Chapitre 6
“-Karen!”
Un cri qui me tira de mes pensées, durant la pause de midi. Tessa se tenait face à moi, sa gueule d'ange face à mon joli minois.
“-Oui, Tessa? Tu as besoin de l'aide de tes aînés ?”
J'ai souri, un peu méchamment. Tout le monde savait que Tessa et moi nous haïssions foncièrement et réciproquement. Elle en seconde, moi en première : un combat de lionnes, aurait dit notre prof de sciences.
“-Oui, de tes conseils avisés.”
Elle a rétorqué du tac au tac.
“-Très bien. De quels conseils as-tu besoin? Comment ne pas passer pour une peste? Comment ne pas mettre trop de rouge à lèvres ? Comment sortir avec ton prof de sport?
-Non, je comptais plutôt sur tes conseils sur l'amour. Je suis bien embêtée, vois-tu : un garçon me drague, il me plaît bien, mais je suis bloquée avec un autre. Comment tu ferais?”
J'ai souri gentiment, mais en vrai, je voulais juste l'étrangler. Elle faisait l'innocente et me demandait de briser le cœur de mon crush.
“-Tu fais comprendre à celui qui ne te plaît plus que c'est fini. Voilà tout!”
Et je me suis levé pour partir, apercevant Leo du coin de l'œil. Qu'est-ce que j'avais fait encore? Je n'étais pas si horrible que ça, si?
Il a regardé ses pieds quand je suis passé devant lui. Enfin, j’imagine, vu qu’avec ses verres de trois mètres d'épaisseur, on ne voyait pas grand-chose de ses yeux bruns. Je les avais vu en sport, à la piscine. Certes, rougis par le chlore, mais beaux quand même. Du moins de mon avis… puisque Tessa ne se rendait pas compte de la chance qu’elle avait de sortir avec lui. Même si ça avait été une semaine. Même si elle l'avait pour jouer avec lui et moi par la même occasion.
En sortant du lycée, à l'arrêt de bus, Leo attendait, ses lunettes dans ses mains, les yeux bouffis. Il avait pleuré.
“-Hey, Leo. Qu'est-ce qui s'est passé ?
-Karen… je sais que c'est de ta faute. Tu lui as dit de me quitter quand vous mangiez, non?
-Mais de quoi tu parles?
-J'ai tout vu. Ne le nie pas, tu as dit à Tessa de me quitter. Parce que tu es jalouse qu'on parle d'elle et pas de toi, c'est ça ? Pourquoi personne ne me laisse vivre tranquillement ici?”
Je me suis tu. Non, non, non… c'était ça, le plan de Tessa? Le faire me haïr?
Je me sentais mal, comme un plongeur trop loin de la surface. J’avais du mal à respirer, une envie de pleurer.
“-Ah ouais, tu me vois comme ça? Comme une connasse qui ne souhaite que ton malheur ?”
J'ai lâché, énervé, au bord du craquage.
“-Comment pourrais-je souhaiter ton malheur alors que je te connais depuis quatre mois? Hein, dis moi, Leo!”
Un silence de sa part. J'ai vu rouge, bleu, ce que vous voulez.
“-Mais répond, putain!”
Il m’a fixé, moi, Karen Green, la colère et la douleur qui sortait de moi, qui étouffait tout le monde, avec ses yeux bruns tout bouffis, ses pleurs qui n’allaient pas tarder à repartir.
“-Répond, Leo!”
J'ai crié. Personne pour m’entendre, il était dix-huit heures trente. Juste Leo qui s’est mis à trembler. Je l’avais blessé. Lui aussi était comme le plongeur trop loin de la surface.
“-Pardon, pardon, je voulais pas dire ça, t’énerve pas Karen, je suis désolé, ne me crie pas dessus…”
Il a imploré. Et c'est là où je me suis rendu compte qu'on était tous les deux aussi paumés l'un que l'autre. Alors je me suis assis à ses côtés, sur le banc, et j'ai posé ma main sur son dos en le rassurant. Je l'avais blessé, pour sûr. Mais les blessures, ça se refermait, non?
