30:00:02
Dix heures dix.
Les joues gonflés et l'esprit à peser le pour ou le contre, mes yeux glissaient sur les lettres du panneau Forbidden Way.
Je vais voir ou je ne vais pas voir ?
La curiosité était un vilain défaut, je le savais plus que trop bien, mais j'avais tellement envie de savoir ce qu'il y avait à l'étage que cela faisait cinq minutes que je tapai du pied devant les marches de l'escalier.
Je vais voir ou je ne vais pas voir ?
Était-ce raisonnable ?
Je ressemblais sûrement à un voleur en train de préparer un plan pour dégoter des milliards à l'ICBC, la plus grande banque au monde. D'autant plus que mon service avait débuté depuis dix minutes et je ne m'étais pas présenté. Je ne savais pas non plus si Seokjin était là ou pas.
Bref.
J'étais seul dans l'arrière du café. Il n'y avait aucun bruit sauf un léger son de font qui venait de la zone de service. Depuis mes cinq minutes d'hésitations, il n'y avait pas eu de passage non plus, et il me faudrait à peu près trente secondes pour vérifier – au minimum, s'il y avait une porte, ouverte ou fermée. Peut-être allait-il y avoir un énième couloir au-dessus, donnant sur une autre partie du café dont je ne connaitrais pas l'existence. Je ne savais pas.
Et si, là-haut, je croisais mon patron ?
Un frisson me parcourut l'échine, je n'osais pas penser au niveau de colère dans lequel il se mettrait si cela venait à se produire.
Je jetai un œil prudent au-dessus de mon épaule. Toujours personne.
Prenant mon courage à deux mains, ma semelle de chaussure en cuir se déposa en silence sur la première marche et j'eus l'impression de jouer le rôle d'un agent secret accomplissant sa toute première mission. Mon cœur battait de stress d'être pris en flagrant délit, alors je m'activai à monter les marches, et l'obscurité m'enveloppa progressivement. Pour quelqu'un arrivant par la porte noire ou par la porte d'entrée du personnel, j'étais maintenant devenu invisible, ayant monté par delà le profond.
Il y avait une autre porte noire juste devant moi, où une petite surface d'un mètre carré permettait de se tenir à la hauteur de la porte. Seule la petite lumière du digicode et celle provenant du couloir en bas illuminaient légèrement l'endroit qui ressemblait plus à l'entrée d'une entrée. D'ailleurs, autour du digicode, la porte apparaissait plus bleuâtre que noire, mais ce n'était qu'un détail.
D'un côté, j'avais tellement la frousse d'être pris que j'aurais préféré une musique ou un bruit de fond qu'un silence de mort. Je n'entendais même plus l'activité du restaurant tourner, comme si j'étais passé d'un monde à un autre.
Tremblant légèrement de la main, je plaquai mes phalanges contre le bois et poussai un peu.
Fermé.
Je m'en doutais, mais j'avais préféré vérifié même si ce n'était absolument pas moral de faire ce que je faisais.
Je retirai subitement mes doigts de la porte lorsqu'un coup d'adrénaline me tira le sang, à l'entente de rire provenant de l'entrée arrière. Par instinct, je m'accroupis comme si cela pouvait changer quelque chose à ma présence dans cet endroit interdit. Je me mordis le poing en me maudissant, je devais passer pour un taré à me cacher dans un endroit que seul mon patron pouvait accéder. Seokjin et Yoongi aussi peut-être, je ne savais pas. C'était sûrement son bureau d'ailleurs, il n'était pas au rez-de-chaussée.
Tel un ninja, je m'assis sur les premières marches pour descendre et passai un œil entre elles et le sol – ou le plafond selon le point de vue. C'était deux de mes collègues, un homme et une femme bien plus âgés que moi. Je ne leur avais jamais parlé, si ce n'était que dire bonjour ou au revoir. Certains disaient qu'ils étaient ensemble, mais aucune preuve concrète n'avait été trouvée pour affirmer cette hypothèse.
Ils s'embrassèrent alors sous mon nez avant de se quitter chacun de leur côté pour leur loge.
Ah d'accord.
Ce n'était en fait pas du pipo.
Qu'est-ce qu'on devait dire à ce moment là ?
Meilleure solution : ne rien dire à personne. S'ils ne l'officialisaient pas eux-mêmes, c'était qu'il devait avoir une raison. Bon, je n'allais plus vraiment les voir de la même manière mais tant qu'ils étaient heureux, je n'allais aucunement dire quelque chose alors que moi-même, connaissais l'amour aussi bien que toutes les villes possibles du monde, ou même de Corée du Sud.
Prochaine mission: descendre de cet escalier et courir le plus vite possible vers la porte noire pour éventuellement commencer mon service avec quinze minutes de retard. J'allais me faire gronder par Seokjin.
Après être sorti de la zone à risque, je me dirigeai comme prévu vers la zone de restauration à grand pas, mais m'arrêtai subitement juste devant la porte du service qui venait de s'ouvrir sous mon nez. Encore quelques centimètres et, après mon bras, mon visage aurait été défiguré.
Soudain, je haussai les sourcils face à celui qui se tenait devant moi.
— Minkyung ?
Il devint subitement rouge comme une pivoine, et bredouilla des mots incompréhensibles tandis que son regard ne suivait pas les gesticulations de ses orbes.
— J-Jungkook...
Minkyung était un camarade de classe. Je ne lui parlais pas vraiment, car d'une part j'étais toujours avec Jimin, mais aussi parce qu'il était très timide. Il restait souvent dans son coin et mangeait seul les midis. Ou quelques fois avec des personnes d'autres classes.
Je faisais une tête de plus que lui, mais niveau carrure, il était beaucoup mieux foutu que moi. Je me demandais comment c'était possible jusqu'à ce que j'apprenne qu'il avait participé en tant que joueur à plusieurs tournois de baseball dans tous le pays, avant de se lancer dans le cinéma. Ce qui faisait sa particularité, c'était que sa personnalité était totalement opposée à son physique.
