Chapitre XXVIII
Phoe avait manqué de s'oublier, aux côtés de Xi. Outre son ancienne identité et la vieille, vieille tresse de Xi autour de son poignet, souvenirs de sa sale vie d'avant, le reste s'était tant confondu avec un rêve qu'elle en avait perdu ses remords. Et, durant les premiers mois après leur rencontre, Phoe ne l'avait pas quittée. Elle avait constaté que le style de combat de Xi avait changé, et l'avait imprimé dans son crâne. Elle avait tout autant retrouvé, à son plus grand bonheur, un Loë exempté de cernes.
Mais peu s'était-elle attendue à ce qu'il tente d'envoyer une missive à Xi. « Phoe est probablement la conductrice de la calèche ayant écrasé Liz et ton frère. » Là avait-elle cru y passer. Durant les mois suivants, elle s'était déchaînée pour brûler ces lettres, car perdre Xi la terrassait ; garder un comportement cohérent lui avait coûté tout autant de force, mais leur vie à tous était en danger si elle dérapait.
Phoe s'était sentie si coupable, mais s'était convaincue que c'était pour le bien de tous. Si elle disparaissait, ils allaient mourir. Et elle était en si bon chemin ! Loë s'était lancé dans l'alchimie, Shazar l'avait rejoint, Xi semblait se calmer, que demander de plus ?
Puis, la petite partie de Diablesse l'avait notifiée d'un « mauvais pressentiment ». Phoe l'avait aussitôt lié aux parents de Xi. Son père s'était tué, dans son monde d'origine. Qu'il recommence n'était pas surprenant.
Elle avait vu juste. Elle les avait sauvés de justesse, pour le prix d'une absence d'un mois. Et, au beau milieu de sa démente satisfaction, elle avait négligé la lourde menace des messages de Loë. En revenant à l'École, le regard de Xi l'avait démolie.
Comment avait-elle pu oublier qu'elle était la source des souffrances de la jeune fille ? Quelle folie l'avait animée, pour ne plus refuser de la lâcher et s'épanouir à ses côtés avec dignité ? Hautaine, lâche, monstrueuse : elle s'était de nouveau enfuie, couverte de honte.
« Je n'aurai qu'à l'arrêter aux finales. Je n'aurai qu'à rejoindre une autre école. Shazar et Loë s'en sortent, il n'y a plus que Xi. À quoi bon nouer des liens avec elle ? Mes mains couvertes de sang et de crasse vont la salir. »
Cependant, les finales, elle les avait échouées. Frapper Xi ? Impensable. Elle l'avait assez torturée comme cela. Mais elle s'y était tout de même attelée, elle l'avait combattue de tout son saoul... en vain. Un autre échec : combien allaient s'empiler sur ses épaules déjà alourdies ?
« Je n'ai pas le temps de me morfondre. Je n'ai pas le droit de souffrir. Le voyage, je dois arrêter le voyage. »
Son itinéraire, elle le connaissait sur le bout des doigts, et croiser de nouveau Xi l'avait tant accablée que soulagée, et se jurer de la protéger l'avait lavée d'une petite partie de ses péchés. Donc personne, personne n'allait lever le doigt sur elle en sa présence.
Si elle n'avait pas pu taillader les Arbres à Paroles, au moins les avait-elle chassés des esprits de Loë et Xi. Shazar s'était aussi embarqué auprès d'eux, mais il n'avait que souhaité voir du monde. Et elle les avait protégés de cette tempête divine les ayant assaillis de nulle-part.
N'avait-elle pas sauvé ces trois-là des éclats orgueilleux entre le Paradis et les Enfers ? Même si ces conflits n'avaient pas existé dans le monde d'avant, Phoe ne pouvait pas en être la cause ! Elle s'était faite si petite, elle avait agi avec tant de soin, que rien n'était de son fait. Elle répandait le bien, elle avait faux sur toute la ligne, elle s'aveuglait.
Depuis le début, elle s'aveuglait.
Je suis un monstre. Je suis une menteuse. Je suis une ordure. Je ne vaux rien. Je ne te mérite pas. Elle ne méritait pas la Xi allongée à ses côtés, dans l'auberge d'un petit village de l'Empire de Ki, après leurs baisers et leurs étreintes. Je ne te mérite pas, mais tu restes à côté de moi...
— Merci.
Simple murmure, et Xi la serra un peu plus contre elle. Alors, ses larmes, Phoe les dissimula au sein de leurs draps. La peau de son amie était si tendre, si rassurante. Et elle osait s'y reposer, après ces années de catastrophes ?
Elle n'en pouvait plus. Qu'elle échoue à sa tâche : au moins son existence allait-elle être éradiquée d'un monde où elle ne répandait plus que la peste. Et puis, elle avait promis à Yllias de se rendre. Se rendre à qui, peu importait, mais se rendre.
