Amare
Tant de saisons étaient passées depuis qu'il avait accompli ce qui serait, dans les générations futures, la seconde œuvre la plus importante de sa vie. Taehyung avait su que peindre le plafond du palais royal lui assurerait une sorte d'immortalité qui persisterait longtemps après son dernier souffle, après son déclin.
Taehyung avait vieilli. Pas au point d'avoir des rides et des crevasses sur le visage. Mais il avait vieilli au point d'être lassé de la vie, au point d'avoir perdu cet émerveillement qu'il possédait autrefois. Il était un homme mûr, désormais.
Il avait atteint l'apogée de sa carrière. Il avait tout fait, tout vu. Peut-être en avait-il trop vu, justement. Toutes ces années et Taehyung n'avait jamais pu façonner dans le marbre cet « être » parfait qu'il avait tant rêvé de connaître, de voir. Il avait même laissé derrière lui l'idée de le trouver un jour. Il avait avancé, chaque jour, de manière monotone. Son nom grandissait au fur et à mesure qu'il exécutait des commandes quelconque pour les familles nobles.
Après la mort d'Hoseok, après le départ de Yoongi, Taehyung était revenu à la capitale pour peindre le palais royal. Il avait revu son père. Il lui avait fait la promesse de revenir seulement au moment où il se trouverait, mais il doutait de pouvoir accomplir totalement ce but un jour. Il l'avait serré dans ses bras, avait pleuré avec lui et lui avait juré que sa vie dépassait toutes ses attentes.
Il lui avait menti, bien évidemment.
Il n'avait jamais revu Namjoon, ce maître si cher à son cœur qu'il considérait comme un grand frère. Il ne ressentait aucun manque, parce que les deux hommes avaient pris cette habitude d'entretenir une relation épistolaire. Chacune des lettres de son maître d'Hamheung, Taehyung les gardait précieusement dans son petit carnet de cuir brun. C'était étrange, mais il possédait un fragment de son âme entre ses pages reliées fragilement. Il y avait les poèmes d'Hoseok, le seul portrait qu'il possédait de Jimin et toutes les lettres de Yoongi, Namjoon et celui qui fut son mécène.
Yoongi ne reviendrait jamais, Taehyung le savait. Leur amitié, devenue fragile à cause de la distance et des années passées, ne tenait plus qu'à quelques mots écrits à l'encre sur une feuille. Son cher ami était si loin...Taehyung savait qu'il s'épanouissait et c'était sans aucun doute la chose la plus importante qu'il avait besoin de savoir. Ils n'étaient pas sur le même continent et lorsque l'un d'entre eux se réveillait, l'autre s'endormait. Leurs échanges étaient donc rares, peu nombreux, mais d'autant plus importants.
Cela faisait déjà trois années, maintenant, que Seokjin le Magnifique s'était éteint. Ça n'avait pas été si brusque que cela. Peu avant sa mort, il avait fait part à son protégé qu'il sentait peu à peu la vie le quitter. Il avait eu raison, quelques mois après, Seokjin ne se réveilla jamais. Sa mort fut peut-être l'élément déclencheur du déclin d'Haeju. Il était considéré comme un prince, non pas de par son statut, mais de par ce respect et cette grandeur qui avait assailli le cœur de chaque homme ayant eu l'honneur de croiser son chemin. Le royaume avait perdu l'un de ses plus beaux piliers, l'un de ses plus beaux anges.
De même que Seokjin avait senti qu'il se dépérissait, Taehyung ressenti très nettement la même chose. Il avait ressenti, en son for intérieur, cette pente glissante qui l'amenait petit à petit dans les profondeurs abyssales. Il n'allait pas mourir. Mais ce qu'il allait subir, la finalité de cette maladie, était sans aucun doute pire que la mort pour un homme comme lui.
À travailler toute sa vie de ses mains avec acharnement, tentant de prouver au monde entier sa valeur, Taehyung avait fini par souffrir de la goutte. Cette maladie dans laquelle un dépôt de cristaux d'acide urique s'accumulait dans les articulations. L'accumulation de cristaux provoquant des crises inflammatoires douloureuses.
Cela faisait bien longtemps qu'il ne se sentait plus capable de peindre, de sculpter ou même de dessiner. Il ne tuait pas le temps : c'était le temps qui le tuait. Il se roulait dans l'immense lit, dévoré par la fièvre du marbre ; le désir le torturait de tenir entre ses mains un maillet et un ciseau, de pénétrer la pierre cristalline, de sentir la poussière âcre et douce s'agglutiner dans ses narines. Mais il ne pouvait pas, ses mains ne trouvaient plus la force nécessaire.
Alors Kim Taehyung avait arrêté d'exercer son talent, sa magie.
Personne ne fut au courant, si ce n'est Namjoon, son père et Yoongi. C'était regrettable, mais tous lui avaient ordonné de ne pas rester, tout le long du reste de son existence, à se morfondre de ce handicap qui le rongeait. Taehyung était devenu un homme irascible et maussade. C'était un fait bien connu. Si, après la mort d'Hoseok, Taehyung était déjà devenu une personne quelque peu austère, la nouvelle de cette maladie ne fit que dégrader sa personnalité auparavant si belle et douce.
Tous lui avaient sonné de prendre un élève sous son aile. Une personne qui aurait le talent de prendre sa relève et non pas un de ces charlatans qui grouillait dans le royaume, le copiant sans vergogne.
Kim Taehyung a exercé sur ses contemporains et successeurs immédiats une troublante et fâcheuse fascination. Il est de ceux qu'on imite d'autant plus qu'ils sont inimitables. Des artistes de décadence se regroupèrent, se grisaient de son souffle et s'en crurent animés. Ils parodièrent le maître en croyant suivre ses traces et transformèrent en défauts l'excès de ses qualités.
Taehyung n'avait pas d'autre alternative que de suivre ce chemin. Sa vie d'artiste s'était achevée prématurément et il n'avait désormais plus d'autre choix que d'enseigner pour le dernier acte de son existence.
Pour ce faire, le roi lui avait recommandé l'un de ses cousins éloignés qui, paraît-il, avait un certain don non négligeable. Taehyung ne pouvait pas refuser alors que le roi lui-même lui envoyait une lettre. Néanmoins, l'idée de devoir enseigner son savoir à un fils noble seulement parce que celui-ci était membre d'une bonne famille plutôt que réellement talentueux, le dégoûtait.
Présentement, Taehyung se baladait dans la capitale. À la nuit tombée, il avait pris l'habitude de s'octroyer une petite sortie nocturne. Elle avait le don de lui vider l'esprit de toutes ses pensées parasitaires. Faiblement éclairée par quelques lanternes, la capitale baignait dans une sorte de silence glaçant. Du moins, c'est ce qu'il crut jusqu'à ce qu'il aperçoive, au loin, un rassemblement humain se tenant près d'une vieille auberge. Il continua son chemin, nullement intéressé.
Soudain, il entendit des paroles saisies au passage, prononcées par différentes voix :
un suicide...mort...si jeune...
