Chapitre XXIII
Ils partirent de bonne heure le lendemain. Là où Xi avait choisi un cheval, d'après les locaux, « prêt à braver toute tempête, frères ! », lui se coltinait toujours leur ancien. Les paysages, à droite comme à gauche, avaient bien changé : certes des marécages, mais aménagés et luisant sous le soleil. Ils croisaient parfois des plantations, ou des espaces dédiés au bétail. Même de petites maisons se dressaient sur certaines parcelles.
Et surtout, leur chemin avait été clair, bordé et solide. Avait été, car désormais, ils se retrouvaient à la lisière de la vaste Forêt du Nord renfermant ces Sangliers Géants.
Shazar était chargé de garder leur Tortue Rouge et ses quelques sacs de bière ; Xi, elle, se tenait prête à se défendre à chaque instant. Parfois, elle étudiait son environnement avec confusion – et cela ne l'étonnait pas, au vu du rêve dont elle avait souffert la nuit même. Mais du reste, son regard aurait pu durcir même la plus sauvage des bêtes, tant il flambait sous une sourde détermination.
Elle le fixait désormais sur les grands arbres touffus et pourpre les attendant. Des bosses modelant la terre autour d'eux et des trous creusés au pied des racines témoignaient d'une forte population de tortues. Elles avaient même montré le bout de leur nez pointu, pour fuir dès qu'elles posaient l'œil sur l'otage de Shazar.
— Je vais en repérage ? posa Xi.
— Je viens avec toi. On ne sait pas quand est-ce qu'on croisera les Papillons Dévoreurs d'Âme... On va avoir besoin de la bière.
— Ne reste pas loin, alors.
Sur ce, elle pénétra le sentier tordu s'enfonçant dans l'ombre des bois. Il dut se faire violence pour la suivre. Et s'il fuyait à la seule entente d'un Sanglier, à la seule vue d'un Papillon ? Et s'il était trop lâche pour soutenir Xi ? Je la laisserais à sa fin... Et je ne peux pas faire ça : Loë nous attend ! Lui ne partirait pas !
L'obscurité les domina peu à peu ; les frondaisons étouffèrent le vent, et les doux bruissements de l'eau des marécages laissèrent la place à des grattements plus secs. La moindre pierre, le moindre buisson, regorgeait de vie – cette forêt était un être à elle seule, il en aurait mis sa main à couper.
Même sans les Arbres à Paroles, il se sentait scruté dans ses moindres mouvements. Je hais ça, pensa-t-il, le cœur dans la gorge. Ses rênes crissèrent sous ses paumes moites. Je hais cet endroit. On ne peut pas aller au trot ? S'il ouvrit la bouche pour le suggérer à Xi, sa voix lui refusa tout mot.
Il se maudit d'abord. Les troncs se penchaient sur eux, leurs crevasses les étudiaient lourdement. Briser une atmosphère aussi pesante était vital. Puis, il remercia son incompétence, car des craquements s'élevèrent dans les fourrés ; même la discussion la plus discrète les aurait recouverts.
Xi posa sa main sur son épée avec lenteur, Shazar renforça sa prise sur sa Tortue. Quand allait-on leur sauter à la gorge ? Par où allait-on surgir ? Ces questions n'eurent de cesse de le tourmenter. Peut-être s'inquiétaient-ils pour rien...
Non, pensa-t-il avec horreur. Un lourd souffle brisa leur mutisme et quelques foulées suivirent à la trace – la terre même trembla sous celles-ci. À peine Shazar respirait-il, à peine Xi tirait-elle son arme d'un petit millimètre, qu'on leur fonça dessus en grondant.
Un Sanglier !
Il écrasa tout sur son passage ; son immense ombre craqua les arbres et s'approcha à une vitesse affolante. Mais là où Shazar poussa un cri paniqué recouvert par la course tonitruante de la bête, Xi dressa son arme... et fondit à son tour sur le bestiau.
— Xi ?! s'époumona-t-il.
Mais elle rencontrait déjà son opposant. Elle l'esquiva d'un pauvre iota, sa lame trancha l'air avec vivacité, du sang gicla sur les feuilles, le Sanglier beugla sourdement.
Néanmoins, il ne flancha pas. Il ouvrit grand sa gueule et rugit du plus profond de sa trachée. Xi fit aussitôt volte-face, pour planter son épée dans son flanc en criant. Elle n'en perça qu'à peine le cuir. L'animal se retourna d'un bond, l'envoyant bouler dans les feuilles.
La combattante n'était désormais nulle-part en vue et son cheval retournait vers Shazar en hennissant. Ce dernier chopa son licol par automatisme, mais ses yeux ronds à s'en déchirer les paupières ne quittaient pas l'ancien emplacement de Xi. Il ne percevait plus que les pas terrifiants du Sanglier Géant.
