brouhaha de l'avenue de leur village, envahie de vendeurs et de mules et de chariots, étouffa tout mot qu'elle tenta de lui lancer.
Alors, Xi se contenta de foncer jusqu'à elle dans un grand sourire, et lui ficha un livre sous le nez. La bouille plate de Liz passa de surprise à sceptique.
— Xi, bouda-t-elle tout bas. Si tu veux lire des archives sur le Diable, fais-le dans un endroit moins animé !
— C'est justement car c'est animé qu'on est invisibles, lui assura l'autre. Cette fois-ci, j'ai trouvé une illustration des Diables.
— Des ? Je croyais qu'il n'y en avait qu'un.
— Il n'y en a qu'un, mais il en a plusieurs aussi !
— Ça n'a pas de sens...
Xi tira son amie jusqu'au bord herbeux de l'allée, juste devant une auberge de vieilles pierres close depuis longtemps déjà. Elle la força à s'asseoir, s'affala à côté d'elle, et ouvrit le vieil ouvrage, pile à la page qu'elle avait marquée avec une feuille de chêne. Dessus, une illustration plus ancienne encore ; l'encre tournait au terne, et bavait parfois sur les cadres du portrait d'un Diable.
Celui-ci était grand. Il levait un bouclier et une lance, l'air victorieux. Derrière suivaient bien des personnes armées, une volée de papillons, et des ombres noires.
Liz, au lieu de s'intéresser au démon lui-même, pointa ces dernières avec curiosité.
— Ça, c'est quoi ?
— Les autres Diables ! annonça fièrement Xi. Il paraît qu'ils se passent le rôle. Du coup, y a une lignée de Diables. Les ancêtres veillent sur les débutants.
La longue chevelure ébène de Liz cacha son expression : son amie poussa l'une de ses deux tresses frontales, les sourcils froncés.
Normalement, elle n'avait pas le droit de les toucher. Mais Liz était Liz, et Xi était Xi. Xi, elle, songeait à couper l'une de ses propres torsades pour Liz, car elles étaient si proches. Elle se laissait encore deux ans devant elle – ses douze ans atteints, elle allait pour de bon se décider. Abandonner à jamais une tresse pour s'engager auprès de Liz, ou la garder avant de trouver son « âme sœur. »
— Je ne comprends pas, bougonna alors Liz. « Il n'y en a qu'un, mais il y en a aussi plusieurs. »
— C'est comme nos Empereurs et Impératrices, développa l'autre avec énergie. Les autres existent toujours, ils appartiennent juste...
... aux générations précédentes. Un vif galop la coupa net. Elle regarda, éberluée, un cheval affolé tirer une calèche toute bossue et branlante ; sa conductrice, une femme au carré noir et aux prunelles noires, retenait tant qu'elle malmenait les rênes retenant l'animal. Puis, ses yeux bridés se posèrent sur Liz.
Yeux vides, voilés. La carriole se tourna d'elle-même vers elle et son amie : le temps passa au ralenti.
Liz poussa Xi au loin avec panique, sa première tresse tomba à terre. Son regard affolé se posa ensuite sur le véhicule ; elle bondit en arrière, trop tard. Il s'écrasa contre le mur de l'auberge avec fracas. Chaque planche, chaque poussière, Xi les étudia voler en un nuage chaotique. La mâchoire du cheval éclata dans une giclée de sang, le toit s'effondra, on hennit et hurla à pleins poumons.
Puis, un silence de mort.
Xi tendit sa main vers Liz. Mais Liz ne ressemblait plus à Liz. Comme le cheval, Liz n'avait plus de visage : seule une bouillie blanchâtre et pourpre. Son corps en chancela, et s'écroula au sol tel une poupée de chiffon.
Liz était morte.
***
Seule, sur sa paillasse bourrée de paille. Xi entendait tout juste, au travers des frêles murs de sa maison, les soldats de l'Empire de Hanâ parler à ses parents. Les chauds rayons du soleil rebondissant sur le pin et la chaume, elle les haït. Les égratignures témoins de sa recherche frénétique du corps de Liz, elle les haït. Les bulles de sang sous ses ongles, elle les haït.
Et les gardes qui étaient venus trop tard, l'avaient interrogée trop tard, et s'étaient tournés trop tard vers la foule, elle les haït.
Ces gardes mêmes partirent enfin, dans les lourds cliquetis de leurs lourdes armures. D'autres pas, plus légers, s'approchèrent de leur chambre, à elle et son frère et ses parents. Sa mère, Misa, ouvrit la porte.