Il tressaille. Instinctivement son regard rencontre le ciel lointain et muet et, à l'horizon, les arbres noirs et frémissants. Tout là-haut, une étoile solitaire au-dessus de la forêt baigne la capitale. Le regard de cette étoile est comme une larme étincelante. Il la contemple, et il ressent soudain une tristesse telle qu'il n'en a jamais connue. Une tristesse pleine de passion et de nostalgie, comme il n'y en a jamais eu dans toute sa vie.
Des fois, il avait le sentiment qu'en s'en allant, Hoseok s'était emparé de son bonheur.
❁
Son élève habitait dans la capitale, dans une immense demeure qui seyait à quelqu'un de son rang. Taehyung avait déjà oublié son nom, la seule chose dont il se rappelait avec certitude, c'était le chemin menant à sa résidence.
Il avait toqué trois fois contre l'immense porte en bois avant qu'une servante ne lui ouvre et ne s'incline face à lui. Taehyung ne lui avait que très peu porté d'importance, happé par la beauté du lieu. Les fleurs, les arbres, le chemin de pierres, le petit étang qu'il voyait au loin...Ce paysage avait quelque chose de mirifique.
- Le jeune seigneur se trouve près de l'étang.
Taehyung hocha machinalement la tête, même si la jeune servante ne pouvait pas le voir et il continua de la suivre docilement. Ils contournèrent l'immense demeure, se retrouvant alors dans un jardin tout à fait splendide. La verdure qui habitait ce lieu avait quelque chose d'extrêmement apaisant et Taehyung se laissa aller à la plénitude de l'endroit, comme s'il ne formait plus qu'un avec.
Très vite, il aperçut une silhouette assise au bord de l'eau, vêtu d'une magnifique tenue traditionnelle en soie. Il portait comme une longue robe de couleur rouge sertie de fils d'or. Ses cheveux, de la couleur de la nuit, étaient légèrement ondulés et choyaient sa nuque.
Taehyung avait déjà envie de le peindre.
Il n'entendit pas trop les paroles de la femme à ses côtés. À vrai dire, jusqu'à la fin de sa vie, il aura eu l'impression d'avoir vécu ce moment comme un rêve lent et merveilleux. Le visage de l'inconnu se tourna dans sa direction et Taehyung ne vit que deux grands yeux magnifiques qui se mirent à briller soudainement. C'était saisissant. Il ne voyait que ces prunelles éclatantes. Lorsqu'il daigna enfin regarder l'entièreté du visage de l'homme lui faisant face, il fut comme frappé par sa jeunesse. Il fut presque anéanti par cette douceur et cette innocence qu'il dégageait.
Il était si jeune...
Il se releva, s'approcha de Taehyung avant de s'incliner poliment face à lui, toujours cette admiration étrange et candide éclairant la jeunesse et la beauté de son faciès.
- Je suis Jeon Jungkook, j'espère qu'en tant qu'élève, je ne vous décevrai pas.
C'était étrange. Taehyung avait l'air si négligé à ses côtés, alors pourquoi avait-il l'impression d'être une sorte de Dieu aux yeux de cet enfant ? De toute sa vie, c'était la première fois qu'il voyait un regard non pas rempli de convoitise braqué sur lui, mais de pure extase.
Taehyung ne pouvait pas savoir que Jungkook avait tant entendu parler de lui qu'il craignait qu'il soit bien réel. Et désormais, il avait cet homme face à lui.
Seul son génie dépasse les limites humaines; il serait unique au monde. Dédaignant bien vite le côté fugitif et changeant des physionomies humaines, Kim Taehyung s'attache à « représenter l'âme et le plus intime des êtres ».
Jungkook rougit légèrement, comme s'il prenait non seulement conscience que l'homme qu'il avait jusqu'ici toujours admiré se trouvait bien en face de lui, mais aussi parce qu'il réalisa violemment sa beauté. Kim Taehyung était magnifique et, étrangement, le jeune seigneur savait que quelqu'un comme lui ne pouvait avoir qu'une enveloppe corporelle enchanteresse.
Il se sentit étrangement commun, ordinaire et sans intérêt face à son aîné, face à cet homme prodigieux. Il l'observait en biais, à travers ses longs cils qui papillonnaient délicatement, captant l'éclat du soleil, disposant des petites perles de couleurs sur ceux-ci.
Taehyung devint mal à l'aise face à ce tableau. Ces joues rougies et ce petit regard de biche le déstabilisaient énormément. Il sentit ses mains devenir moites et s'irrita à ce constat.
- J'espère, en effet, que vous ne me décevrez pas, petit seigneur. Montrez-moi donc le talent dont fait l'apologie le roi.
Jungkook fronça les sourcils. C'était tout bonnement irrespectueux, la manière dont l'avait appelé Taehyung. Mais il ne pouvait pas savoir que cela faisait déjà depuis bien longtemps que l'artiste avait laissé derrière lui toute preuve de respect. Il avait su, avec évidence, que le jeune seigneur en face de lui ne pourrait rien faire d'autre qu'accepter douloureusement cette marque de familiarité alors même que son statut social était bien plus élevé que le sien.
Jungkook bredouilla des paroles incompréhensibles, prit congé de la servante et invita Taehyung à le suivre jusqu'à l'intérieur de l'immense demeure. Ils traversèrent le long couloir et discrètement, Taehyung soupira de la fraîcheur qui l'assaillit. L'été au sein de la capitale était étouffant et l'intérieur de l'édifice lui apportait un second souffle. Le jeune seigneur fit coulisser une porte avant de pénétrer à l'intérieur de ce qui semblait être son atelier. Taehyung le suivit silencieusement et remarqua alors les différents tableaux et dessins disposés çà et là sur des chevalets.
Il s'en approcha discrètement, les mains jointes derrière son dos, sous le regard angoissé du jeune noble derrière lui. Jungkook ne voyait que son dos. À vrai dire, il l'admirait pensivement parce que la chemise que portait l'artiste était quelque peu transparente. Il se perdit dans sa contemplation, se mordillant en même temps la lèvre inférieure, jusqu'à ce que Taehyung ne se retourne brusquement vers lui.
- Alors ? murmura craintivement Jungkook.
- Alors quoi ?
Son futur maître avait haussé un sourcil, comme s'il ne comprenait pas la question soudaine de Jungkook. Le jeune seigneur resta perplexe quelques instants avant de désigner d'un signe de main ses différentes œuvres éparpillées dans la pièce.
- Qu'en pensez-vous ?
Taehyung esquissa un petit sourire en coin et à cet instant précis, Jungkook sentit son ventre se tordre délicieusement.
- Je veux vous voir à l'œuvre, petit seigneur.
Jungkook fut pris de cours et à nouveau, il balbutia des paroles incompréhensibles. De là où il était, Taehyung voyait très nettement ses mains trembler imperceptiblement. De quoi avait-il aussi peur ? Il claqua sa langue contre son palais, irrité. Il lui était impensable que son élève perde ses moyens à la simple idée d'esquisser un simple dessin devant ses yeux.
