Chapitre XIII
Frontière entre les Empires de Hanâ et Thoûl, au même instant
Xi voyait enfin le bout de leur forêt : un grand soleil illumina les plaines se découvrant à eux. Son cheval même secoua sa crinière, manifestement bien content d'esquiver les Arbres à Paroles. Derrière elle bailla Shazar, levé depuis bien des heures déjà, un lourd sac sur le dos et la coiffure en bataille. Loë se frotta le nez d'un air sombre, et Phoe baissa le menton.
Ce, pour la dixième fois depuis leur départ.
Depuis leur lever, son comportement avait prit un autre tournant. Elle hésitait lorsqu'elle parlait à Xi ou s'approchait d'elle ; elle fuyait aussi d'autant plus son regard qu'avant. La jeune femme lui aurait bien demandé ce qu'il se passait, si elle-même ne bloquait pas comme une idiote.
Elle avait l'impression d'avoir franchi une étrange limite et de ne plus pouvoir revenir en arrière, depuis qu'elles avaient dormi blotties l'une contre l'autre. Au réveil, son cœur avait fait des bonds aux moindres gestes de son amie. Lorsque celle-ci s'était détachée d'elle, un soulagement mêlé de tristesse lui était tombée dessus ; elle avait eu envie de l'enlacer de nouveau, sans oser une seule seconde.
Elle n'y comprenait rien à rien. Même prendre la parole était douloureux, tant ses entrailles se retournaient à la moindre esquisse de phrase. Elle se taisait tout en souhaitant converser : ce paradoxe, elle le haïssait déjà. Une seule question était à sa portée ; elle prit une inspiration saccadée, braqua son regard sur l'herbe baignant dans la lumière rosée de l'aube, et ouvrit enfin la bouche. Cependant, rien n'en sortit.
Le ciel s'assombrit d'un coup, un profond grondement s'éleva au-dessus d'eux, un déluge les trempa en trois secondes... et un éclair foudroya avec violence la terre, juste devant elle.
Ses tympans sifflèrent dans la seconde. Elle porta une main à ses tempes douloureuses, et raffermir sa prise sur ses rênes. Mais elle eut beau coller ses mollets sur les flancs de son cheval pour le guider en arrière, il continua de s'ébrouer en hennissant à s'en déchirer les cordes vocales. Xi sentait sa peau convulser, sous ses bottes.
L'équidé ayant écrasé Liz avait-il ressenti la même chose ?
Elle eut beau repenser à son amie pour s'ancrer dans la réalité, rien n'y fit. Ses oreilles continuèrent de bourdonner, et la pluie lui glaçait de plus en plus les os. Alors, elle ouvrit craintivement un œil... pour béer à s'en décrocher la mâchoire.
La terre se transformait en boue, et les herbes ployaient sous les violentes bourrasques de l'intempérie. Les mèches de la jeune femme se collèrent devant ses yeux ; elle les repoussa du revers de sa manche, tremblante de la tête aux pieds. Elle n'y croyait pas. Il pleuvait tant que des ruisselets se formaient, dans les quelques crevasses des plaines.
Cela mis à part, elle ne voyait plus rien, et le fracas du déluge et le sifflement du vent étouffaient tout le reste. Où sont Loë et Phoe ?! Elle étudia les environs sous la panique, mais une brume épaisse s'éleva de terre, suivie par une lumière aveuglante. Le sol en face d'elle trembla brutalement ; son destrier se cambra pour de bon, et fonça dans une direction au hasard.
— Enfoiré ! Reviens en arrière...
Elle tira d'un coup sur sa bride, et axa avec fermeté sa tête vers la position de ses amis.
— Fais un putain de demi-tour ! rugit-elle.
Sur ce, elle le talonna sans merci. Son cœur était sur le point d'exploser. Si Loë ou Phoe étaient blessés, cela passait ; mais si l'un d'eux était mort...
Cette seule idée dégagea aussitôt de son crâne. Liz, cela avait été assez. Elle força sa monture à avancer, ordre s'avérant bien plus simple : un autre éclair avait frappé les plaines, une vingtaine de mètres derrière.