Puisque la Diablesse au sein de Phoe s'était éteinte depuis leur départ de la maison de Shazar, puisqu'elle s'était mise des œillères en se persuadant que cela n'était qu'un bon signe, puisqu'elle réalisait désormais à quel point sa personnalité était distordue... Je vais faire en sorte que Xi me déteste. Puis, je vais mourir. Puisque Xi me blâmera, elle n'ira plus voir le Diable, n'est-ce pas... ?
Oui, seule son exécution pouvait réparer les pots cassés. Alors, le lendemain, elle s'extirpa avec soin des bras de Xi, elle lui écrivit le même mot que la veille, elle ne tenta pas d'essuyer ses larmes. Dès son premier pas dans l'allée bondée du centre du village, elle se racla la gorge afin de clamer ses crimes.
— Je suis Phoe, Cheveux Noirs Yeux Noirs. Je suis celle qui a renversé Liz, Cheveux Noirs Yeux Noirs. Je me rends auprès de la Garde Impériale de Donya pour mon jugement !
On l'embarqua sans attendre ; Xi allait être sauve, on allait cesser de viser Loë, Shazar allait les ramener chez eux. Du moins, elle l'espérait du plus profond de son cœur déjà éteint. Jusqu'à la cellule dans laquelle on l'enferma, malgré la souffrance des chaînes autour de ses poignets, elle daignait espérer encore.
Une poignée de jours plus tard, on annonça enfin sa pendaison. Elle souhaita rire de toute son hystérie, hurler ces années assommantes dont elle avait souffert. Même lorsqu'on l'amena sur l'échafaud durant un jour de pluie, devant une cinquantaine de personnes, elle affichait toujours un sourire détruit. Mourir asphyxiée ? Elle avait été aveugle, pour ne pas voir que c'était la solution à la désastreuse situation de Xi, Loë et Shazar, dont elle avait de jour en jour empiré les destins.
Mais le cri qui dévala le versant montant jusqu'aux Forêts du Nord éclata ce rêve. Les secousses de onze Sangliers Géants au service d'une Xi enragée tirèrent brutalement Phoe de ses illusions. On s'époumona, on écrasa, on creva, la jeune femme la ceintura sans pitié.
« Pourquoi tu es partie... ? » « Je tiens tant à toi que je pourrais en pleurer, et massacrer tous ceux qui menaceraient ta vie... » « La dernière fois que c'est arrivé, c'était pour Liz, et... et tu clames l'avoir renversée ? »
— C'est quoi, ça, Phoe ?!
Les mots de Xi s'aiguisaient un peu plus de seconde en seconde. Ils empalèrent Phoe sans pitié, car elle aussi, dix ans ou trente ans ou cent ans plus tôt, aurait voulu demander à Xi pourquoi s'être sacrifiée pour elle, et lui dire qu'elle la chérissait du plus profond de son être.
Ses réponses faiblardes ne suffirent pas à calmer Xi. Lorsque celle-ci les balança à terre et la coinça de cet air tordu sous la souffrance, Phoe se sentit retranchée dans sa détresse la plus pure et primaire. Trop. Je ne peux plus continuer. Qu'elle me haïsse, ou je vais perdre la raison. Elle qui était venue jusque-là pour la tirer d'une mort certaine au prix de deux semaines de voyage avait au moins le droit de découvrir la vraie histoire des accidents de son frère et Liz.
Puisque c'était « trop », puisque Xi « avait le droit », Phoe lui débita tout. À sa frénésie se mêla des larmes brûlantes. Elles cramaient tant ses rétines que son monde ne se bornait plus qu'à Xi. Au fil des secondes, les traits se celle-ci se figèrent tant que l'ancienne future diablesse l'aurait confondue avec un portrait.
Mais lorsqu'elle se tut enfin, lorsqu'elle la supplia de la haïr dans un dernier geignement, sa bouche se mouva enfin.
— Phoe, articula-t-elle. La Diablesse dans ta tête. Où est-elle ?
Cette première question la stupéfia. Elle ne me hurle pas dessus... ? Mais son regard est terrifiant... Pourquoi elle ne crie pas ? Elle n'a pas de couteau sur elle ? Est-ce que j'en ai un sur moi ?!
— Phoe, réponds ! rugit-on.
L'intéressée bondit en arrière, la respiration hachée.
— Elle n'est plus là ! geignit-elle aussitôt.
— D'accord. Est-ce que tu me vois ?
Et une profonde confusion d'embourber ses pensées. Elle hocha la tête sans réfléchir : les paumes glacées et tremblantes de Xi épousèrent ses joues avec lenteur. La gorge de Phoe se serra petit à petit, à ravaler d'abjects sanglots.
— Xi, bégaya-t-elle à pleine vitesse. Maintenant, il faut que tu m'achèves. Sans moi, ça sera mieux. Tu le comprends, maintenant !
Elle écarta les bras, coincée entre le rire et les larmes.
— Puisque je te répugne, tu peux désormais te lâcher, hein ?!
— Tu ne me répugnes pas.
Elle se tut un instant, pour s'écrier de plus belle.