Musclé, cheveux bruns d'une coupe typiquement coréenne, visage digne d'un drama, et pourtant très timide à en rougir de gêne.
Je me reculai légèrement pour le laisser entrer complètement et refermer la porte derrière lui.
— Qu'est-ce que tu fais là ? Demandai-je, toujours surpris de le voir ici.
— Je... Je viens postuler pour travailler ici, Monsieur Kim m'a demandé de me rendre dans son bureau.
Oh, je me revoyais deux mois auparavant.
— Tu sais où est-ce qu'il est ?
J'acquiesçai et lui fis signe de me suivre jusqu'à sa porte, Acacia. Bien sûr, nous n'entrâmes pas et patientâmes à peine une minute lorsque Seokjin apparut de derrière la porte noire. Il fit un grand sourire à mon camarade de classe, qui se courba – sûrement une nouvelle fois, respectueusement. Quant à moi, j'eus droit à une mise à l'ordre lorsqu'il me regarda en tapotant d'un doigt le cadrant de sa montre.
Un rire nerveux sortit tout seul et je trouvai l'excuse du loupé de réveil comme motif de retard. Excuse très bidon, je l'avouais.
Mes collègues qui s'étaient embrassés à peine quelques minutes auparavant sortirent de leur couloir respectif – car il y en avait un pour les femmes et un pour les hommes, en même temps. Maintenant que j'avais découvert qu'ils étaient ensemble, je me rendis compte qu'en réalité, ils faisaient toujours tout sur le même rythme. Sortir de leurs loges, marcher, souvent parler. Ils s'étaient plutôt bien trouvés. Peut-être même si bien que cela pouvait faire légèrement peur à cause de leur synchronisation parfaite.
Ils nous saluèrent généreusement en passant à côté de nous et disparurent dans un claquement de porte.
Réalisant que je devais moi aussi y aller, je souhaitai bonne chance à Minkyung, adressa à nouveau un sourire désolé à mon supérieur et partis aux trois quart de tours avant qu'il ne me décortique vivant.
Malheureusement pour moi, j'avais déguerpi tellement vite que je n'avais pas vu Taehyung descendre de l'escalier en colimaçon.
☯︎
Seize heures trente.
Installé au bar avec Yoongi, je somnolais à moitié lorsque la clochette du café me réveilla en sursaut. Trois personnes venaient d'entrer et s'installèrent dans la zone dont Bambam s'occupait, soit pas la mienne. D'ailleurs, Monsieur-le-goulu n'était jamais là les samedis, car il avait cours le matin et l'après-midi il s'occupait de son neveu une semaine sur deux. Et puis de toute façon, j'étais en pause.
Ma collègue s'occupant de cette partie du café traîna des pieds jusqu'à leur table et comme habituellement, demanda ce qu'ils désiraient. Commande qui fut ensuite passée à Seokjin, derrière le bar alors qu'il nettoyait les établis de bouteilles.
Je rouspétai, fatigué. Ça me gonflait ce traitement. Celui de seize heures était le plus fort et avait un effet somnifère sur moi depuis que ma tante l'avait changé il y a quelques mois. Je ne savais pas pourquoi elle l'avait modifié alors que l'ancien me convenait plutôt bien, mais de toute façon je ne cherchais pas loin; elle ne m'avait jamais vraiment apprécié.
— Tiens écoute Jungkook, fit Yoongi à mes côtés en me tendant l'un de ses écouteurs.
Je me redressai correctement et me tournai vers lui, installé devant son ordinateur ouvert sur une application de musique. Il y avait des tas de rectangles colorés où je ne comprenais strictement rien. Personnellement, je préférais les rectangles d'images.
Je pris l'écouteur et le plaçai au creux de mon oreille après avoir vérifié s'il était propre – on ne savait jamais.
— Je peux ?
Un signe de tête comme quoi j'étais prêt et il pressa la barre espace de son clavier. Une petite ligne verticale commença à glisser sur les rectangles colorés tandis que du piano résonna dans mon crâne. C'était des notes très douces et pourtant tellement triste que mon cœur se comprima en imaginant ma scène par-dessus cette musique.
Lorsque vint le violon, je le fixai avec stupeur. C'était grave, puissant, remplit de regret, de bonheur terminé, d'envie de le revivre et de déguster chaque seconde passées dans le vide.
La scène de mon long-métrage dériva à mes souvenirs avec mon frère et mon père. Je revoyais leurs sourires, leurs rires lorsque Jihyung se faisait attaquer par notre père à coup de chatouilles. Ma main frotta mon visage pour essayer d'éviter à quelques larmes de s'enfuir.
Heureusement, la musique se termina avant que je n'aie le temps de réellement montrer mes faiblesses.
Je soufflai après quelques instants à avoir reconnectér les fils.
— Je suis sur le cul...
Ce ne fut tout ce que je pus dire, et cela le fit rire.
— J'ai respecté exactement le timing de ta scène comme on en avait parlé, annonça-t-il en trafiquant je ne savais quoi sur son ordinateur. Pas besoin de te demander si elle te va, je pense.
— Pas besoin non...
Je lui demandai s'il pouvait me la refaire écouter, et elle s'avérait être encore plus belle que la première fois. Aucune musique ne pouvait être plus belle que celle-ci, ne pouvait se fondre mieux sur la scène de mon long-métrage. C'était celle où l'un des personnages mourait de sa maladie incurable.
— Le violon est vraiment magnifique, avouai-je à la fin de la seconde écoute.
— Même si ma sœur est exécrable, acquiesça-t-il en souriant, elle a un don pour le violon, alors que moi je suis vraie buse. Elle joue aussi du piano, mais préfère les instruments à corde. Elle fait en plus de la guitare, de la contrebasse, et de la harpe.