Jungkook tenta de reprendre contenance et s'approcha d'un chevalet à la toile vierge avant de s'agenouiller sur le coussin qui lui faisait face. Il sentit son futur maître s'approcher et se placer derrière son dos, agrandissant un peu plus cette angoisse démesurée qui ne voulait pas le lâcher. Il s'empara fragilement d'un fusain et s'apprêtait à le coucher sur le tableau face à lui quand, tout à coup, Taehyung frappa sa main, lui arrachant un couinement de surprise. L'outil s'échappa de sa prise et s'écrasa sur le sol.
Le regard perdu, il se tourna vers l'artiste qui le regardait sévèrement.
- Q-que faites-vous ?
- C'est à moi de poser cette question, je crois, répondit Taehyung.
Il désigna la toile en face de lui.
- Ne gaspillez pas un tableau pour un simple dessin, prenez une feuille de lin.
Jungkook fronça les sourcils.
- Qu'est-ce que cela change ?
Le regard de Taehyung s'assombrit sous l'affront de son futur élève et celui-ci déglutit, comme emprisonné par le regard impérieux de l'homme derrière lui. Il consentit alors à s'emparer d'une feuille de lin qui remplaça la toile. Alors qu'il se munit à nouveau de son fusain, il ne put s'empêcher d'être agacé par la réplique cinglante qui déborda des lèvres de l'artiste.
- Vous faites déjà preuve de négligence, je me demande comment vous allez faire pour me séduire.
Jungkook ferma douloureusement les yeux. Le cœur animé par une sorte de brasier ardent, il se retourna vers son futur maître, sa main serrant fermement son fusain.
- Pouvez-vous vous placer de l'autre côté ?
- Pardon ?
Taehyung sourit faussement avant d'esquisser une expression surprise.
- Ne vous leurrez pas, c'est moi qui formule des requêtes, pas le contraire.
Jungkook inspira brusquement. Seigneur, qu'il était...horripilant !
Il avait entendu des rumeurs à la capitale quant à l'irascibilité du grand homme derrière lui, mais il pensait naïvement que c'était faux. Pourtant, il faisait en ce moment même les frais de ce caractère exécrable.
- Très bien, articula-t-il difficilement, les dents serrées.
Jungkook souffla, essayant d'apaiser la tension dans son corps, avant d'approcher de nouveau le fusain de sa feuille vierge. Lorsqu'il commença à esquisser des traits, Taehyung ne dit rien. Il ne l'interrompit pas. À vrai dire, il ne prêtait aucunement attention à ce que son futur élève dessinait. Son regard, toute son attention, était porté sur ses mains.
C'étaient des mains d'une beauté très rare, extraordinairement longues, extraordinairement minces, et pourtant traversées de muscles extrêmement rigides - des mains très blanches, avec, au bout, des ongles pâles, aux dessus nacrés et délicatement arrondis. Il les a regardées pendant longtemps avec une surprise toujours nouvelle, ces mains extraordinaires, vraiment uniques. Mais ce qui le charma d'une manière si terrifiante, c'était leur fièvre, leur expression follement passionnée. Il en fut épris.
Il fut réveillé de sa léthargie par un raclement de gorge. Il secoua la tête et posa un regard hagard sur son élève dont le visage étonnamment rougit lui fit froncer les sourcils.
- Ça y est.
Taehyung posa alors ses yeux sur la feuille de lin et se figea.
Ces traits, c'était les siens. Son élève l'avait représenté lui. Il en resta coi quelques instants, incapable de formuler quoi que ce soit. Pourquoi ce garçon avait-il eu l'idée saugrenue de le représenter ? C'était absurde. Pourtant, il réalisa une chose. Même si son attention était accaparée par ses mains, pas une seule fois il avait vu son élève se retourner vers lui. Il avait réussi à représenter chaque détail de son visage avec une justesse incroyable alors même qu'ils venaient de se rencontrer. C'était bluffant. Néanmoins, Taehyung décida de ne pas lui faire d'éloges. À la place, il revêtit ce masque terrifiant d'impartialité avant de s'adresser à lui.
- Pourquoi m'avoir dessiné ?
Taehyung remarqua son élève baisser la tête et jouer maladroitement avec ses doigts. À cet instant précis, il lui fit penser à un enfant perdu sur la place du marché.
- J-j'ai toujours pressenti que les plus belles choses de notre monde étaient aussi les plus éphémères..., il se racla la gorge et détourna le regard. J'ai pensé que, même si vos chefs d'œuvre font de vous une figure d'immortalité, il fallait que quelqu'un rende justice à...à votre...heu...
- Ma ? s'enquit Taehyung, confus.
Jungkook se mordilla la lèvre inférieure, n'osant pas affronter le regard de l'homme à ses côtés.
- Votre beauté, finit-il par souffler. J'ai pensé que c'était dommage que personne ne rende justice à votre beauté...Vous...Vous êtes très beau.
Les épaules de Taehyung se relâchèrent et sa paupière droite cligna nerveusement. Pourquoi ses explications lui semblaient-elles aussi absurdes ? Un drôle de sentiment s'empara de lui, mais il se refusa à le laisser le consumer. Plus jamais il ne perdrait de temps avec de telles futilités. Les expériences passées de sa vie lui avaient amèrement appris que ce genre de sentiment n'était que néfaste. Il ne jouerait plus à ce jeu dangereux. Si telle était la volonté de son futur élève de se laisser déborder par l'admiration au point d'en franchir une ligne illicite, soit. Mais ça ne serait pas son cas.
C'est pour cette raison que ces paroles s'échappèrent de sa bouche, fermes et intransigeantes :
- Vous êtes talentueux, il est vrai. J'accepte de vous enseigner mon savoir et mes techniques, mais, à l'avenir, veuillez ne plus dire de telles paroles. Cela pourrait être mal interprété et je doute que, au vu de votre statut, vous désirez être perçus comme un dépravé.
Jungkook ne se souvient pas avoir ressenti une telle honte et une telle colère de toute sa vie. Il se demanda si c'était de cette manière aussi triste et cruelle que son futur maître voyait l'amour. Il ne le pensait pas rigide à ce point.
À vrai dire, le jeune seigneur ne pouvait pas savoir que ces paroles acerbes n'étaient que le résultat d'un cœur qui avait trop longtemps souffert d'amour douloureux.
❁
- Êtes-vous déjà tombé amoureux ?
Taehyung se pinça l'arête du nez, agacé. Cela faisait quelque temps déjà depuis que Jeon Jungkook était devenu officiellement son élève. Trois fois par semaine, il se rendait à sa demeure pour lui apprendre son savoir. Comme il l'avait pensé, le jeune seigneur apprenait très vite. Le fait qu'il ait une culture religieuse approfondie fut aussi une agréable surprise car cela avait démontré que son élève connaissait nombre des scènes clés des dogmes de ce royaume.
Mais son élève était aussi curieux. Trop curieux. Il ne comprenait pas cet entêtement qu'il avait pour tenter de percer les moindres recoins de sa vie privée. Il se demanda si lui-même avait été comme cela lorsqu'il avait son âge.
- Concentrez-vous.
- Cela veut dire oui ?