— Tout va bien, maintenant, hésita-t-elle. L'enterrement sera décidé dans un jour ou deux.
Xi ne flancha pas même lorsqu'elle posa une main sur ses épaules. Son corps s'affala un peu plus sur lui-même : alors, sa parente s'agenouilla en face d'elle.
— Dis, maman, souffla toutefois Xi d'un timbre vide. Pourquoi le chariot a frappé Liz ?
— C'était un accident...
— Non. Pourquoi le chariot n'a pas frappé la dame d'à côté ?
Misa recula dans un tremblement ; une horreur sans nom modela sa face solide.
— Ou pourquoi il ne m'a pas frappée ? continua laborieusement Xi. Maman. Je ne comprends pas.
— Ne dis pas ça ! On ne peut pas revenir en arrière, se précipita sa parente. Les choses iront, d'accord ? Ça passera ! Ça arrive, et ça passera.
— Dans ce cas, pourquoi la meurtrière n'a pas été arrêtée... ?
— Xi, les meurtriers n'existent pas.
Mais le Diable existe, pensa l'enfant. Elle se ramassa un peu plus sur elle-même, sous le choc et la douleur et la fatigue. La fatigue. Non, elle n'était pas fatiguée.
Elle ne pouvait pas être fatiguée.
— Qu'est-ce que tu tiens dans ta main ? chuchota alors Misa.
Xi ouvrit sa paume avec difficulté. Dedans, la longue tresse noire et terreuse de Liz : celle qui était tombée, lorsqu'elle avait poussé Xi. Misa poussa un court soupir. Elle lui répéta que tout allait bien aller, ou que cela allait passer. Mais « tout », c'était quoi ? Et « cela » ? Qu'est-ce que ça voulait dire, « cela » ?
Puisque ces questions restaient coincées dans sa gorge, elle ne parla pas. Elle se contenta de s'écarter lorsque sa mère lui dit de rendre la tresse à la famille de Liz. On eut beau persévérer, on ne tenta pourtant jamais de la lui arracher.
— Cette tresse signifie de se vouer à quelqu'un, jusqu'à sa mort ! se contentait d'insister Misa, d'une voix affolée et pressée. Elle revient à ses parents !
Néanmoins, elle eut beau parler et parler et parler, l'enfant ne rendit jamais la seule chose que Liz avait laissée derrière.
Xi la garda jusqu'à l'enterrement, le surlendemain. Elle la cacha ensuite dans la poche de son pantalon de lin. Lorsqu'elle réalisa que Liz n'allait jamais revenir, qu'elle était enterrée sous terre et allait nourrir les fleurs, elle noua ce précieux bout de coiffure autour de son poignet. Sa famille et celle de son amie finirent par le lui céder.
Seul Loë, son autre ami, vint ensuite lui rendre visite. Au bout de deux semaines, il proposa d'aller jouer dehors. Au bout d'un mois, il se tut de nouveau. Lorsque l'hiver arriva et que la neige recouvrit les toits et la terre, il se fâcha enfin.
« Le monde est beau, dehors ; pourquoi t'y vas plus ?! » « Tu fais que parler du Diable. Mais il existe pas. Il aidera pas ! » « T'es pas sérieuse... ? Tu vas pas aller le chercher ? Personne sait où il est ! »
Et, un an après, Loë arriva trop tard. Quand il entra dans la pauvre salle d'eau de Xi, il laissa tomber avec fracas ses livres contre le plancher, et se précipita vers elle. Mais elle avait déjà tranché sa première tresse, les yeux bouffis sous ses pleurs furieux et muets.
Puisque Liz avait laissé la sienne derrière, elles devaient être quittes. L'une avait donné sa vie, et s'était engagée pour l'autre : si Xi ne faisait pas de même, elle ne valait pas mieux que cette dame qui l'avait tuée, ou les rats qui mangeaient les pommes pourries que laissaient derrière eux les marchants.
« Être quittes. » Cependant, Xi ne promettait à Liz que sa dévotion : il restait sa vie entière. Alors, tandis qu'elle coupait la moindre de ses mèches dorées avec de pauvres ciseaux rouillés, elle décida de la lui offrir aussi.
Elle allait la passer à chasser le Diable que Liz avait toujours voulu voir. Une fois l'avoir rencontré, elle allait lui demander de ressusciter Liz. Une fois Liz ressuscitée, Xi allait finir ce qu'elle avait voulu lui expliquer.
Et si le Diable rejette ma vengeance, ragea-t-elle, je n'aurai qu'à prendre sa place !
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