J'entrouvris la bouche de choc. Mon cerveau venait de faire une erreur à tous ces noms d'instruments beaucoup trop difficile à jouer pour moi, et dont j'idolâtrais les musiciens pour leur courage.
— Tu parles de qui ? Interrogea Seokjin qui revint vers nous avec des torchons propres.
— Yeosin.
— Oh ! Il eut un rire face à mon visage toujours aussi abasourdi. Elle est devenue super populaire, plus de dix millions de personnes la suivent sur Instagram. Elle a même été recrutée par une agence composant les soundtracks pour certains films et plusieurs jeux vidéos.
Ce n'était plus une erreur que venait de faire mon cerveau. Il allait falloir carrément tout réinitialiser du début à la fin pour pouvoir le faire fonctionner à nouveau.
— Jin stop, rit le pianiste, je crois qu'on va le perdre.
Mais mon supérieur ne s'arrêta pas, et eut un malin plaisir à pousser toujours plus mon cerveau à prendre un rendez-vous chez le réparateur. Il m'expliqua qu'elle avait été contactée l'année dernière par Offspring Entertainment pour produire l'une des bandes sons de After chapter one d'Anna Todd, ainsi que d'autres films et jeux de romance.
Je n'arrivais pas à le croire. Une musicienne dont le talent était connu dans le monde entier venait de faire une bande son pour moi, un petit étudiant en cinéma qui valait pas plus qu'une pièce jaune.
Où était la caméra cachée ?
— Par contre, reprit Yoongi en me refaisant venir sur terre, elle m'a dit qu'elle voudra voir le résultat final de ton long-métrage.
Je n'eus pas le temps de faire une énième erreur de compréhension que la petite clochette du café sonna, nous avertissant de la venue de nouveaux clients. Un rire que je côtoyais toute la semaine me vint aux oreilles, et je retirai l'écouteur pour pouvoir me tourner vers l'entrée.
C'était Jimin, en compagnie d'Haneul, Hoseok et Lisa.
Je ne me retins pas de faire une grimace en voyant Hoseok.
« On s'en fout de lui, viens vite ! »
Son message me tourna dans la tête.
J'avais envie de lui faire bouffer ses lunettes dorées.
Lorsque je vis qu'ils s'installaient dans ma zone près de la baie vitrée, Luca se chargea d'aller prendre leurs commandes. Ma pause n'était pas terminée, la sienne était juste après la mienne. Je me retournai vers l'ordinateur de Yoongi, qui était maintenant ouvert sur une page safari. C'était le site de l'entreprise LRP à laquelle appartenait Coquelicot. Il y avait le portait des patrons des différents commerces sur la page qui s'affichait, et Taehyung y figurait.
Je gonflai les joues. Je ne l'avais pas revu depuis lundi soir, lorsqu'il était avec Yumin en train de rire de la fuite des deux clientes allemandes.
Seokjin n'avait pas l'air d'être inquiet, son absence devait donc être prévue.
Est-ce qu'il avait été là lorsque Minkyung a passé son entretien ? Il faudrait que je le lui demande, sauf que je n'avais pas son numéro. Je devais donc attendre lundi prochain.
Merde, à quoi je pensais là ?
— Yoongi, dis-je pour attirer son attention, il y a mon ami qui travaille sur ce projet avec moi, ici. Est-ce qu'il pourrait écouter cette musique pour avoir aussi son avis ?
— De quoi il est où ?
Je lui fis un coup de tête en direction de la seule table de quatre occupée pour le moment.
— C'est celui avec les cheveux blonds.
Aux mèches rosées. Mais elles commençaient à disparaître, alors il avait enfin retiré sa capuche depuis hier. Cela devait le gonfler de l'avoir constamment sur le crâne aussi.
À sa réponse positive, je le remerciai et descendis de ma chaise haute pour me diriger dans leur direction.
Sauf que je n'aurais jamais dû faire ça.
En me voyant arriver, Lisa se leva de table et une puissante décharge secoua mon corps et mes nerfs.
La Reine revint avec son armée.
Sans que je n'aie le temps de l'éviter, elle m'avait prise entre ses bras et avait collé sa tête contre ma poitrine en me serrant.
— Lisa ! Hurla sans gêne Hoseok en se levant, putain viens ici !
— Jungkook ! Fit-elle avec un large sourire, ça fait tellement longtemps qu'on ne s'est pas vu !
Son parfum beaucoup trop fort me donna un affreux mal de crâne tandis que je sentais les fourmis commencer à me terrer la peau. Un voile flou couvrait ma vue, ne créant plus que des fantômes colorés, et les sons autour de moi changeaient d'intensité à chaque seconde qui s'écoulait. La masse qui me prenait contre elle se retira, et l'air instinctivement comprimé dans mes poumons se relâcha furieusement, me faisant tousser. Je reculai de quelques pas en me tenant la poitrine, et tentai de discerner quelque chose devant moi.
Jimin tenait le bras de Lisa, et semblait hors de soi face au peu d'expression que j'arrivais à voir. Hoseok n'avait pas bougé, Haneul non plus et je sentais qu'ils me regardaient. Un bourdonnement m'agressa alors les tympans tandis que je peinais à reprendre mon souffle, comme si un nid de frelons venait d'avoir peur d'une troupe de pompier. Je sentis mes jambes se dérober sous mon buste et je dus m'accrocher au dossier d'une chaise vide pour ne pas tomber.
Putain mais pourquoi tout le monde voulait me toucher en ce moment ? Mon bras venait à peine de commencer à réellement guérir.
Il eut une présence derrière moi, et j'entendis la voix de Jimin ordonner à celle-ci de se tenir à l'écart. Mes mains tremblaient sur le bois de la chaise, mes yeux sortaient presque de leurs orbites, encore paralysés par la violence de la décharge électrique, et mon souffle me brûlait les cordes vocales à force de siffler. Je crus entendre, par-dessus le bourdonnement furieux, la voix de Seokjin tempêter sur quelque chose avant qu'elle ne s'approche.
