Chapitre VI
Empire de Hanâ, École Martiale de la Capitale – 1774
— Pourquoi je ne reçois plus de lettres de Loë ? grommela Xi, assise sur le porche du bâtiment de l'école.
Elle posa son menton sur la paume de sa main, les jambes nonchalamment écartées. Ses yeux moroses perçaient l'horizon, plongé dans le rose d'un soir de début de printemps. Là où des poètes auraient découvert dans ce paysage leurs rêves les plus fous, Xi n'y dénichait aucune élégance. Elle le maudissait même, à rayonner avec autant de joie, alors qu'elle était lâchée par sa famille et son ami d'enfance.
Là où elle avait pensé qu'il n'y avait plus que Loë, il s'avérait que seule Phoe restait encore avec elle. Cette Phoe même arriva d'ailleurs, et posa un regard curieux sur elle.
— Xi ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Sept mois sans nouvelles de Loë. Pas une lettre, rien !
Son amie s'installa à ses côtés, les yeux bas.
— Il avait aussi mis du temps à te recontacter, la dernière fois, non ? posa-t-elle.
— Oui, mais là, je venais de le visiter à la capitale. Et si je ne suis pas trop conne, deux amis qui se revoient reprennent des échanges bien plus actifs.
— Cela dépend.
— Tu as des amis qui font ça ?
Elle détourna un instant le visage ; Xi y était si habituée qu'elle se contenta d'attendre une réponse. Réponse qui ne vint pas.
Oh. Elle n'a pas d'amis ?
— La personne à qui tu as donné ta tresse, balaya donc Xi. J'ai l'impression que tu la fréquentes moins que moi.
— Ce n'est pas le cas.
J'aimerais savoir à quoi elle ressemble, songea-t-elle. Elle étudia Phoe, et son nez pointu, et ses minces yeux noirs, et son unique tresse, et sa peau pâlotte. On finit par regarder ses mains, en face : Xi arqua un sourcil, un sourire malicieux collé aux lèvres.
— Je te dérange ? se moqua-t-elle. Dis, je te dérange ?
— Non.
— Oh. Mince.
Xi retourna à sa lasse observation du ciel ; Phoe se détendit enfin, à côté.
— Tu me présenteras la personne qui a ta tresse ? demanda soudain la première.
— Nul besoin, débita aussitôt la seconde.
— Je t'ai présenté mon meilleur ami.
Phoe serra légèrement le poing.
— Cette personne n'apprécierait pas, murmura-t-elle.
— Jalousie ?
— Non.
— Phoe, grommela sa camarade. Pourquoi être aussi secrète ?
Mais l'intéressée ne répondit pas. Xi la vit du coin de l'œil pâlir drastiquement : elle se tourna pour de bon vers elle, et de justesse. Son amie s'écroulait déjà en avant. Elle la retint avec précipitation par les épaules, et hoqueta lorsqu'elle la sentit commencer à trembler.
Phoe, trembler. Elle s'est trop entraînée ?
— Peut-être que tu devrais boire de l'eau ? Oui. Boire de l'eau.
Mais alors qu'elle la relevait, on se dégagea sèchement. Le cœur de Xi bondit dans sa poitrine ; elle regarda, atterrée, sa consœur de mettre d'elle-même sur ses pieds.
Elle ne voyait plus ses yeux. Phoe se cachait d'elle.
— Eh, il te prend quoi ? jeta-t-elle. Tu te fous de moi ? Tu vas te casser ?
Ces mots parurent foudroyer son amie sur place : elle reprit sa main avec précipitation, et la serra convulsivement dans la sienne.
— Non.
— Ah, déglutit Xi.
Ainsi laissa-t-elle Phoe se raccrocher à sa paume. De l'eau, elle n'en demanda pas. Elle se contenta de poser son index libre sur sa tempe, alors que sa main suait de plus en plus et que ses genoux flageolaient sous elle. Puisqu'elle semblait plus concentrée que jamais, Xi la laissa à ses affaires ; et puis, elle n'avait pas la moindre idée de comment l'aider.
Les secondes s'étalèrent comme des heures. Contre quoi Phoe se battait-elle ? Un Diable, peut-être, ironisa Xi en son for intérieur. Elle finit par fixer ses yeux sur leurs doigts qu'écrasaient sa camarade. Ils s'entrelaçaient, d'eux-mêmes. À un moment, Xi jura les entendre craqueter ; et pourtant, aucune douleur ne l'agressa.
Puisqu'on ne les broyait pas, elle lia un peu plus les siens à ceux de son amie : définitif, aucune souffrance ne suivit. Seule une douce chaleur, que la jeune femme n'avait plus senti depuis longtemps. Depuis que j'ai quitté la maison, réalisa-t-elle. Depuis cinq ans...
Simple constatation, manquant de la mettre à genoux. Elle avait l'impression qu'une montagne venait de s'écraser sur ses épaules, tant ces cinq ans la frappaient à la chaîne. Que devenaient sa mère et son père ? Avaient-ils pris des rides ? S'en sortaient-ils ?
Pourquoi ne s'était-elle jamais inquiétée pour eux ?
Je suis une vraie ordure, c'est ça ?
Elle s'apprêta à le demander à Phoe, si elle la voyait aussi comme « une vraie ordure. » Mais Phoe semblait si plongée dans elle ne savait quelle lutte, que ses mots bloquèrent d'eux-mêmes. Elle patienta donc encore. Cependant, cette fois-ci, son monde s'assombrissait à une vitesse aberrante.
— Bon sang de bois..., murmura soudain sa camarade.