Taehyung soupira.
- Cela veut dire concentrez-vous !
À la fin de sa phrase, il avait appuyé sur chaque syllabe pour bien faire comprendre à son élève qu'il ne devait pas se laisser distraire par des absurdités.
- Mais...
- Ça suffit ! cria Taehyung. Cela n'a absolument rien à voir avec ce que nous sommes en train de faire ! Vous m'avez supplié pour que je vous apprenne à faire des nus et regardez le résultat ! L'homme que vous dessinez n'a même pas les jambes de la même longueur alors pour la dernière fois, concentrez-vous.
Jungkook se renfrogna avant de grommeler dans sa barbe des mots incompréhensibles. Taehyung détestait quand il adoptait ce comportement puéril. Ça lui faisait réaliser un peu plus qu'il se retrouvait à enseigner à un enfant qui n'a rien connu d'autre que l'or à foison. Voilà où sa maladie l'avait réduit.
- Si vous êtes mécontent, veuillez me le faire savoir à voix haute, nul besoin de grommeler comme vous le faites.
- C'est difficile, sans modèle.
Taehyung laissa échapper un rire sarcastique.
- Ne vous êtes-vous jamais regardé nu dans un miroir, petit seigneur ?
Jungkook rougit légèrement, ses joues arborant la belle teinte d'un coquelicot.
- Ce n'est pas pareil, avoir un modèle en face de soi est plus pratique. Vous-même avez commencé avec un modèle, n'est-ce pas ?
Les yeux de Taehyung s'arrondirent avant de prendre une teinte plus sombre, bercée par l'amertume et la nostalgie. Cela faisait tant d'années qu'il n'avait pas repensé à celui qui fut son premier modèle ainsi que son premier amour. C'était à une époque si lointaine qu'il doutait de l'avoir vécu et pourtant, il se souvenait encore de son odeur, de la douceur de ses lèvres et de son sourire goguenard.
Jungkook vit l'expression douloureuse, presque tortueuse, de son maître et s'inquiéta. Avec réserve il laissa tomber son fusain avant de s'approcher de l'artiste. Taehyung ne réagissait pas, il ne semblait même pas le voir. Le jeune seigneur l'admira et, pris d'une pulsion soudaine, posa sa douce main sur sa joue. Par ce moyen, il tenta de faire revenir à lui cet homme qui semblait s'être perdu dans les méandres de la mélancolie.
À ce contact, son maître papillonna des paupières et posa son regard brillant et presque apeuré sur son élève. Taehyung fut comme englouti par ces prunelles, par l'immensité de ces iris magnifiques. Et alors qu'il reprenait peu à peu conscience d'où il se trouvait et avec qui il se trouvait, Jungkook caressa lentement sa joue de son pouce, le ramenant brutalement à la réalité. Taehyung s'empara de sa main et la retira de son visage avant de souffler :
- Arrêtez d'être distrait.
- C'est vous, qui sembliez distrait.
Taehyung ne le lui dirait sûrement jamais, mais cette caresse lui avait permis de se reprendre. Elle avait été d'une telle douceur et d'un tel réconfort qu'il aurait pu se laisser aller à ce contact bien longtemps. C'était étrange, mais il avait réalisé que jamais personne n'avait été aussi doux avec lui. À quel point ce petit seigneur l'admirait, au juste ?
Alors qu'il observait pensivement Jungkook s'atteler tant bien que mal à son nu, il ne put s'empêcher de soupirer quand celui-ci reprit de nouveau la parole, après seulement quelques minutes de silence.
- Est-ce vrai, que vous avez dessiné un nu de Seokjin le Magnifique ?
Taehyung fut surpris d'entendre cette question. Mais bien vite, un doux sourire vint prendre place sur son faciès. Il se remémora alors ce moment incongru qui avait eu lieu, il y a des années de cela. Il ne s'était pas douté qu'en répondant à l'appel de son mécène, celui-ci allait se mettre nu devant lui avant de lui ordonner de le dessiner. Au début, il avait pensé que son protecteur l'avait convoqué pour lui parler d'une future commande. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Seokjin s'était déshabillé devant son air ahurie avant de prendre naturellement la pause dans l'immensité de son lit. Taehyung n'avait jamais paru aussi démuni que ce jour-là.
Pour la première fois, Jungkook voyait un véritable sourire sur les lèvres de son maître. C'était un sourire beau, apaisé, qui chamboula son cœur. Il se rendit compte alors de toute la noblesse d'âme qui habitait cet homme plus âgé en face de lui. Il voulait, pour une raison inexplicable, connaître les moindres détails de sa vie, ce qu'il aimait, ceux qu'il chérissait et qu'il avait chéri. Il se rendit compte que le mystère qui entourait son maître était passionnant.
Il voulait connaître ceux qui l'avaient aidé à faire de lui l'homme qu'il était aujourd'hui, toute la souffrance qu'il avait endurée et les éclats de bonheur qui avaient parsemé son cœur et qui se reflétaient en éclats dorés dans son regard, comme à ce moment précis.
- C'est exact, prononça finalement Taehyung.
- Vous devriez penser à lui plus souvent, vous avez un joli sourire lorsque vous le faites.
Cette courbure merveilleuse qui avait habité les lèvres de Taehyung s'estompa doucement, laissant place à cette éternelle expression froide et rigide.
- Il est mort, penser à ceux qui ne sont plus ne sert à rien. Cela n'apporte qu'un sentiment de douleur, d'impuissance, même.
- Vous ne sembliez pas triste, à l'instant.
Une ombre d'ennui qui se dissimulait dans ses yeux sombres, sous forme de mélancolie, planait sur son existence et obscurcissait sa sensualité.
C'était la première fois que Kim Taehyung semblait aussi honnête avec lui. Cela fut curieux que ce soit sur un sujet tel que la mort. Étrangement, il sentit que Seokjin le Magnifique n'était pas la seule perte qu'il avait dû endurer, que la mort en soit la responsable ou non. Jungkook avait toujours été heureux, peut-être est-ce pour cette raison que la tristesse de son maître lui sembla aussi frappante, évidente. Pourtant, avoir ressassé ce souvenir de son mécène l'avait comme transporté dans un rêve serein et heureux. Le jeune seigneur croyait avec fermeté que se souvenir des morts n'était pas seulement signe de malheur, il en eut la preuve sous ses yeux.
- Inexorablement, la douleur prend le dessus, murmura Taehyung. Vous n'avez pas connu cela, je ne vous demande pas de me comprendre. Mais, plus tard, vous apprendrez malheureusement que lorsque les personnes qui nous sont chères s'en vont, il n'y a que les vivants pour porter ce fardeau. Nous sommes livrés à nous-mêmes alors qu'eux, sont partis à jamais, inconscients du mal qu'ils laissent derrière eux.
Son aujourd'hui est si différent de chacun de ses hiers, avec ses phases d'ascension et ses chutes, qu'il ne lui semblait avoir vécu non pas une existence, mais plusieurs, en tout point dissemblables.