Personne n'osait me toucher, comme si j'étais une bête malade, atteinte d'une pathologie inconnue et qui devait être mise en quarantaine. Et cette impression ne fit qu'empirer la douleur qui comprimait mon cœur, et les fourmis grignotaient ma peau de plus en plus fort.
Mais impossible de bouger un seul doigt. Tous mes nerfs étaient bloqués, décidés à laisser la douleur se propager pour me faire encore plus souffrir que je ne souffrais déjà.
Tous les sons étaient plus ou moins lointains, ma conscience implosait et la douleur remportait sur la raison. Je ne savais même pas si je respirais ou non.
— Jungkook, m'appela Jimin, calme-t... e plait.
Devant moi, je voyais mes mains. Seulement mes mains. Elles tremblaient, serraient si fort le dossier de la chaise qu'elles devenaient blanches. Si je la lâchais, j'allais tomber. Et pas que sur le sol. J'allais tomber dans ce nouveau trou qui s'était creusé sous mes pieds, et cette chaise était la seule prise qu'il y avait.
— Jungko...
C'était maintenant Seokjin qui prononçait mon prénom. Je n'arrivais pas à savoir où est-ce qu'il se situait par rapport à moi, mes repères avaient disparus à l'instant où Lisa m'avait enlacé.
— Yoon... ercher Taehyung...
Ce fut le seul mot que j'entendis distinctement avant qu'une lourde voix ne vocifère plus loin.
J'étais nul. J'étais pitoyable, un incapable. Cela faisait la deuxième fois que Jimin venait ici et cela faisait la deuxième fois que je me donnais en spectacle devant lui. Je n'étais pas fichu d'avoir un moment de répit où je pouvais diriger ma vie comme je le souhaitais.
Je n'étais bon qu'à être la marionnette d'un mort qui profitait de mon aliénation.
— Jungkook.
Le bourdonnement s'arrêta à l'entente de sa voix. Sa voix qui se voulait sévère mais qui ne pouvait faire impasse sur l'inquiétude.
— Jungkook, lâche cette chaise.
Dire mon prénom avant l'ordre, c'était bien le style de mon patron. Mais rien n'y faisait, si je lâchais ma seule prise, j'allais tomber dans le trou qui me menaçait depuis quatre ans.
Tout comme Seokjin, je n'arrivais même pas à savoir où il était par rapport à moi. Bien que sa présence qui m'avait tant manquée ait retiré le nid de frelons de ma tête, je ne savais toujours pas si je respirais ou non. Les fourmis continuaient à tout ravager sur leur passage, me piquer, me dévorer, me faire mourir dans la pire douleur qui soit.
— Jungkook, reprit-il, plus proche, tu ne vas pas tomber. Lâche cette chaise.
Si, j'allais tomber.
Je ne sentais même plus mes jambes, je ne savais pas par quelle force j'arrivais encore à tenir debout.
Mon visage toujours rivé sur mes mains, des couleurs entre le noir et le rouge virevoltants tout autour, des longs et fins doigts vinrent enroulés l'un de mes poignets.
Et cela me procura une nouvelle décharge, plus douce, qui calma progressivement mes nerfs et mes muscles.
— Lâche cette chaise bordel, répéta-t-il, commençant à s'agité.
Enfin, mes doigts desserrèrent lentement ce pauvre dossier. Je sentais craquer mes phalanges comme si elles avaient congelées pendant des années, et cela était une sensation extrêmement désagréable.
Encore une fois, mes poumons relâchèrent bruyamment l'air comprimé, ce qui me fit mal à la tête. Je papillonnai des paupières quelques secondes, et mes forces m'abandonnèrent subitement.
Mon patron me rattrapa dans ma chute, avant que je ne heurte pitoyablement le sol. Je me sentais aussi lourd qu'une falaise, et je ne pouvais toujours rien commander. Comme si les fils reliant mes muscles à mon cerveau avaient disjonctés. Les fourmis poursuivaient leurs routes, la Reine n'avait pas peur du Roi cette fois-ci.
J'entendais sa voix roque et apeurée m'appeler, me dire de rester avec lui, de rester éveillé.
Autour, j'avais l'impression que les murs se rapprochaient et venaient m'enfermer dans une boîte. Je ne voyais plus clair, mon champ de vision se rétrécissait comme dans un tunnel sans fin où je courais sous peine de mourir.
Par des sensations lointaines, on me souleva par la nuque et les genoux. Il continuait de me parler en m'emmenant je ne savais où, donnait des ordres à je ne savais qui. Je n'entendais que sa voix, mais je ne la comprenais plus aussi bien qu'avant.
On me déposa sur quelque chose de moelleux, et une main secoua la mienne en me demandant si je pouvais la serrer. Je ne pouvais pas, je ne pouvais pas.
Et au bout du tunnel dans lequel je courais au ralenti, il eut enfin une lumière. Mes yeux n'étaient pas totalement fermés, ils étaient juste assez ouverts pour que j'aperçoive le visage tendu de mon patron. Il était proche, tellement proche que j'étais obligé de loucher pour pouvoir chercher son regard. Quelques gouttes de sueurs perlaient sur son front, entre quelques mèches ébouriffées.
Mon esprit partait et revenait plusieurs fois jusqu'à ce que des caresses à ma joue ne calment le démon intérieur.
La lumière artificielle qui m'agressait les rétines devint moins aveuglante, plus douce, et mon visage sembla commencer à se détendre.
— Respire...
Je soupirai en appréciant son toucher, qui continuait son voyage de ma tempe jusqu'à ma mâchoire. Il m'avait tellement manqué que mon cœur se mit à pleurer.
Mais il n'y avait pas que le manque qui me pesait, il y avait aussi la saturation. Je n'en pouvais plus, ma fatigue atteignait sa limite.