L'animal fonça d'un coup. Xi décolla un instant de sa selle, puis ceintura son encolure chaude comme si sa vie en dépendait. Non, sa vie, elle était pour de bon en jeu. Si le tonnerre l'écrasait, elle allait mourir sur le coup, et il en était de même pour ses camarades. Où étaient-ils ? Elle scruta le brouillard, dans le mince espoir de déceler une quelconque silhouette.
Puis, elle remarqua une large ombre courir vers elle ; la seconde d'après, un autre cheval débarqua dans son champ de vision, et Loë se jeta sur elle avec panique. Ils roulèrent au sol, les dents serrées. Bien plus loin, alors qu'ils tremblotaient dans la boue, leurs équidés bramèrent de nouveau.
— Tout va bien ?! s'écria le jeune homme.
Sa forte face était couverte de terre, et se tordait sous la frayeur. Elle acquiesça avec frénésie, à demi soulagée. À demi, car Phoe n'était toujours pas en vue.
— C'est quoi, cette putain de tempête ?! continua-t-il au-dessus des rafales. Il faisait beau, bordel !
— Où est Phoe ?!
— Je ne sais pas ! On a aussi perdu Shazar !
Xi contracta ses mains sur l'avant-bras de Loë. Sa bouche tenta de former des mots, en vain. L'effroi la compressait avec trop de force. Phoe, elle souhaitait juste retrouver Phoe – elle n'avait pas dû aller bien loin ! Pleine de ressources comme elle l'était, elle avait au mins survécu.
Du moins, Xi l'espérait du plus profond de son être. Elle se cramponnait à ce seul souhait, car la perdre la terrassait. Mais les secondes eurent beau passer, la terre continuait de souffrir de brusques secousses, et pas une ombre ne se mouvait autour.
L'horreur nécrosa lentement la jeune femme, et arriva l'instant où elle atteignit ses limites. Phoe, elle la sentait toujours lovée contre elle. Ses murmures incertains, ses excuses et son ton rongés par le regret, la submergeaient sans lui accorder une seconde de répit. L'urgence finit par avoir raison de Xi : elle repoussa Loë, et se redressa, les genoux flageolants.
— T'es tarée ?! paniqua-t-il. Reste là !
— Je vais chercher Phoe !
Il lui chopa le poignet ; elle se dégagea d'un geste sec, puis avança avec labeur. Le vent la malmenait de droite à gauche, le torrent la heurtait tant qu'elle en souffrait. Cependant, Phoe vivait la même chose, quelque part. Elle ouvrit la bouche, mais n'entendit pas même son propre cri.
Allait-elle devoir chercher à l'aveuglette ? Il y avait toujours Loë, derrière. Elle ne pouvait pas l'abandonner. Mais son amie aussi, elle était incapable de la laisser. Qu'on la laisse lui parler, ne serait-ce que la côtoyer. Par pitié, qu'on ne la tue pas...
Ses propres pensées l'achevèrent.
Elle se laissa tomber par terre : sa respiration se hacha, des larmes brûlèrent ses iris. Elle manquait déjà d'air, tant elle paniquait, se désespérait, et échouait à réaliser son simple souhait qu'était de passer du temps avec Phoe.
S'il le faut, pensa-t-elle à toute vitesse, je laisserai le Diable tranquille. Si c'est lui qui crée cette tempête, si c'est lui qui... qui veut tuer mes amis... Je m'excuserai. Je ne sais pas... Un hoquet haché secoua ses épaules. Non. Moi, m'excuser... ? M'excuser ?!
Elle se redressa avec rage : un sourire tordu s'étala sur ses lèvres.
— Descends, gros porc ! rugit-elle.
Elle dégaina son sabre, et son regard s'enflamma dès qu'il se posa sur sa lame luisante. Elle la voyait déjà dégoulinante de pourpre.
— Il est temps que je te dépèce, murmura-t-elle.