Je fais quoi ? Je suis ? Je pars ? Elle est morte ?! Quelque chose fila soudain dans l'air, pour éclater contre un tronc : un poignard, remarqua-t-il. Elle est en vie ! En vie, et elle déboula dans le chemin en dérapant, le regard enflammé. Le Sanglier suivit à la trace : elle plongea à terre, passa sous son ventre... et ressortit couverte d'écarlate. Elle avait à demi étripé le monstre. L'instant d'après, elle taillada son talon dans un rugissement, le trancha encore et encore jusqu'à l'exploser, puis bondit en arrière quand la bête s'écroula sur une patte.
Elle l'a fait ! Le Sanglier gigota par terre sous une souffrance sans nom. Chacun de ses beuglements secoua les chênes. L'un de ses sabots finit par faucher les jambes de Xi et la projeter cinq mètres plus loin. Elle roula au sol dans de sourds bruits avant de se redresser dans la plus grande des peines, les bras tremblants et les dents serrées.
Son nez saignait, de la terre recouvrait sa face. Et pourtant, elle se releva, elle se mit en garde, elle fondit de nouveau sur sa proie. Un tête-à-tête mortel : son sabre s'entrechoqua contre les dents recourbées et jaunâtres du monstre. Même accroupi, celui-ci surplombait la jeune femme. Mais celle-ci ne semblait en avoir cure, car elle se baissa juste avant qu'il ne claque ses mâchoires sur elle, pirouetta avec agilité et passa sous sa gorge en un éclair.
Shazar béa sous la stupéfaction. Elle l'a égorgé... ? Elle l'a battu ? Oui. Il ne bougeait plus. Il s'écrasa même sur le flanc : un lourd nuage de poussières dissimula la silhouette chancelante de Xi. Les avait-on bénis ? Battre un Sanglier en s'en sortant intacte, dès le premier essai, relevait de l'exploit. En s'en sortant intacte...
Ou pas. Il entendit une seconde chute, agrémentée de sales cliquetis ; elle aussi était tombée. Shazar bondit derechef de son cheval. La seconde d'après, il avait déjà foncé vers elle avec urgence. Elle gisait juste à côté de la carcasse du monstre, les yeux à peine ouverts et les muscles tremblotants. Même son poing ne serrait plus son sabre, négligemment lâché à ses côtés.
Du pourpre recouvrait l'intégralité de son corps. Son odeur métallique heurta Shazar de plein fouet : il recula, sur le point de vomir. À qui appartenait ce sang ? Au sanglier ? À Xi ? Elle avait éventré et égorgé le premier, se rappela-t-il. Alors, elle baignait dans un mélange de son propre sang et de celui du monstre.
Un tel combat avait forcément un prix – et il aurait dû s'en douter, au lieu d'étudier leur affrontement avec fascination et terreur. Il dut fournir un effort incommensurable pour s'agenouiller à ses côtés ; cependant, sa main refusa de toucher son pouls. Pire : le fluide recouvrant Xi rebuta son corps entier. Il ne parvint pas même à l'aider à se relever.
À son soulagement se mêla une profonde honte. Sa honte ficha ensuite le camp pour laisser la place à la frayeur. D'autres secousses s'élevaient autour d'eux.
D'autres Sangliers leur fonçaient dessus.
***
Les Cieux, au même instant
Une pièce au plancher de bois et aux murs de chaume : voici ce qui enfermait Loë. L'éternelle lumière du Paradis, striée par les barreaux de la fenêtre, étalait son ombre assise sur son lit. L'air que le jeune homme leur servait depuis cinq jours était lugubre. Lugubre, car il avait tenté de se poignarder d'innombrables fois, que Sweerias avait encaissé sa douleur à sa place, qu'elle l'avait rameuté là-haut, et qu'Yllias lui avait refilé une excuse de rôle insignifiant dans le département du Dieu de l'Alchimie.
Il n'avait jamais consenti à devenir immortel. Le voir se morfondre dans une chambre à demi barricadée et gardée par deux Anges peinait profondément Sweerias. Néanmoins, le jugement de la Déesse Suprême était absolu : il ne fallait pas exécuter l'ancien humain, mais le convaincre de donner l'itinéraire qu'empruntaient Shazar et Xi, ainsi que l'emplacement exact de Phoe.
Jusque-là, il n'avait jamais craché le morceau.
— Loë, l'appela-t-elle pour la énième fois. Tu comprends pourquoi nous avons besoin de ta coopération, n'est-ce pas ?
Pas de réponse.
— Il faut les arrêter avant qu'ils trouvent le Diable.