Jungkook le trouva magnifique, merveilleux, même. Car jamais un homme n'est plus honnête ni plus noble que quand il cède librement et complètement à des émotions qui ne trompent pas et que les années ont mis à l'épreuve. Jamais un artiste n'est plus sensible que lorsqu'il parle humainement.
Ils se dévisagèrent longuement. Au-dessus de la demeure, la lune voguait déjà haut dans le ciel, force sereine, comme poussée par un vent invisible à travers un corridor de nuages qui éclairait sa lumière argentée, et chaque fois qu'elle surgissait, pure et opalescente, tout le jardin s'illuminait comme drapé de neige.
Mais Taehyung ne perçu pas cette lumière, car il n'aspirait plus à des jours nouveaux, à la vie, qu'il avait parcourue pendant de si longues années, effleuré par ses prodiges sans qu'il l'eussent jamais illuminé. Et, sans crainte, il se sentit désormais proche de cette ultime merveille qui n'est plus une illusion ni un rêve, mais la vérité : obscure, éternelle.
Du moins, c'est ce qu'il croyait.
Taehyung voyait le visage de son élève lumineux, éclairé par la lueur d'une bougie fragile. Il semblait vulnérable, attendrissant, et pourtant, pas une seule fois son regard ne se déroba du sien.
- Vous avez tort, vous savez ?
Taehyung fronça les sourcils, mais avant qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit, Jungkook le devança. Son élève balança ses mots à travers la nuit, s'alliant au vent qui souffla au même moment. C'était un léger vent qui bruissait parmi les arbres et brisait entre les branches le miroir rigide de la lumière lunaire en cent morceaux flexibles, de même qu'il brisa l'une des barrières que l'artiste s'était forgée.
- Les morts ne meurent pas. Tant qu'on se souvient d'eux, ils continuent à vivre dans nos cœurs.
❁
Jungkook admira en biais les mains tremblantes de son maître. Étrangement, celles-ci étaient comme recroquevillés sur elles-mêmes et tandis qu'il écoutait distraitement Taehyung lui donner un cours sur l'art et la religion, le jeune seigneur ne pouvait que se concentrer sur ses grandes mains si belles et qui semblaient pourtant...si fatiguées ? Oui, c'était le mot.
Il voyait aussi la douleur sur le visage de son maître et en fut attristé. Il réfléchit quelques instants avant d'oser interrompre l'artiste d'une voix timide.
- Pourquoi avez-vous cessé de peindre, de sculpter et de dessiner ?
Taehyung s'arrêta dans son monologue et mit instinctivement ses mains derrière son dos. Il réalisa que son élève n'avait pas écouté un traître mot de ce qu'il avait dit. Il sentit la colère pointer le bout de son nez avant de remarquer l'air maussade de son petit seigneur.
- Je n'y vois plus l'intérêt. J'ai tout fait, absolument tout ce qui était en mon pouvoir pour redonner un souffle de vie à l'art dans ce royaume. Je pense avoir accompli ma tâche.
Jungkook fronça les sourcils à cette excuse médiocre. Un artiste comme Kim Taehyung le restait jusqu'à la fin de sa vie. Un être passionné tel que lui ne pouvait pas s'arrêter avant d'être mort, il le savait. Un homme comme lui savait que l'art était infini, inépuisable.
- Et vos rêves ? Les avez-vous accomplis ?
Taehyung pensa alors à ce rêve, à ce but ultime qu'il avait depuis bien longtemps : celui de façonner dans le marbre l'être le plus parfait de son existence dans sa plus simple nudité. Il ne pourrait jamais le faire, même s'il rencontrait cet être.
Les seules statues de marbre qu'il avait faites représentaient la religion et étaient toujours habillées. C'était ça, l'héritage frustrant, mais néanmoins suffisant aux yeux de l'humanité, qu'il laisserait derrière lui.
- Oui.
- Vous mentez, cracha Jungkook, furibond.
Taehyung fut surpris par la colère qui peignait les traits du visage de son élève. Sans qu'il ne puisse le prévoir, celui-ci se releva hâtivement avant de s'emparer brutalement d'une de ses mains, le faisant crier de douleur.
- N'avez-vous pas honte, de dire de telles inepties ? Ne vous sentez-vous pas ridicule ?
Le souffle de Taehyung se fit court et il ferma douloureusement les yeux lorsque Jungkook appuya sur le dos de sa main, lui envoyant une décharge de douleur, une souffrance diffuse et insupportable.
- Vous savez, la vérité est bien plus noble que ce que vous voulez faire croire aux yeux du monde. La goutte n'est que la preuve que vous êtes un passionné, un amoureux inconditionnel de l'art, qui aura dévoué sa vie à sa cause.
Taehyung se sentait faible, pris au piège. Il ne supporta pas cela. Il ne supporta pas que ce gamin, issus de la noblesse, lui crache cette douloureuse vérité en plein visage. Que savait-il de ce qu'il avait enduré ? Que pouvait-il comprendre ? Comment pourrait-il imaginer toute la honte qu'il ressentait à l'égard de sa propre personne ?
Brusquement, le visage ravagé par la colère, Taehyung leva sa main gauche, prêt à l'abattre sur la joue délicate et souvent rougie de son élève. Mais, justement, il prit conscience de ce détail. Il prit conscience des joues rougies et adorables que possédaient Jungkook à chaque fois qu'il posait un peu trop longuement son regard sur lui. Il ne pouvait pas se résoudre à rougir cette joue d'une autre façon que celle innocente et pure. De ce rougissement qui résultait de l'admiration et de l'extase qu'il lui vouait inconditionnellement.
Il en était incapable.
À la place, ses yeux se remplirent de larmes. Parce qu'il se sentait condamné, inutile. Aussi parce que ses sentiments étaient confus et que son coeur le lui faisait bien savoir. Parce qu'au fond, il était terrifié. Jungkook leva la tête vers lui et ses deux prunelles envoûtantes s'écarquillèrent en voyant les larmes qui coulaient sur les joues de son aîné.
Il paniqua, pensant qu'il était allé trop loin, ignorant du fait que Taehyung s'apprêtait à le gifler mais qu'il en avait été incapable. Il bafouilla des excuses avant de laisser son maître seul et de sortir précipitamment de la pièce.
Lorsque Taehyung fut livré à lui-même, il se recroquevilla au sol et pleura comme un bébé. Il se tortura de pensées sombres. Il pensa à Hoseok, à ce qu'il aurait dû faire pour le sauver. À Jimin, à quel point il regrettait d'avoir été aussi naïf. Il pensa au fait que Yoongi et Namjoon lui manquaient énormément, que finalement, il donnerait n'importe quoi pour les revoir ne serait-ce qu'une dernière fois. Il se flagella pour avoir menti à son père, lui murmurant que, oui, il s'était trouvé alors même que c'était loin d'être la vérité. Il haïssait sa maladie et plus encore, il détestait Jungkook pour réussir à briser toutes ses barrières de protection.