Si les bourrasques balancèrent ses mots au loin, une silhouette s'avança comme pour lui répondre. Son cœur remonta dans sa gorge ; elle fléchit les jambes... pour baller bien vite des bras.
Ce n'était pas le Diable, en face. C'était Phoe.
Xi ne voyait pas son visage. Cependant, sa petite taille, sa démarche solide, le moindre de ses gestes, elle les aurait reconnus entre mille. Elle rangea son épée dans un crissement, et trébucha laborieusement vers elle.
Puis, elles virent le visage de chacune. Celui de Phoe était taché de marron, et une entaille barrait sa joue ; mais malgré son état dérisoire, elle ploya sous le soulagement dès qu'elle vit Xi. Quelques secondes et de difficiles pas plus tard, elles se retrouvèrent enfin à portée l'une de l'autre. Xi s'écroula purement et simplement dans ses bras.
Elles s'enserrèrent avec force, le visage fourré dans le cou de chacune. Phoe tremblait, à s'agripper puissamment à son amie. Celle-ci l'enlaça de plus belle : elles fléchirent sous les puissantes rafales malmenant les plaines.
Xi avait eu si peur, mais elle sentait enfin le petit corps musclé de l'autre contre elle. Elle pouvait de nouveau enserrer sa taille, et passer tendrement ses doigts dans son carré sens dessus-dessous, et la blottir tout contre elle, et réfugier son nez dans son épaule brûlante.
— J'ai eu peur, chevrota-t-elle. Je voulais te demander pourquoi l'atmosphère entre nous était bizarre. Et y a eu cette merde... Phoe, et si tu étais morte... ?
Celle-ci glissa sa paume dans le creux de son dos.
— Je ne mourrai pas, souffla-t-elle. Je t'ai promis que je ne partirai pas : alors, je ne partirai pas.
— Tu aurais pu te barrer, là, contra faiblement Xi.
— Mais je ne l'ai pas fait...
Elle hocha la tête, puis se détacha avec lenteur de Phoe. Toutefois, elle ne la lâcha pas. Elle serra sa main dans la sienne, puis les traîna jusqu'à l'emplacement de Loë. Il était encore protégé par terre : ses traits s'allégèrent dès qu'il les vit, pour tourner au furieux.
— T'es une vraie tarée, Xi ! éructa-t-il. Si la tempête s'était calmée...
Un objet immense fonça soudain vers eux : Xi les plaqua derechef dans la boue. Puis, un lourd choc la heurta en plein bide.
Un tronc venait de voler au-dessus de leurs têtes, et roulait désormais plus loin, brisé en deux. Le vent avait redoublé de force, et d'autres larges branches filèrent dans les airs. Si elle les étudia d'abord, à se dire qu'une seconde de plus debout les aurait tuées, la face de Shazar s'imposa vite à elle.
Loë empoigna fermement son coude, alors même qu'elle n'avait pas bougé d'un poil.
— Tu ne bouges plus, imbécile !
— Je n'allais pas bouger !
— Dans ce cas, je le répète : d'où vient cette foutue tempête ?!
— De votre voyage ! s'écria Phoe. Voilà pourquoi il faut absolument retourner sur vos pas ! Les Arbres à Paroles, ils ont parlé des Dieux et des Diables, et ce n'est pas pour rien !
Xi s'affaissa sur elle-même, accablée. Donc, si je dois y aller, je le ferai seule. Impliquer ses proches là-dedans devenait impensable, puisque le monde même tentait de l'arrêter. Mais... ça prouve que le Diable existe, réalisa-t-il. Seule une entité supérieure peut créer une catastrophe pareille. Que devait-elle faire, désormais ? La seule idée de retourner chez elle la vidait de tout but. À quoi ressemblait son futur, sans l'accomplissement de sa vengeance ?
Elle voulait que le Diable paye pour ses actions. Les Dieux aussi devaient y passer. S'ils lisaient dans sa tête, ils auraient bougé depuis longtemps ; mais ils n'agissaient que ce jour-ci, alors qu'ils quittaient la forêt et s'apprêtaient à entrer dans l'Empire de Thoûl.