Les cheveux du sous-sous-Dieu glissèrent devant sa face.
— La seule existence de Phoe – le seul fait qu'elle soit une ancienne future diablesse, bannie des Enfers mêmes...
— ... dérègle l'ordre des choses, compléta-t-il d'une voix rauque.
Elle baissa le menton, rongée par les regrets. Elle souhaitait s'excuser, mais cela aussi était proscrit. Leur rôle, à elle et Haydus, était de parler à Loë tous les jours, toutes les heures, tant pour le rassurer que pour gagner sa confiance – et rien d'autre, en attendant ses données.
— Dans ce cas..., commença-t-elle.
— Mais Xi aime Phoe.
Ces mots tombèrent sur la pièce comme des rocs : Sweerias prit une inspiration saccadée.
« Mais j'aime ce connard ! Juste parce que je suis une déesse, je ne peux pas le rejoindre ? Je n'ai pas choisi de venir ici... »
Ces jolies phrases qu'elle avait exclamées, il y avait trois cents ans de cela, résumaient cruellement la situation de Xi et Phoe.
Elle avait gagné une nécrose autour de la cheville droite, qui s'était envolée lorsqu'elle s'était résignée à retourner à son boulot de Déesse. Jeunotte, immature, inexpérimentée : elle n'avait rien saisi des enjeux de son statut. Elle avait simplement poussé sa petite crise d'adolescente, car monter au Paradis après s'être fait éclater un œil et planté une lance dans le cœur – sur le pont de son propre bateau ! – avait été un poil brutal.
Cependant, Loë réagissait bien différemment. Lui restait cloîtré là, silencieux vingt heures sur vingt-quatre, à ne pas saisir qu'il n'avait plus besoin de boire ni manger ni dormir. Il paraissait tout autant rongé par la culpabilité, sans jamais parvenir à se raisonner.
Pensait-il que son arrivée aux Cieux se résumait à fuir les soucis de son amie d'enfance ? Se prenait-il pour un lâche ? Pourquoi je me pose toujours la question... ? Bien sûr qu'il a l'impression d'être une poule mouillée.
— Alors, murmura-t-il encore, je ne peux pas vendre mon amie d'enfance. Car elle perdrait un autre être cher. Et ça serait de trop. Je suis désolé. Maintenant...
Il se recroquevilla sur lui-même. Ses épaules convulsèrent de nouveau.
— Bannissez-moi, pria-t-il dans un faible gémissement. Je ne veux pas être ici...
Sweerias fournit un violent effort pour ne pas céder. Être pirate ne se résumait pas à être insensible aux autres.
— On peut te rétrograder, si tu veux, murmura-t-elle.
— Exécutez-moi.
— La mort n'est pas une solution.
— Je ne vous apporterai rien d'autre.
— Tu peux nous aider, et les aider aussi, insista-t-elle avec douceur. Juste en donnant...
— Cette discussion tourne en rond, chevrota-t-il soudain.
Elle laissa sa phrase en suspens, la bouche entrouverte. Pour la première fois depuis son séjour ici, Loë remonta deux yeux écarquillés vers elle.
— Et ça ne mènera à rien, chuchota-t-il à toute vitesse. Ils sont déjà en chemin. Peut-être morts. J'aurais dû les suivre, au lieu d'obéir à Xi et de me barrer, car elle ne peut pas se débrouiller seule, même avec Shazar, ils ne peuvent rien faire sans moi, même si je suis inutile, cette situation n'a aucun sens, Phoe diablesse ?, ce n'est pas possible...
Il se leva d'un bond.
— Ce n'est pas possible ! rugit-il. Redonnez-moi ma mortalité... maintenant. Je vais descendre, et les rejoindre. Que je meure au moins à côté d'eux... Au lieu de croupir ici pour l'éternité.
Un faible rire secoua son thorax.
— Allons ! Vous êtes des Dieux, vous devriez entendre les prières des Hommes ! Alors écoutez la mienne, et laissez-moi crever ! Quoi, c'est si dur que ça ?!
— Je ne te tuerai pas – je vais même te sortir de cette situation vivant ! contra-t-elle fermement.
— Excusez-moi...
Cette voix grave lui glaça aussitôt les os. Elle posa un œil rond au possible à l'extérieur : Loë même recula de quelques pas en voyant de lourds nuages s'accumuler dans le ciel. Bientôt, une demi-nuit étouffa le Paradis et des silhouettes voletèrent dans la fumée s'accumulant au-dessus des habitations.
Neeh ?!
— Yllias est par là ? J'aurais besoin d'une petite discussion.
— Sweerias, laissa tomber Loë avec horreur. Qui est-ce... ?