— Mais tu dois avoir une arme sur toi, non ? Non ?! Tu veux tuer la coupable – elle est juste devant toi !
Ses mains retombèrent lourdement contre le sol. Elle se recroquevilla sur elle-même telle une vieillarde maniaque et aliénée. Ses muscles convulsèrent, sa voix se brisa pour de bon.
— Juste, finis ton boulot..., l'implora-t-elle.
— Non.
Ton laborieux, et pourtant pas moins tranchant. Puisqu'elle ne relevait pas le menton, car elle avait si peur de voir l'air de Xi, cette dernière le remonta d'elle-même. Ses iris embués l'achevèrent mieux que n'importe-quel poignard.
— Je ne le ferai pas, tremblota-t-elle tout bas. Car, Liz, tu es la personne la plus brave et loyale que je n'aie jamais rencontré.
Phoe ne sut quand elle éclata en sanglots. Elle n'entendit que ses propres plaintes puissantes et tiraillées, et ne sentit que des bras l'enserrant si fort et la nuque brûlante de son amie. Xi, elle s'y accrocha comme si sa vie en dépendait. Elle se cassa les ongles sur sa cotte de mailles ensanglantée, y érafla son nez coulant. Elle régressa au stade d'enfant perdue et désespérée.
Combien de temps avait-elle attendu pour s'époumoner ainsi ? Un siècle, un bon siècle. Désormais, les morts de Xi, Shazar et Loë étaient derrière ; car Xi était en face d'elle, et Shazar et Loë les attendaient quelque part, vivants. Même la Diablesse dans sa tête s'était évaporée.
Alors, l'avait-on délivrée ? Pouvait-elle s'arrêter là, s'écrouler à genoux et balancer les horreurs qu'elle avait supportées des décennies durant ? Cette malédiction, s'en était-elle enfin débarrassée ?
— Xi, gémit-elle. Je veux rentrer à la maison...
Elle suffoqua au bout de cette pauvre phrase. Ses poumons se serraient, réalisa-t-elle. Elle avait mal, et elle ne le sentait qu'à cet instant. Elle posa deux yeux ronds sur Xi ; celle-ci entrouvrait les lèvres sous le choc. Son doigt chercha le pouls de l'ancienne future diablesse avec panique.
Dès qu'elle posa son index sur la carotide de cette dernière, sa face se décomposa pour de bon.
— Phoe ? Qu'est-ce qu'il se passe ?!
— Qu'est-ce qu'il se passe... ? s'étrangla-t-elle. Je ne sens rien d'anormal... juste...
Une toux l'agressa alors : elle s'écarta de justesse de Xi, et cracha... Du sang. Du sang, sur l'herbe vive sur laquelle elles étaient assises. Ses joues se refroidissaient, sa tête tournait.
— Le pacte, il mentionnait quoi ? paniqua son amie. Il y avait quelque chose qui menaçait ta vie ? Tu as dit... je ne me souviens plus, tu as dit quelque chose par rapport à la disparition de la Diablesse et de l'échec de la mission et je ne sais quoi !
— Si elle échoue, elle disparaît ; si j'échoue, je disparais aussi...
Et Xi se tomber à genoux, les lèvres tremblantes. Ses yeux exorbités la scrutèrent en détail.
— Non, chevrota-t-elle. Tu disparaîtrais d'un coup, et tu peux mourir une fois, donc tout va bien, hein ? Tu es juste fiévreuse et malade à cause de la prison. Rien de plus...
— Xi, réalisa lentement Phoe. Par où tu es passée, pour venir ici... ?
Pause, blocage, horreur.
— Les Forêts du Nord... où il y a les Papillons. Mais tout va bien ! Se précipita-t-elle. Shazar les a détournés ! Et puis, Loë est retourné dans l'Empire de Ki...
— Non, ça ne va pas ! contra vivement Phoe.
Ses tympans cillèrent aussitôt : elle serra les dents à cause de la douleur.
— Shazar n'est pas invincible... Loë ne va pas mieux. Si tous les deux sont morts, qu'est-ce qu'on fait... ?
— Non.
Elle gratifia Xi d'un regard éberlué. Ses traits étaient lugubres.
— Ils vont bien. Car Shazar est agile, et Loë n'avait pas l'air mal...
Pourtant, elle ne croyait pas ses propres paroles. Elle empoigna rageusement ses cheveux, la respiration hachée.
— Il faut juste que cette salope soit élue, c'est ça ? Ne disparais pas. N'ose même pas ! mugit-elle. Je reviens... Je vais te déposer dans une auberge. Je fais le reste, et tu te reposes, car t'en as assez fait et que tu ne mourras pas sous mes yeux, saisi ?!
Phoe n'eut pas le choix. Son état ne lui permettait plus de faire quoi que ce soit. Elle fut incapable de résister lorsque Xi la remit en selle face à elle et se précipita vers le village le plus proche. Plus les paysages défilaient, plus les heures s'enchaînaient, plus le monde se dissolvait.
Bientôt, elle ne vit plus rien.
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