— Chhhht... Jungkook, il prit mon visage devenant humide de larmes en coupe, regarde moi. Je suis là, Jungkook, je suis là...
— L-La Rei-ine... Balbutiai-je entre deux spasmes.
Il fronça les sourcils en regardant autour de lui à la recherche d'une quelconque Reine ce qui, malgré mon état déplorable, réussit à me faire lâcher un rire.
Il reporta ses yeux sombres sur moi.
— Quelle Reine ?
Je n'arrivais plus à parler, mes respirations courtes et bruyantes m'en empêchaient et je déglutis en tentant de ne pas m'étouffer. Là, la Reine était sur moi, partout, elle piquait ses pattes dans ma chaire et ses pions ne faisaient que de suivre ses mouvements. Elle se cachait parmi son armée pour éviter d'être vue par l'ennemi.
Ennemi qui arriva lorsque l'une des mains de mon patron quitta mon visage pour se poser sur mon cœur. Cœur battant de stress, essayant de se délier des chaînes qui le comprimaient.
Un frisson agréable m'enveloppa et ma tête se pencha toujours plus sur ses doigts caressant l'une de mes joues, et je fermai les yeux.
— Elle est là ?
Je secouai légèrement la tête de droite à gauche. Sa main descendit sur mon ventre, me faisant frémir toujours plus d'une sensation déjà connue. Mais je ne savais d'où. Et puis la fatigue l'emportait sur la réflexion, je voulais seulement apprécier son toucher et me calmer. Peu importait le prix.
Ses doigts remontèrent à mes épaules lentement, passant par-dessus ma chemise, puis redescendirent. Je me figeai subitement lorsqu'il passa sur ma fosse iliaque droite et cela me fit l'effet d'une bombe à travers le corps.
Je reperdis le contrôle de mon souffle et me tordis comme je pus de douleur, geignant comme un agneau étranglé. Les fourmis s'étaient mises en colère. Ce n'était pas une douleur physique, je savais que cela venait de ma tête mais je ne pouvais y faire quelque chose.
Sa main avait laissée une trace indélébile.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Paniqua légèrement mon patron en gardant sa paume sur cette partie. Elle est ici ?
Oui, elle était là. La Reine était là.
Je gémis d'algie, et malgré mon corps paralysé par le choc, je gigotais dans tous les sens. Comme si cela pouvait faire partir cette douleur, sauf que cela empirait. La Reine avait été déjà chassée une fois par le Roi, et je la voyais, avec ses grosses antennes, donner les directions à ses soldats. Elle ne voulait pas l'être une seconde fois.
Des coups de poignards, démembré, il n'y avait plus que cette torture.
— Jungkook, m'appela-t-il, Jungkook reprends-toi, est-ce qu'elle est là ?
J'eus du mal à acquiescer, beaucoup de mal, mais je compris avoir réussi lorsqu'il insulta d'un juron la Reine.
Voyant que son toucher – à cet endroit, était une véritable torture, il retira sa main qui revint à mon visage pour me le prendre à nouveau en coupe.
Le Roi avait battu en retraite, et la Reine calma sa colère.
La douleur s'évaporait lentement, mais si je continuais à perdre le contrôle de mon souffle, j'allais finir en hyperventilation.
J'en avais marre de ces crises, je n'en pouvais plus. Elles épuisaient toute mon énergie et m'empêchaient de vivre comme je le voulais. J'en avais marre, je saturais.
Et d'un coup, je figeai carrément mes poumons.
Des lèvres chaudes se posaient sur mes yeux, jonglant avec douceur entre les deux tandis que ses mains continuaient à caresser mon visage.
— C'est fini... Murmura-t-il contre mes paupières.
Je lâchai un soupir de bien-être, calmant ainsi ma respiration et mon cœur traumatisé. Peu à peu, suivant ses baisers qui se s'étalaient sur mon portrait, je sentais les fils se reconnecter à mon corps.
La Reine était partie, les fourmis ne me dévoraient plus.
Au lieu d'une guerre, la paix s'installa.
Parce que j'étais avec Taehyung.
Ses baisers s'arrêtèrent, mais l'une de ses mains continua ses gestes d'une tendresse inexplicable sur mon front.
Mes paupières pesaient aussi lourd que du plomb, je n'arrivais pas à les ouvrir pour pouvoir le regarder. J'avais envie de redécouvrir la beauté de son visage, me perdre dans ses yeux chocolatés, voyager dans un autre monde où je pourrais être enfin tranquille.
Avec un ultime effort, je réussis à entrouvrir les yeux. Sauf que tout était flou, il y avait de la lumière tamisée, ainsi qu'une énorme tache noire au-dessus qui me surplombait. Je sentis mes lèvres s'étirer un peu, il était là, juste là.
Le Roi était là.
— Jungkook...
Progressivement, ma vue se mit à jour tout en restant encore un peu qu'une image fantomatique. Ses yeux ne me lâchait pas une seconde, j'avais même l'impression que cligner des paupières l'embêtait car cela le coupait du réel. Il le faisait donc très peu, comme si je pouvais disparaître d'un instant à l'autre.
Il étudiait chacun de mes traits, j'étudiais les siens, il vérifiait si mon état allait mieux, je me sentais en haut d'un petit nuage.
— Est-ce que tu veux rentrer chez toi ?...
Il chuchotait tellement bas que les démons ne pouvaient nous entendre. Je grognai, j'étais tellement bien, là, lui contre moi, que je voulais m'endormir.
— Ce n'est pas grave pour le service, rassura-t-il, j'appellerai un remplaçant pour ce soir...
S'il insistait.
J'acquiesçai et un léger sourire orna son visage. Mon cœur se réchauffa à cette vision, et je crois que mes lèvres l'imitèrent d'elles-mêmes.
— Est-ce que tu peux te lever ?
Il était tellement poli.