Xi posa un regard mou sur elle. Leurs mains s'étaient détachées. Elle voulut les nouer de nouveau, mais n'en eut pas la force.
— Mieux ? énonça-t-elle seulement.
Phoe acquiesça, et se tourna de nouveau vers elle. Elle ne tremblait plus. Elle avait retrouvé des couleurs. Et pourtant, son visage se décomposa en la voyant.
— Xi, qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta-t-elle.
— Non. Je veux dire, je ne sais pas.
— Ne mens pas, je connais cette expression.
— Comment tu pourrais la connaître ?
Phoe se raidit dans l'instant.
— J'ai deviné, déblatéra-t-elle.
— Mince, répondit Xi d'un ton mécanique. C'est juste que, quand tu m'as pris la main, je me suis souvenue de mes parents. Je ne les ai pas vus depuis cinq ans, et je ne me suis pas demandée comment ils allaient. Ça veut dire que je suis une ordure ?
Son amie s'attrista ; cela ne la surprit pas même.
— Non, tu es quelqu'un de bien, chuchota-t-on. Xi, je vais devoir quitter l'école dans une semaine.
Oh. Je vais être toute seule. Mais ça va, il me reste deux ans. Seulement deux ans. C'est rien, deux ans...
Puis, Phoe caressa sa joue du bout de son index froid : Xi la gratifia d'une profonde surprise.
— Je ne m'en vais qu'un mois.
— C'est bien, soupira-t-elle, soulagée.
— « C'est bien » ? s'étrangla son amie.
Xi haussa un sourcil, confuse.
— Oui. Non ?
— Je ne sais pas, murmura-t-on d'une voix rauque.
Et on recula de quelques pas, les lèvres pincées.
— Et puis, tu vas où ? continua l'autre.
— Seulement à la Capitale. Je vais te laisser...
— Pourquoi ?
Phoe parut plus perdue encore.
— Tu n'as pas l'air de vouloir parler, hésita-t-elle.
— Si, s'étonna Xi. Qu'est-ce que tu vas faire, à la Capitale ?
Pour une raison obscure, sa consœur se pinça l'arête du nez, puis sourit très brièvement. Enfin, elle s'assit de nouveau sur le bois, et amena Xi avec elle. Celle-ci se laissa faire ; elle ne broncha pas plus lorsque leurs cuisses se frôlèrent.
Celle de Phoe était particulièrement musclée, remarqua-t-elle un court instant.
— Je vais voir des amis.
— J'ai peur que tu ne reviennes pas, lança-t-elle de but en blanc.
— Parfois, tu parles comme un enfant, souffla son amie.
— Sérieusement ?!
— Parfois, sourit-elle.
Si Xi fronça d'abord les sourcils, elle s'immobilisa bien vite. La tresse de Liz, elle la sentit avec trop d'intensité, autour de son poignet.
Elles n'étaient que des enfants, et cette conductrice avait tout ruiné. Une lente haine monta en elle : elle le voyait plus que ses souvenirs, le visage flou de cette femme, et le portrait du Diable. Un urgent besoin de dépasser celui-ci, de le battre à mort, et de voler son trône, la submergea sans qu'elle ne puisse rien y faire.
Le battre à mort. Non, elle n'aspirait qu'à avoir une bonne discussion avec lui : pourquoi, soudain, avoir envie de le tuer à la seconde où elle allait le voir ?
Rien n'allait. L'environnement de Xi commença à s'effacer, remplacé par une allée de campagne bondée et la face lumineuse de Liz. Rien n'allait. Alors, elle se leva d'un bond ; et, au beau milieu de sa colère nauséeuse, elle débita plus qu'elle souhaita un bonne nuit à Phoe.
Et elle décampa là-dessus, sans même voir son expression, car cela n'importait pas, car seul son objectif primaire régnait dans son esprit. Un arc, des flèches, et son sabre plus tard, elle partit pour défoncer le plus de cibles et de troncs possibles. Même cent tirs et cent cris échouèrent à la recentrer sur ses ambitions principales ; elle lutta contre la pauvre phrase innocente de Phoe, mais rien n'y fit. Ces mots avaient été une sale piqûre de rappel, une douche glacée, une mandale mortelle.
Désormais, elle ne voulait plus qu'être le Diable.
***
Un mois plus tard, elle tomba des nues devant une pauvre lettre de Loë. Puisque chacune de ses missives lui avait été retourné, il ne se contentait plus que de quelques phrases à l'efficacité affolante.
Il avait tenté, sans relâche, de la contacter. Il s'était rongé les ongles en voyant chacun de ses essais échouer lamentablement. Et, surtout, il s'était fait un sang d'encre pour Xi : car celle qui la côtoyait, la Phoe qu'elle avait tant commencé à apprécier, se serait avérée n'être rien de moins qu'une conductrice de calèche sans pitié aucune.
Xi ne comprit pas. Xi cacha cette lettre du regard de Phoe, et une méfiance nécrosée s'acharna sur son attachement pour elle, lequel grandissait encore et encore. Et Xi finit par abandonner, tant ces deux sentiments la perdaient et la déchiraient et l'éreintaient.
Puis, Phoe partit au bout de trois semaines d'enfer, laissant derrière elle une Xi plongée dans l'incompréhension. Elle ne la croisa plus jamais, deux années durant.
On l'avait une nouvelle fois abandonnée ; mais, au contraire de Loë, le dernier regard que Phoe lui avait servi avait été d'une complexité incompréhensible. Alors, Xi se résigna à deux ans de solitude.
Personne ne l'approcha, car il n'y avait eu que Phoe, et que Phoe était devenue un paradoxe, cruellement hors de portée.
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