Celui-ci entra d'ailleurs avec une bassine en bois remplie d'eau fumante. Il semblait si agité que les trois quarts de l'eau débordèrent dû à ses mouvements brusques, et s'écrasèrent lamentablement sur le sol. En voyant Taehyung recroquevillé, le jeune seigneur jura. C'était la première fois que l'artiste l'entendait dire une grossièreté, c'était surprenant. Jungkook s'agenouilla face à lui et, le plus doucement possible, s'empara de ses mains. Hagard, Taehyung le regarda faire, la vue quelque peu floutée.
Consciencieusement, Jungkook trempa les mains de son maître dans l'eau chaude, atténuant légèrement sa crise. Leurs mains liées dans l'eau, le petit seigneur leva la tête, prenant conscience qu'actuellement, son maître ressemblait à un enfant vulnérable qu'il lui fallait protéger. Dans l'eau, ses mains glissèrent entre les siennes avant qu'il n'y exercent de légères pressions, les massant avec tendresse. Peu à peu, Taehyung cligna des paupières, jusqu'à ce que sa vue redevienne nette à nouveau. Il dévisagea ce jeune homme au visage apaisant, à la chevelure magnifique, et au regard saisissant.
Il venait de se montrer totalement vulnérable face à son élève et pourtant, il n'avait pas le courage de revêtir un masque de façade.
- Est-ce que ça va mieux ?
Sa voix était douce, comme du miel, et Taehyung humma de bien-être en réponse. Jungkook sourit timidement avant de continuer à choyer ses mains qu'il admirait tant. Parce qu'elles avaient été l'essence créatrice de tant de choses qui avaient bouleversé le royaume qu'il était de son devoir de les aimer, même si leur propriétaire les avaient abandonnées.
- Il faut que vous fassiez ça, cela atténuera la douleur. Je pense que si vous le faites régulièrement, vous pourriez même les utiliser de nouveau.
Taehyung secoua la tête.
- Je ne pense pas. Même si ça fonctionnait, cela fait trop longtemps que je ne les ai pas utilisés pour travailler...
- Avez-vous déjà été amoureux ? le coupa brusquement Jungkook.
Taehyung fronça les sourcils avant de soupirer.
- Encore cette question insensée ?
- Répondez.
L'artiste réfléchit. Il s'était déjà montré suffisamment vulnérable pour lui faire part d'un bout de sa vie. De plus, il savait que s'il ne répondait pas une bonne fois pour toute à cette question, Jungkook ne cesserait de la poser. Cette question le hanterait.
- Oui, deux fois.
- Vraiment ?
Le regard de Jungkook brillait de curiosité et Taehyung savait qu'il attendait qu'il en dise davantage.
- Mon premier amour ne m'a jamais été rendu et le deuxième m'a abandonné.
Le jeune seigneur savait qu'il ne lui en dirait pas plus, c'était suffisant. Alors qu'il massait chacune de ses phalanges, il lui offrit un doux sourire.
- Je pense que c'est faux, je pense que vous êtes tombé amoureux trois fois.
Taehyung releva la tête perplexe.
- Que voulez-vous dire ?
La voix chaude et douce de Jungkook s'éleva, ouvrant dans son cœur une sorte de brèche.
- Votre premier amour est l'art. C'est celui que vous avez aimé inconditionnellement depuis le début. Vous êtes un artmoureux, élucida-t-il d'une voix timide. Et cet amour-là ne prend jamais fin.
Taehyung fut incapable de dire quoique ce soit. Sa gorge semblait trop obstruée par l'émotion pour qu'il puisse ne serait-ce dire qu'un mot.
Jungkook n'avait pas tort, mais il n'avait pas tout à fait raison non plus.
Taehyung était déjà tombé amoureux quatre fois. Mais il lui faudra du temps avant qu'il ne réalise ce dernier amour.
❁
- Jungkook, comment un homme peut-il être heureux en peignant le jugement du monde, alors que le nombre de ceux qui seront sauvés est si pitoyablement petit ?
Jungkook admira le tableau qu'il peignait actuellement, une représentation du jugement dernier. Cela faisait déjà un an maintenant que Kim Taehyung était devenu son maître. Il s'améliorait, doucement mais sûrement. Et même si le plus âgé ne le lui disait jamais, il savait qu'il était fier de lui. Le jeune seigneur n'était pas stupide. Il savait que même si un jour, il arrivait à la cheville de son maître, jamais il ne pourrait espérer ne serait-ce qu'effleurer sa grandeur. Il serait toujours dans son ombre, mais il ne ressentait point de jalousie. Parce que le simple fait de l'avoir à ses côtés, de connaître son savoir était le plus riche des accomplissements.
Il fronça les sourcils, ne sachant pas quoi répondre. À vrai dire, il n'en avait aucune idée.
- Parce qu'il s'évade. Dans la vie les créations originales et puissantes sont le fruit d'une concentration, d'une monomanie sublime qu'un lien sacré attache à la folie.
Il admira le regard nostalgique qu'arborait son maître. Jungkook aurait donné n'importe quoi pour le voir à l'œuvre. Depuis quelques temps, grâce aux massages que lui prodiguait Jungkook, les crises liées à la goutte de son maître se faisaient moins violentes. Il espérait sincèrement que cela allait lui permettre de créer à nouveau, c'était son souhait le plus cher.
- Vous êtes passionné, passionnant, je pense que vous êtes le symbole et l'incarnation du génie.
Ses mots s'étaient échappés de sa bouche et il les regretta aussitôt. Il posa un regard incertain sur son maître que le silence avait enveloppé après cette déclaration, étant certain de voir de l'irritation sur le faciès parfait de l'homme face à lui. Mais quelle ne fut pas sa surprise de remarquer la légère rougeur qui colorait les joues de son aîné. Taehyung rougissait.
Jungkook ouvrit la bouche et l'admira, comme s'il le voyait pour la première fois.
Lorsque Taehyung rentra chez lui, ce soir-là, il fut agréablement surpris de voir qu'il avait reçu une lettre de son cher ami. Quelques mois plus tôt, Taehyung avait écrit à Yoongi à propos de son élève, de ce sentiment étrange qu'il lui insufflait. Il ne savait pas quoi faire de ce qu'il ressentait. Il n'arrivait tout simplement pas à faire quoi que ce soit.
Avec une précaution infinie, comme s'il touchait un objet fragile, Taehyung tira la lettre jaunie de l'enveloppe. Prudemment, du bout des doigts, il la souleva devant ses yeux éteints et la contempla. Il la lut minutieusement. Au fur et à mesure de sa lecture, l'enthousiasme s'empara de son être. Tout son visage exprimait l'extase magique de la reconnaissance. Était-ce le reflet du papier ou une lumière intérieure qui en était le résultat ? Car, tout à coup, ses pupilles figées et mortes s'éclairèrent d'une lueur bien vivace.
« Seul atteint les plus hautes cimes du bonheur celui qui s'élance dans les profondeurs extrêmes du désespoir. Tu as déjà touché le fond, touche désormais l'infini ».
Yoongi avait toujours eu les bons mots pour lui faire prendre conscience des vérités de ce monde. Même à l'autre bout de celui-ci, il restait son plus fidèle conseiller. Son ancien camarade lui disait de ne pas rester bloqué sur le passé. Le passé reste le passé, la vie défile, Taehyung ne pouvait pas rester simple spectateur. Car, lorsqu'il le réaliserait, il serait déjà trop tard pour y remédier.