Maintenant que j'avais retrouvé les commandes de mon corps, je pensais, oui. Je me sentais toujours aussi faible, mais la douleur m'avait laissé tranquille – pour l'instant tout au moins, alors je devais pouvoir me déplacer.
Avec son aide, je réussis à m'assoir sur mon bassin, et, toujours les yeux à moitié ouverts, je remarquai que j'étais dans la salle de réunion et qu'au plafond, des spots que je n'avais jamais vu allumés brillaient d'une lumière jaune. J'avais été allongé sur l'un des canapés.
Je me tins la tête d'une main, ressentant d'un coup une légère douleur. Je m'étais redressé lentement mais cela avait dû être encore trop brusque pour mon esprit. Mon regard glissa sur Taehyung, accroupit au pied du canapé, et il tenait d'une main ma cuisse. Il me fixait, attentif au moindre de mes faits et gestes.
Pieds au sol, mon patron se redressa dans un craquement de genoux qui le fit grogner. Je me frottai un œil, je pouvais fondre en larmes d'une seconde à d'autre tellement j'étais exténué.
Alors que je ne pensais pas y arriver, je réussis tout de même à mettre debout sans trop de soucis. Je devais ressembler à un abruti à la gueule de bois, mais la fatigue l'importait sur le ridicule. Mes jambes étaient aussi lourdes que de l'osmium, et mon premier pas fut dur comme si je réapprenais à marcher après un grave accident.
Taehyung sur mes pas et prêt à bondir au moindre faux mouvement, je me dirigeai aussi vite qu'une tortue vers la porte. Porte qui, lorsque je fus à quelques mètres, s'ouvrît sur Seokjin.
Deux mains me prirent les épaules.
— Oh Jungkook, fit-il, sûrement légèrement surpris de me voir debout, ça va mieux ?
J'acquiesçai mollement.
— Envoie-moi son adresse Jin, demanda mon patron dans mon dos, je le ramène.
Un rictus naquit à mon visage à la fin de sa phrase.
Seokjin haussa la tête, ayant comprit le message, et m'adressa un sourire radieux avant de faire demi tour sur place. Puis il entra dans son bureau juste en face, sûrement à la recherche de mon dossier pour pouvoir avoir mon adresse.
Mon cœur gonfla. Il avait compris que j'avais du mal à parler.
Les prises à mes épaules disparurent et je me remis à marcher en direction du couloir Heaven, un peu plus loin. J'aurais juré que mon patron me collait comme une sangsue, je sentais sa chaleur m'enrober et son odeur légèrement alcoolisée me montait à la tête. Il devait être sur le qui-vive.
Devant la porte au panneau Heaven, ma main se posa sur la poignée, mais aucune force ne vint pour y appuyer. J'avais beau essayer de la baisser, de forcer sur mes muscles pour y parvenir, rien n'y faisait. C'était comme si j'essayais d'ouvrir un pot de confiture neuf juste après m'être réveillé d'un lourd sommeil.
Une main se posa sur la mienne, et abaissa la poignée.
Clang.
Je lâchai un merci presque inaudible et poussai la porte, mais il se passa la même chose lorsque je voulus entrer dans ma loge. Mon patron était toujours sur mes pas, proche, et son regard me piquait agréablement la nuque.
À l'intérieur de ma chambrette, je m'assis nonchalamment sur le lit, et me défit de mes chaussures en cuirs. Elles repartirent à leur place habituelle, aux pieds du sommier, et je mis mes baskets. Mes membres semblaient craqueler à chaque mouvement, c'était insupportable.
Le rire d'Abe du jeu Oddworld: Abe's Oddysee me fit sursauter, et mon visage se tourna vers l'entrée où Taehyung était resté. Son portable dans les mains et sa lumière éclairant son visage rivé dessus, je devinai qu'il venait de recevoir une notification. Je lâchai un sourire, il avait vraiment mis ça comme sonnerie ? Cela l'infantilisait.
Ses doigts pianotèrent quelques secondes son écran et l'éteignit après avoir envoyé ce que je pensais être un message. Appuyé contre l'encadrement de la porte, la lumière bleutée des néons derrière le miroir faisait un effet de contrejour sur lui. Il ressemblait à une ombre.
Un frisson.
Je me relevai en manquant de trébucher en avant, faisant naître un coup d'adrénaline à mon patron qui s'était précipité pour me rattraper. Il grogna de ne pas lui faire une peur bleue en tentant de me fendre le crâne à même le sol. Contre son torse, je lâchai un rire gêné avant de me redresser correctement. Je ne m'occupai pas de son regard sur moi, et me contentai d'ouvrir la penderie pour en sortir mon manteau. Mon sac sur une épaule, nous sortîmes de ma loge et je la fermai en activant la demande de code.
Mais à peine sorti de Heaven que je tombai nez à nez avec Luca. Lorsqu'il vit notre patron sur mes pas, il me jeta un regard cruel d'une microseconde, avant de prendre sur soi et de me demander:
— Ça va ?
Faux cul.
— Mh, me contentai de répondre.
Deux mains me prirent les bras par derrière, et je me vis être légèrement glisser sur le côté avant d'être relâché.
— Luca, fit Taehyung en faisant rougir l'interpellé, dis à Jin que je pars avec Jungkook et que je serai de retour vers dix-huit heures ici avec Yumin.
Ce double faux cul acquiesça vivement, aussi rouge qu'une pivoine. Mais à peine eut-il le temps de me lancer un nouveau regard détestable, qu'il reçut une tape sur le crâne de la part de mon patron. Je sursautai légèrement.
— Et range tes yeux.
Si je n'avais pas été aussi fatigué, je me serais mis à rire de bon cœur. Je ne savais pas ce qui était le plus marrant : Monsieur-jaloux se faisait remettre à l'ordre, ou mon patron ayant un petit saut d'humeur subitement.
Bien fait.