S'il le faut, je continuerai ce chemin de moi-même, décida-t-elle.
— Ne songe même pas à te barrer, Xi ! siffla alors Loë. Je ne te laisserai pas partir...
Il mit une tape dans le dos de Phoe. Ses yeux lançaient des éclairs. La jeune femme, elle, baissa juste le menton.
— Et elle non plus !
Une vive et vieille douleur piqua le coffre de Xi : elle ferma les paupières, le souffle haché. À défaut d'être à court d'idées, elle était incapable de répondre quoi que ce soit. Elle devait vouer sa vie à Liz, car Liz l'avait sauvée.
Cependant, mourir dans le processus réduisait son sacrifice à néant.
Autour d'eux, le déluge se transforma en simple pluie, et les alentours s'éclaircirent peu à peu. Elle jeta un coup d'œil à l'entrée de la forêt : les arbres s'écrasaient les uns sur les autres.
— On s'arrête au village dans l'Empire de Thoûl, murmura-t-elle faiblement. Puis, je verrai.
Loë la lâcha enfin dans un long soupir. Un poids énorme semblait s'être ôté de ses épaules. Peu après s'éleva une voix fraîchement familière.
— Vous êtes là ? héla Shazar. Eh, vous être vivants ?!
Xi se leva en chancelant ; Loë l'empêcha de tomber. Son air commença à s'adoucir lorsqu'il la dévisagea.
— Tu peux faire honneur à Liz sans aller voir un Diable, assura-t-il. Il te suffit de vivre, Xi.
Elle acquiesça avec labeur, pour se tourner vers Phoe. Celle-ci se raidissait de la tête aux pieds : sa peau pâlissait à vue d'œil. Elle s'est blessée ? pensa son amie. Elle s'approcha donc, et lui prit de nouveau la main avec souci.
Elle inspecta son épaule, son cou, son bras. Elle était intacte. À l'instant où elle allait la relâcher, elle remarqua une fine tresse nouée autour du poignet de Phoe.
L'âge en tarissait le doré. Elle semblait plus vieille encore que celle de Liz, à se recourber et se tordre ; aussi soigneusement lavée était-elles, des taches marron s'y étaient inscrites pour l'éternité. Un toucher, et elle pouvait même se réduire en poussières.
« Partie depuis longtemps », Phoe avait-elle dit au regard de la propriétaire de cette tresse. « Il n'y a plus que toi : ne t'en vas pas... », avait-elle ensuite prié.
Laisser Phoe seule désolait Xi. Si elle devait partir, elle allait revenir bien peu après, et avec la tête du Diable en prime. Mais en attendant, il faudra qu'elle reste dans l'Empire de Thoûl, trancha-t-elle. Elle et Loë ne peuvent pas venir avec moi. On a failli être frappés par la foudre...
Elle leva les yeux sur le ciel gris. Un malaise vicieux s'insinua en elle. Elle avait l'affreuse impression que cette tempête ne venait pas du Diable, mais des Dieux. S'ils étaient en guerre contre les Enfers, pourquoi arrêter une pauvre humaine voulant le détrôner ? Ça tourne pas rond, dans leur tête.
Elle reposa son regard sur Phoe, pour reculer en sursautant. Elle détournait son visage tantôt blanc, tantôt écarlate. Celui de Xi subit le même sort, à chauffer de façon irrégulière. Elle se retourna vers Shazar et Loë, et tenta de marmonner des mots. Puisque rien ne sortit, elle les laissa dicter leur route : droit vers ce village de l'Empire Thoûl dont ils allaient franchir la frontière. Deux jours à cheval, qu'était-ce, à côté d'une tempête à la violence inouïe ?
À avancer en se retournant le crâne, Xi ne remarqua pas Phoe serrer sa main sur sa tresse, comme si elle se raccrochait à une pauvre corde l'empêchant de chuter droit dans les bras de la Mort. Elle ne la vit pas se mettre à l'arrière du groupe, et étudier les environs d'un œil tremblotant.
Xi avait beau penser à elles deux et elles seules, elle ne les regardait pas.
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