Il aimait Jungkook. Dès leur première rencontre, il l'avait aimé, mais ce sentiment, qui le submergeait jusque dans ses rêves, avait beau être une passion absolue, il lui manquait néanmoins l'événement décisif qui viendrait l'ébranler, c'est-à-dire la claire prise de conscience que ce qu'il recouvrait, se dupant lui-même, du nom d'admiration, de respect et d'attachement, était déjà pleinement de l'amour, un amour fanatique, une passion effrénée, absolue.
Yoongi lui avait donné la marche à suivre.
Les jours qui suivirent, Taehyung réfléchit. Longuement et avec crainte à ce qu'il devait faire ou pas. À s'il était judicieux de donner à nouveau son cœur. Il n'était pas sûr de pouvoir supporter qu'on le brise à nouveau. Mais, curieusement, il avait aussi la sensation que c'était lui qui détenait ce pouvoir sur son cadet. Sa relation avec Jimin était malsaine parce que ce dernier avait eu une sorte d'ascendance sur lui. Celle qu'il avait eu avec Hoseok n'avait pas eu ce genre de malsanité, elle avait été, à contrario de ce que pouvaient penser les gens, pure. En revanche, c'était la mort qui avait été la toxicité de leur relation.
Mais jamais Taehyung ne pourrait avoir une quelconque emprise sur son élève. Il ne pouvait même pas l'imaginer. Parce que lorsque Taehyung aimait, lorsqu'il était amoureux, c'était d'une façon si belle que rien ne pouvait entacher ce sentiment qu'il donnait à cœur ouvert. Il savait qu'il en était de même du côté de son cadet. Jungkook ne pouvait pas se jouer de lui ou lui faire du mal. Du moins, pas intentionnellement. Parce qu'il partageait le même amour inconditionnel.
Dans son atelier, il fixa sa toile vierge et, prit d'une soudaine pulsion, s'empara de sa palette de couleur. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas peint qu'il craignait le résultat. Mais, plus les heures passaient, plus il se rendait compte que ce sentiment salvateur lui avait cruellement manqué. Il ressentait de la douleur, oui, mais pas au point de l'arrêter dans son élan créateur.
Cela lui prit trois jours pour achever ce petit tableau. Il l'avait peint, comme possédé par une force extérieure. Lorsqu'il l'eut fini et qu'il l'admira enfin pleinement, les larmes se mirent à rouler sur ses joues. C'était un tableau quelconque qui représentait précisément l'enceinte de son atelier. En revanche, les personnes qui l'habitaient n'étaient pas anodines. Pour certaines, jamais elles ne s'étaient rencontrées et pourtant, Taehyung aurait aimé que ce soit le cas. Il s'était peint, assis sur sa table, dessinant avec son fusain. Une représentation de lui lors d'une époque où il était encore capable d'exprimer pleinement son talent.
Derrière son dos se trouvait Jimin, avec cette pâquerette. Son ancien amant arborait un sourire serein tandis qu'il arrachait une à une les pétales de fleurs. De l'autre côté, Namjoon avait une main posée sur son épaule et regardait attentivement ce qu'il semblait dessiner. En arrière-plan, assis sur une pile de livres, Hoseok avait le visage concentré, plongé dans ses feuilles de poèmes et à ses côtés, Yoongi était là, tenant sa croix qui pendait autour de son cou de sa main. Sur l'avant du tableau, se trouvait la silhouette de dos de Seokjin, comme si celui-ci pénétrait dans la pièce de toute sa magnificence, apportant avec lui un halo de lumière qui se refléta sur le visage rêveur de Jungkook qui était à l'autre bout de la table, le dévisageant avec une main tenant son visage.
Taehyung aurait donné n'importe quoi pour voir ces personnes qui lui avaient été si chères, qui avaient contribué à faire de lui l'homme qu'il était aujourd'hui, réunis.
Mais il savait que c'était impossible. Parce que certains s'en étaient allé pour toujours et parce qu'il savait que pour d'autres, jamais ils ne les reverrait. Peut-être était-ce pour cette raison que Jungkook était baigné d'un halo de lumière. Sur cette toile sombre, il était le seul qui représentait l'espoir.
Taehyung voulait s'en emparer.
Il ne mit pas longtemps avant de prendre la décision de courir jusqu'à la demeure de son petit seigneur. Lorsqu'on lui ouvrit, il ne perdit pas de temps avant de trottiner jusqu'à l'atelier de son élève, le cœur au bord des lèvres. Personne n'osa l'interrompre. Son visage reflétait une telle détermination qu'elle en ébranlait l'univers.
Lorsque Jungkook entendit une respiration hachée, il se retourna, son pinceau en suspens au-dessus de sa toile. Il observa Taehyung, penaud, tandis que celui-ci tentait tant bien que mal de reprendre son souffle.
- Que faites-vous ici ?
Il ne comprenait pas. Aujourd'hui, il n'y avait pas de cours de prévu. Pourquoi son maître se tenait-il face à lui, l'air aussi agité ?
Taehyung s'approcha de lui, se tint à une distance minime de son visage, avant d'en admirer les moindres merveilles et imperfections. Ce regard, ce regard qui le chamboulait, eut raison de son contrôle. Seuls peut-être des gens absolument léthargique depuis trop longtemps à la passion connaissent, en des moments tout à fait exceptionnel, ces explosions soudaines d'une frénésie semblable à une avalanche ou à un ouragan : alors, des années entières de forces non utilisées se précipitaient et roulaient dans les profondeurs d'une poitrine humaine.
Taehyung s'empara de ses lèvres, comme s'il s'agissait de l'exutoire tant attendu. Ça avait été brutal et désespéré, mais aussi plein d'amour. Jungkook écarquilla les yeux et couina de surprise. Taehyung ne pouvait pas le voir, mais son visage était tellement rouge que c'en était presque comique. Non, à ses yeux, il aurait sûrement trouvé cela attendrissant.
Prendre conscience qu'il avait les lippes de son aîné sur les siennes le fit soupirer de bonheur. Enfin, il décida d'y participer, plongeant ses mains dans ses boucles brunes, s'abandonnant corps et âmes à ce baiser enivrant. Leurs langues se chevauchaient, s'unissaient, se goûtaient et s'adoraient pour la première fois. Dans leur échange endiablé, les deux hommes glissèrent peu à peu au sol, Taehyung surplombant ce garçon qui fut le second souffle de sa vie.
Lorsqu'il ouvrit les yeux et qu'il admira son petit seigneur battre délicatement des cils, il sut à quel point, depuis des mois déjà, il était fou amoureux de lui.
- Je t'attendais, je t'attendais toujours, toute ma vie j'ai attendu la lumière de ton existence.
Jungkook pencha la tête sur le côté et lui sourit timidement, le regard brillant, les lèvres rougies et le cœur comblé.
- Désolé de t'avoir tant fait attendre.
