J'aurai bien aimé qu'il m'embrasse.
Voici mes premières pensées après cette foutue soirée.
Moi, Karen Green, j'aurai adoré que Leo Salton m'embrasse, comme dans les films américains, même juste pour rendre la fille qu'il aime jalouse. Même pour rendre un mec jaloux. Parce qu'après tout, je suis quelqu'un de très ouvert. Si Leo aimait les garçons, ça ne me dérangerait pas. Mais j'aimerai bien qu'il m'aime moi.

Okay, okay, tranquille. "Tkt" comme je dis à mes amies qui s'inquiètent de ne plus me voir fumer des joints devant le lycée, ou de me voir mettre un pull baggy. D'ailleurs, je suis sûr que tu as l'image de "Karen" dans la tête. C'est à dire une fille uniquement intéressée par les mecs et le maquillage, avec des vêtements qui montrent plus de peau que ton imagination peut imaginer. Eh bah... t'es pas très loin. À vrai dire, je suis maquillée à outrance, je porte des mini jupes plus courtes que mon avenir, et j'intéresse la moitié des gars de mon bahut.
C'est pas faute de vouloir changer ; je voudrais bien, moi, sortir dans une librairie au lieu du vieux cinéma tout pourri de notre ville paumée. Mais bon... faut avouer que c'est bien plus simple pour moi de sortir avec des mecs tous plus abrutis les uns que les autres au lieu de me casser la tête avec un intello.

J'avoue que cette soirée était d'enfer. On a rien fumé, ce qui est plutôt rare, on a fait le jeu de la bouteille, et c'est là où tout a dérapé. Où mes sentiments ont commencé à me juger de haut, comme pour me dire "allez, coco, il est temps que tu lui dises". Sauf que voilà. J'ai pas eu le courage.
Pour mieux comprendre, Leo, c'est pas le genre de mec dont t'es sensée tomber amoureuse quand tu es Karen Green -aka la reine du lycée. C'est un binoclard, avec un appareil dentaire, et surtout : il passe sa vie à écrire des fanfictions et à réviser. Pas drôle, pas beau, encore moins sexy. Même son nom de famille est nul! C'était déjà un miracle qu'il soit sorti un samedi soir, alors qu'il joue avec nous... c'était exceptionnel.
J'avoue que sur le coup, je faisais genre, j'étais vraiment en mode cool et relax. Et puis, quelle raison j'aurai eu pour paniquer? Aucune. À part Leo, forcément. Mais ça, je l'avais dit à aucune de mes potes, de peur qu'on se foute de ma gueule.
Faut bien comprendre qu'ici tout n'est pas aussi rose qu'on le prétend. Tout le monde est plein de préjugés, et tout le monde juge tout le monde.
Mais Leo... j'ai l'impression qu'il est différent. De un parce qu'il vient pas d'ici, de base. Et de deux... bon, j'ai pas vraiment d'arguments. Mais il semble tellement à l'ouest, tellement au dessus de tout! C'est ce qui fait son charme.

Bon, du coup, il était assis en face de moi, avec ses lunettes trop grandes pour lui et ses cheveux bruns. Y en a qui ont rigolé. Ça me faisait pas trop rire, moi, puisque j'avais une boule dans le ventre. J'ai rejeté la masse de mes cheveux dans mon dos, et j'ai fait un drôle de sourire.

"- Bon, qui commence ?"

Ils ont tous désigné Leo, qui ne semblait pas paniquer. Il a haussé les épaules et à fait tourner la bouteille. Qui s'est arrêtée sur moi. J'ai dégluti. Tout le monde l'encourageait, même Caleb, qui lui a tapé dans le dos.

"- Allez, mec, ça arrive qu'une fois dans sa vie pour un gars comme toi, d'embrasser Karen Green!"

Cette phrase m'a mis mal à l'aise. Comme s'il n'était pas assez bien pour moi. Parce que c'était ça, le problème, hein? Que Leo était just un nerd et moi une reine du lycée. Mais il n'a rien dit. Il s'est juste levé brusquement et est parti. Toute la salle s'est tue. Une fois qu'il est sorti de la maison, Clarisse a lâché une phrase que je n'oublierai jamais.

"- Quel looser, ce Leo. Même pas foutu d'embrasser une fille."

J'ai eu envie de lui dire de la fermer. Qu'elle se taise sur Leo, qu'elle arrête de se moquer de lui. J'avais envie de buter tout ceux qui parlaient de lui, en fait. Mais je n'ai rien dit, j'ai juste sourit et j'ai quitté la pièce à mon tour. Dernier coup d'œil sur la pièce : je savais qu'ils allaient parler de moi.

Je me suis arrêté sur le balcon. On était pas chez moi alors je m'étais paumé plusieurs fois, à croire que cette maison avait été créée pour. Forcément, une partie de moi avait espéré que Leo soit là, mais non. Quel idiot. Je me suis accoudé à la rambarde, et j'ai contemplé le ciel.
Oui, j'aurai bien aimé que Leo Salton m'embrasse.
C'était con comme pensée, parce que de toute façon s'il l'avait fait tout le monde se serait foutu de sa gueule, mais bon. Et puis de toute façon il ne l'aurait fait que par intérêt, même si je ne l'imaginais pas tout à fait comme ça. Embrasser Karen Green.
Super, je déprimais.

La soirée était finie pour moi. Je ne trouvais plus ça drôle du tout, ça me fatiguait à vrai dire. Alors je suis parti, voilà tout. Je suis rentré chez moi, et je me suis effondré sur mon lit sans rien dire.
J'étais épuisé. Lessivé. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. De la frustration? Peut-être. Il me suffisait de fermer les yeux pour en finir avec cette horrible soirée, mais je ne l'ai pas fait. Je me suis repassé mille fois le film, ce que j'aurai pu faire pour empêcher tout ça de se passer. C'était comme un disque rayé qui répète trente fois la même phrase. Je revivais sans cesse le moment où il s'était levé pour quitter la pièce. J'imaginais mille scénarios qui finissaient toujours de la même façon : ses pas dans le couloir, et moi qui ne faisait rien pour le retenir.
Et moi, et moi, et moi. Ce que j'étais égoïste.