Luca se frotta le crâne, sourcils froncés et dents serrées, sûrement vexé de son geste. Puis sans un mot de plus, il se courba vite fait et partit vers la zone de service. Je continuai à ricaner intérieurement en le regardant déguerpir comme un enfant disputé tandis que qu'un bras enroula ma taille pour m'inviter à bouger. J'entendais mon patron marmonner des choses incompréhensibles dans sa barbe inexistante, et cela me faisait sourire pour je ne savais quelle raison.
Il m'incita à passer devant lui, et je me remis à marcher en direction de la sortie, tournant dans la suite du couloir après l'escalier en colimaçon. Une nouvelle fois, je n'arrivais pas à ouvrir la porte, alors il s'en chargea sans broncher. L'air frais du mois de janvier me caressa la peau, et me fit frissonner. Cela faisait du bien et je me sentais déjà un peu mieux.
— Jungkook.
Je me retournai alors que j'avais commencé de traverser la ruelle. Il était droit sur ses hanches, des clés de voiture sorties de nulle part entre ses doigts, et je me demandais comment il pouvait ne pas avoir froid alors qu'il était vêtu seulement d'une chemise rose pâle et d'un pantalon noir.
— Monte.
Il fit un coup de tête en direction de son gros SUV américain noir, garé en marche avant à une dizaine de mètre dans le fond de la rue, avant de s'y diriger et que les feux de détresses ne s'allument une fois. Il ouvrit la portière côté passager et encra son regard dans le mien, incompréhensif.
— Mais... Tentai-je en ne bougeant pas d'un pouce, j'habite à seulement cent mètres...
— Tu te vois marcher cent mètres dans cet état ? Tu tiens à peine debout.
Je baissai la tête et capitulai. Il n'avait pas tord, mais en même temps, prendre un peu plus l'air ne m'aurait pas fait de mal.
Je trainai donc des pieds jusqu'au véhicule, et y montai timidement par peur de me faire disputer en abimant quelque chose.
— J'ai oublié quelque chose, fit-il en me regardant m'installer, je reviens tout de suite.
J'acquiesçai en m'attachant et la portière claqua.
Pour m'occuper, j'observai tout ce qu'il y avait autour de moi. Le tableau de bord était rempli de boutons et options différentes digne de celui d'un avion. Les sièges étaient ultra confortables et d'un cuir de très haute qualité, il y avait tellement de place à mes pieds qu'une personne aurait pu tenir assise rien qu'un reculant un peu le siège. J'y posai mon sac. Cela devait être un des derniers modèles sortit, il était tellement modernisé que ma petite KIA avait l'air d'une vieille mémé à côté.
Un sourire naquit à mes lèvres lorsque je remarquai un siège pour enfant derrière le conducteur. Quoique l'on dise, Taehyung ressemblait réellement à un père et cette impression allait persister dans mon esprit jusqu'à ce que je digère qu'en réalité, Yumin était sa nièce.
Je me remis droit sur mon siège. Je ne pouvais pas m'empêcher de sentir mon cœur battre fort dans ma poitrine et me sentir tout chose, c'était une impression étrange. Puis mon regard fut attiré par un point jaune fluo assez gros, placé sous le rétroviseur intérieur. Un mauvais frisson me glaça le sang.
Le crâne.
C'était le crâne jaune fluo que j'avais vu la première fois en arrivant à Séoul, et le même qui passait souvent devant mon bâtiment. Alors comme ça, on se serait rencontré indirectement avant ma postulation à Coquelicot ? Je ne savais toujours pas s'il l'avait acheté lui-même ou si quelqu'un le lui avait offert, mais mon goût n'avait pas changé. Il était affreusement moche.
J'aurais pu l'ignorer et continuer d'attendre Taehyung patiemment, mais le crâne était tourné dans ma direction et semblait me regarder de ses yeux en pierre jaunâtre. Il me mettait mal à l'aise.
À ma plus grande surprise, ça ne sentait pas l'alcool dans l'habitacle. Mais ça ne changeait rien au fait que mon patron conduisait en état d'ivresse, même si selon Seokjin, il restait parfaitement conscient de ce qu'il faisait. Ne s'était-il jamais fait contrôlé ?
La portière côté conducteur s'ouvrît soudainement, me coupant dans mes réflexions. Une compote à la pomme et un paquet de gâteau atterrirent sur mes cuisses tandis que l'homme à mes côtés s'installa convenablement.
— N'y mange pas, crâna-t-il en bouclant sa ceinture d'une main, ce n'est pas pour toi.
Je lâchai un rire.
— Dommage... j'aime bien la compote.
Il m'accorda un regard suspect en appuyant sur le bouton start, vers le volant. Son téléphone dans son autre main était ouvert sur une conversation.
— Tu fais ça, et je te laisse sur la chaussée.
Je ris toujours plus tandis que la voiture vrombit d'un coup, tel un moteur de course. Il posa son portable sur le socle de recharge, manipula quelques boutons par-ci par-là, glissa le levier automatique sur R, et tourna son corps vers l'arrière en jouant avec l'accélérateur. La voiture se mit à reculer doucement.
J'essayais tant bien que mal de garder un état neutre, mais il était tellement beau, concentré sur sa direction pour ne pas taper dans un truc, que je dus me tourner vers la fenêtre pour ne pas le fixer trop longtemps. Je ne voulais pas paraître louche, même si être dans la même voiture que mon patron l'était déjà un peu. Même si aussi, ses lèvres avaient rencontrées plusieurs fois ma peau, et que nous avions dormi trois fois ensemble.
Après avoir rejoint la chaussée dans un contrôle parfait du volant, il ne s'écoula pas même vingt secondes avant que le véhicule ne se retrouve encore une fois contraint à faire une marche arrière. Je restai ébahi par sa confiance absolue lorsqu'il fit vite fait bien fait un créneau dans l'une des rares places de la rue. J'étais carrément en présence d'un as du volant, en fait.
Un as du volant alcoolique mais oublions ce détail.