Taehyung leva sa main avant de caresser lentement sa joue, le cœur débordant de tant d'émotions que les larmes jaillirent inconsciemment de ses yeux. Jungkook n'était pas son premier amour, mais il avait la sensation que ce serait son dernier, celui qui l'accompagnerait jusqu'à la fin. Il savait, avec certitude, que cet homme saurait tout de lui.
- C'est à toi que, pour la première fois, je dirais tout; tu connaîtras toute ma vie, qui sera désormais tienne. Mais tu ne connaîtras mon secret que lorsque je ne serai plus, quand je ne te répondrai plus. Quand mon dernier souffle sera expiré et lorsque je partirai, main dans la main, avec la mort.
Jungkook hocha solennellement la tête avant de s'emparer à nouveau de ses lèvres. Toute cette hâte, tout ce désir réfréné fit voler leurs vêtements dans la pièce et, bientôt, ils se retrouvèrent nus sous le regard de l'autre. Ils s'observaient timidement, amoureusement et avidement. Ils firent l'amour, là, sur le sol. La sueur dégoulinant sur leurs corps, ils en profitaient pour goûter à la peau salée de l'être aimé. Leurs corps s'emboîtaient si parfaitement que Taehyung avait l'impression que Jungkook était une extension de son âme. Jamais le plaisir ne lui parut aussi exquis, aussi puissant qu'à ce moment précis. Il s'abreuvait des gémissements de son cadet et se fichait éperdument de si quelqu'un pouvait les entendre ou les voir.
Cette nuit-là, il fit savoir aux yeux du monde entier et à ceux de la lune la puissance inébranlable de sa renaissance.
Bien des heures plus tard, quand il ouvrit les yeux dans l'obscurité et qu'il sentit Jungkook à ses côtés, il s'étonna que les étoiles ne fussent pas au-dessus de sa tête, tellement le ciel lui semblait proche. Il avait la sensation d'avoir été plus près du divin qu'aucun mortel ne l'avait jamais été auparavant. Puis il réalisa, un ange était à ses côtés et possédait en lui un bout de paradis qu'il eut la chance de goûter. Dans l'ombre, il pleura de bonheur.
❁
- Cela va-t-il continuer longtemps ? grommela Taehyung, agacé.
- Cesse d'être aussi bougon.
Taehyung soupira et laissa son amant le guider, ses mains entravant sa vue. Il faisait confiance à Jungkook, mais pas complètement non plus. Depuis qu'ils étaient entrés dans la demeure, son petit seigneur l'avait déjà cogné à un nombre incalculables de meubles, si bien qu'il sentait déjà les contusions pointer le bout de leurs nez. C'était pour cette raison qu'il brandissait ses bras devant lui, peu serein.
Jungkook s'arrêta enfin, l'obligeant à faire de même. Il posa ses mains sur celle de son amant, curieux.
- Est-ce bon, maintenant ?
Il sentit les mains de Jungkook glisser des siennes avant qu'il n'acquiesce timidement. Lentement, Taehyung papillona des paupières et s'habitua à la luminosité de la pièce. Il ouvrit la bouche, surpris, en remarquant l'immense bloc d'argile face à lui. Il tourna précipitamment la tête vers Jungkook qui l'observait déjà, un grand sourire sur le visage.
- Es-tu fou ? Je n'en suis pas capable...
C'était étrange, comment Jungkook pouvait-il savoir que si il y avait une dernière œuvre qu'il devait faire, accomplir, ce serait celle-ci ? Comment avait-il pu deviner, aussi justement, que c'était ce qu'il désirait le plus au monde ?
Jungkook le devança et c'est à ce moment précis que Taehyung remarqua la tenue légère qu'il portait. Cette tunique en soie qui mettait en valeur de la plus délectable des façons ses courbes enchanteresses. Le jeune seigneur la retira, laissant à Taehyung le plaisir d'admirer la courbure de ses fesses, le creux de ses reins et son dos délicat. Jungkook tourna imperceptiblement la tête avant de plonger son regard dans le sien, une expression si intense gravée sur son visage qu'elle laisserait à jamais une empreinte dans sa mémoire.
- L'artmoureux est capable de tout.
Il avait eu raison. Cela lui prit presque l'entièreté du reste de sa vie, mais ce but ultime, Taehyung finit par l'achever. Finalement, il était devenu évident que cet être sublime, ce nu qu'il désirait tant sculpter dans le marbre, était Jungkook. Ça avait toujours été le cas. Comment aurait-il pu le façonner avant de le rencontrer, de toute façon ? À ses yeux, il était la perfection à son apogée.
Des années plus tard, des siècles plus tard, cette œuvre serait considérée comme la plus importante de sa vie d'artiste. Non pas parce qu'elle fut la dernière, mais parce que, jamais l'humanité n'aurait vu quelque chose d'aussi réaliste et d'aussi beau. Cette statue représentant le seigneur Jeon Jungkook lors de ses jeunes années serait sans aucun doute l'objet de nombreuses controverses quant à sa sexualité. Mais elle resterait à jamais l'un des plus beaux chefs-d'œuvre de ce monde.
C'était un héros de l'art. Les héros de l'art en sont aussi les tyrans : leur gloire tue; plus ils sont grands, plus ils sont à craindre car ils imposent à tous les hommes les lois d'une personnalité qui ne fut et ne sera jamais qu'une fois. Ce sont des puissances dévorantes. Ils éclairent, mais ils brûlent. Il serait fou de donner Kim Taehyung comme modèle aux jeunes artistes. Les grands hommes sont des exemples d'énergie, des soleils de force et de beauté. Il faut se tremper un instant dans leur lumière, puis s'arracher à leur contemplation, et agir. Juste agir indépendamment.
Comme promis, des années plus tard, sur son lit de mort, Taehyung lui révélera toute sa vie. Non pas par la parole, les mots n'auraient jamais été suffisants. À la place, il lui léguera ce carnet en cuir brun qui l'avait accompagné durant presque toute son existence. Jungkook connaîtra alors tous les événements et toutes les personnes qui avaient conduit à faire de l'homme de sa vie cet être si exceptionnel. Par les poèmes d'une tristesse infinie, par ce dessin représentant ce jeune homme d'une beauté presque angélique, par les nombreuses lettres échangées avec le grand Min Yoongi, son premier maître et son cher mécène... Jungkook saurait tout.
« Je ne verrais pas l'aurore, je crois que le crépuscule me fera sien avant. »
Ce furent ses dernières paroles.
Il a aimé le marbre, oui, et aussi la peinture, l'architecture et la poésie. Il a aimé sa famille, ses amis et ses amants. Il a aimé la vie totalement et maintenant il aime la mort comme son achèvement naturel.
Comme il l'avait prédit, Taehyung s'en alla paisiblement dans la nuit, sa main unie à celle de son ange, tout en sachant que les forces de destruction ne seront jamais triomphé de la puissance créatrice.
Ainsi, Taehyung aima ; fut aimé, et sa dernière idylle l'accompagna jusqu'à son dernier souffle.
𝓕𝓲𝓷
𓇬
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