Elle déglutit sous la pression. Au même instant, une flopée d'anges surgit du palace d'Yllias. Celle-ci était sur leurs talons, fourche immaculée en main. Son regard était d'acier.
— Je ne discute pas avec les Enfers, articula-t-elle.
— Les quoi ? s'étrangla Loë.
Sweerias s'approcha de lui dans la crainte qu'il n'en profite pour s'enfuir. Peut-être la nécrose à sa main allait-elle renaître. Peut-être Yllias allait-elle refuser de la guérir. Mais si prononcer ce mot amène Loë à coopérer, elle pourra être indulgente. Elle ravala donc sa terreur et ouvrit de nouveau la bouche.
— C'est le Diable, souffla-t-elle. Ne me fais pas répéter ce mot...
Elle lui montra son avant-bras : la tache noire y naissait déjà.
— Car il a un prix.
La figure du nouveau Dieu perdit toute couleur.
— C'est une blague... Xi lui a toujours couru après... Je le vois de mes propres yeux... Qu'est-ce qu'il fait ici... ? Qu'est-ce qu'il fait ici ?!
— Loë, calme-toi !
Elle le prit par les épaules avec fermeté : sa respiration hachée se calma petit à petit, mais ses tremblements ne cessèrent pas. Dans le ciel comme au sol, Diable et Déesse Suprême se fixaient sans détourner une seule fois le regard. Cette fois-ci, un duel allait-il éclater ? La dernière fois, ça a créé une tempête...
— Nos Papillons sont particulièrement actifs. Vous avez un truc à voir avec ça ? Si cette Xi réussit à les esquiver et fonce vers nos Enfers, vous allez en pâtir aussi. Vous avez des infos ?
— Nos factions sont ennemies, posa simplement Yllias. Je ne vous donnerai aucune donnée.
— Je décampe sans vous expliquer la situation, alors, devina-t-il.
— Je ne pense pas.
Ses Anges se mirent de nouveau en formation : leur armure blanche était renforcée, remarqua Sweerias, interdite. Pas un autre combat, par pitié !
— Écoutez, on a des ennemis communs. Je déteste coopérer, mais nous n'avons pas le choix. J'ai pu entrapercevoir deux gugusses fonçant dans les Forêts du Nord...
— Xi et Shazar, souffla Loë.
Sweerias appela derechef Haydus ; l'alchimiste, lui, s'immobilisa sous sa propre gaffe.
— Haydus, ils sont dans les Forêts du Nord !
— Et ils vont venir nous marcher dessus, pour de bon. Promis, les conflits reprendront demain.
Yllias plissa les paupières avec méfiance ; un silence plus tendu que jamais suivit. Elle pèse le pour et le contre. Mais je suis d'accord avec Neeh... Il nous faut ses informations, à lui. Et elles ne sont pas gratuites : alors, faire un marché est de mise. La Déesse Suprême le sait. Elle le savait, et elle était raisonnable.
Alors, elle ordonna à ses pions de reculer ; ils battirent donc des ailes un peu plus bas. Neeh, lui, rétracta son nuage opaque.
— Phoe est enregistrée dans vos archives, posa Yllias.
— Quoi ? Non.
— Si vous mentez, vous n'obtiendrez rien de moi.
— Vraiment, on n'a aucune trace de cette Phoe-ci !
Phoe a dit ne pas être en contact avec les Enfers. Mais si elle est une ancienne future diablesse, ils ont forcément son identité quelque part... sauf si elle a changé de nom, réalisa lentement Sweerias.
— De l'activité dans les Forêts du Nord ? abrégea la Déesse Suprême.
— Correct, confirma le Diable. Si Phoe y est et qu'elle est mortelle, vous pouvez dire adieu à sa vie.
— Cela..., commença-t-elle.
« Cela est peut-être pour le mieux », devina la pirate. Cependant, prononcer cette phrase à voix haute était hors de question. Neeh parut le comprendre, car il reformula la sienne – graisser la patte de son interlocutrice pour la tirer vers son camp était bien bas, mais restait une stratégie efficace.
— Nous perdrons toute information complémentaire. Comme son origine, son rôle, autres petites choses indispensables...
— Location des Papillons ?
— Informations sur Phoe ?
— Si vous attendez, elle sera morte avant que nous puissions agir.
— Je vous rends la pareille...
Et Yllias de planter violemment dans le sol le pied de sa fourche : la terre en trembla tant que de la poussière chuta du plafond grinçant.
— Partez, jeta-t-elle d'une voix déformée.
— Un autre duel, lors d'un temps aussi...
... critique. Cependant, le Diable se tut d'un coup. Lorsqu'il reprit la parole, son ton grave, presque horrifié, glaça le sang de Sweerias.
— Yllias. Nous ne pouvons plus plaisanter.
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