En partant ce soir-là, quand je suis sorti du bus pour rentrer chez moi, Leo m'a passé un morceau de papier avec son numéro. Au cas où, il a précisé. Au cas où quoi? Au cas où je me sente mal? Ou au cas où je veuille sortir avec lui? Je ne comprenais plus rien.
J'ai fermé la porte doucement en rentrant, puis je suis monté m'affaler dans mon lit. Le vieux portrait d'un acteur qui avait été connu du temps de ma mère m'observait de son air mi énigmatique mi comique. Un rire amer s'échappa de mes lèvres. Je me suis démaquillé, et, comme la veille, je me suis mis en face de mon miroir.
“-Qui es-tu vraiment, Karen Green?”
J'ai dit à voix basse. Mes boucles blondes, mes jolis yeux bleus, mes formes parfaites que j'exposais sans gêne, tout cela, c'était Karen. Mais pas moi.
On dit souvent qu'on le sait, quand on est différent. En marge. Pas moi.
J'ai fait des recherches sur internet. J'ai tapé des mots dans la barre de recherche, et je suis tombé sur moi même. C'était comme me regarder dans un miroir. Des gens, filles comme garçons, qui partageaient mon problème. Mais était-ce vraiment un problème?
Non, pas vraiment.
Pas totalement.
Voir même pas du tout.
Je me sentais libéré d'un poids. Et un autre avait pris place dans ma poitrine. Je retournais devant mon miroir, attachais mes cheveux, inspectais mon corps, cette partie visible de nous même. J'ai cru que j'avais compris. Que je m'étais juste trompé, que j'étais bien une fille. Que c'était une petite crise d'ado et que ça me passerai. Mais en me voyant dans le miroir, comme ça, j'ai compris que ce n'était pas le cas.
J'étais bel et bien un garçon coincé dans un corps de fille. Et ça faisait mal, très mal. Juste de réaliser que non, se tromper sur soi-même pendant dix-sept ans en se parlant au ‘il’ n'était pas normal. Pas de leur normalité, du moins. Alors je me suis mis à pleurer, pleurer tout ce que je pouvais, parce que la vie était injuste, et que c'était horrible, ces sentiments qui se battaient dans mon cœur et ces pensées qui se bousculaient dans ma tête.
À qui aurais-je pu en parler? Personne. Ni Clarisse, ni Caleb, encore moins ma mère… et surtout pas Leo. En somme, personne.
Je restai ainsi un certain temps, à pleurer toutes les larmes de mon corps, évacuant toutes ces émotions de mon cerveau. Quand finalement je me décidai à bouger, ma mère m’appela pour manger. Je descendis à la hâte, effaçant toute trace de pleurs de mon visage.
“-Ma chérie, tu sais qu’on ne peut pas partir en vacances cet été non plus. Je suis désolée…”
M’annonça-t-elle. Ça me fit à peine réagir ; j’étais tellement habitué à ne pas partir que je pensais que ça allait durer pour toujours.
“-Mais ton vélo est de nouveau en forme, les pneus gonflés, et la selle est toute neuve!”
Une bonne nouvelle dans ce désastre, enfin. Un sourire s’installa sur mes lèvres.
“-Merci, maman.”
J'ai répondu doucement, me servant des pâtes.
Cette nuit-là, j'observais la ville endormie de la fenêtre de ma chambre. Je n'arrivais pas à dormir. Le chat des voisins me rendit visite, et, comme à mon habitude, je le câlinais quelques instants avant qu'il ne disparaisse dans l'obscurité de notre jardin. J'étais épuisé, en réalité. Après tant de pleurs, tant d'éclats, comment ne pas l'être ? J'avais tellement de choses à dire et personne à qui les confier. Alors, la seule chose que je pouvais faire était d'écrire. Et j'ai écrit. Longtemps.
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