— C'est celui-là ton bâtiment ? Demanda-t-il en regardant par sa fenêtre.
— Oui...
La compote de pomme et le paquet de gâteau que je tenais entre mes mains disparurent, et ils se firent mettre dans la boîte de rangement entre nos deux sièges. Ce goûter devait être pour Yumin, comme il avait dit qu'il allait revenir au café vers dix-huit heures avec elle. Raison pour laquelle il avait dû aussi opter pour la voiture, pour ensuite aller la chercher je ne savais où.
Pendant qu'il descendait, je voulus faire de même mais encore une fois, il m'était impossible d'ouvrir la portière. Mes muscles ressemblaient plus à du yaourt qu'autre chose.
Je me sentis vraiment inutile et handicapant.
Ce fut de nouveau mon patron qui m'ouvrit pendant qu'il n'y avait pas de trafic sur la route. Sorti, je me dépêchai de rejoindre le trottoir, Taehyung sur mes pas, avant qu'une voiture ne passe. Se faire renverser aurait été la cerise sur le gâteau, et je ne voulais vraiment pas inquiéter plus ma mère en étant à l'hôpital dans un état plus ou moins grave.
Mon sac à dos sur une épaule, je me rendis devant la porte d'entrée de l'immeuble et me retournai face à mon patron.
Le ciel était gris au dessus de nos têtes, et une fine couche de neige couvrait déjà les rues, les poubelles, les buissons, les réverbères. Même si la neige se faisait de plus en plus rare au fil des années à cause du changement climatique, elle tombait toujours. Cela faisait déjà une semaine que, par petites sessions, des flocons venaient se poser sur la couche terrestre. Ma voiture, à quelques autres véhicules d'écart avec celle de Taehyung, n'était plus rouge, mais blanche désormais.
Je soufflai un nuage en regardant ce dernier.
— Merci de m'avoir accompagné, remerciai-je en me courbant légèrement.
— Ça va aller ? Demanda-t-il, mains dans les poches.
J'eus un frisson en regardant ses vêtements légers. Pourquoi n'avait-il pas pris le temps de mieux se couvrir ? Il me faisait froid comme ça.
Je haussai la tête deux, trois fois, mais il ne sembla pas convaincu de ma franchise.
— Même pour ouvrir les portes ?
— Elles sont à code, c'est plus facile...
Il se mordit l'intérieur de la joue en regardant ailleurs. Mon corps commençait à avoir froid, j'avais envie d'aller me mettre au chaud. Je baissai la tête à mes pieds où je me mis à faire rouler un caillou sous ma semelle.
— Donne-moi ton téléphone.
Je relevai le visage, et les yeux jonglèrent entre sa main qui venait de se tendre et son regard braqué sur moi. Peut-être était-il poli, mais les s'il te plaît ne devait pas exister dans son vocabulaire. Je lui fronçai les sourcils, ne comprenant pas pourquoi il le voulait.
Sa main se secoua, insistant sur cette demande qui sonnait plutôt comme un ordre.
Je gonflai les joues, et sortis de mes poches l'ultime objet électronique que je posai dans sa paume après l'avoir déverrouillé.
Rien qu'à l'endroit où il avait appuyé, je devinai qu'il était allé dans mes messages. Ses sourcils se froncèrent de suite, et de son autre main, il sortit son propre téléphone et pianota d'un seul pouce dessus. J'observai ses moindres jongles entre les deux écrans, me demandant ce qu'il pouvait y avoir pour qu'il regarde le sien.
Il me jeta un regard que je n'arrivai pas à déchiffré. Et puis il avait été trop court pour que j'en aie le temps. Son portable retourna dans sa poche et il tapota ensuite sur le mien un temps où je m'étais mis à regarder les voitures passer. Une bleue, une blanche, une noire. Il n'y avait pas beaucoup de monde dehors, ils restaient bien au chaud chez eux, sous un plaid et devant une série avec un bon chocolat chaud.
— Tiens, fit-il en me redonnant mon bien, j'ai enregistré mon numéro.
— Pourquoi ?...
— Pour faire cuir des pâtes.
J'eus une mine blasée, et il eut un sourire joueur d'un instant avant de se raviser.
— À ton avis ? Je ne le mettrais pas pour faire joli. Appelle-moi si quelque chose ne va pas, et si je ne réponds pas, contacte Seokjin ou Yoongi.
J'acquiesçai comme je savais si bien le faire depuis que je m'étais calmé de ma crise.
— Tu es à quel appartement ?
— Vingt-troisième, au deuxième étage.
Il haussa la tête à son tour, et recula d'un pas en direction de sa voiture. Moi, je restai planté comme un arbre en haut des trois marches à attendre qu'il parte. J'aurais bien aimé qu'il reste encore un peu à mes côtés mais je n'étais pas le centre du monde, il avait sa nièce à aller chercher. Elle était plus importante que moi.
— Autre chose.
— Mh ?
Sa main vint frotter sa mâchoire, et ses yeux qui me fuyaient jusqu'ici s'encrèrent dans les miens avec un sérieux qui me cloua littéralement sur place. À mes souvenirs, je n'avais jamais été confronté à un tel charisme de sa part, même si naturellement, il en était rempli.
Mais là, c'était le summum.
Je me sentis si écrasé par cette soudaine suprématie que ma tête s'enfonça entre mes deux épaules. Qu'est-ce qu'il se passait ? Pourquoi son humeur était devenue si sinistre en un rien de temps ?
Sa mâchoire était contractée si fort que je craignais la casse de ses dents. Ses yeux ne reflétaient strictement rien, ils étaient complètement clos à la discussion. Et je ne savais pas si c'était ma fatigue qui me jouait des tours, mais j'aurais juré le voir trembler d'inquiétude, de stress, d'énervement, juste avant qu'il ne prononce:
— Bloque ce numéro inconnu Jungkook. Ne lui répond jamais, même s'il trouve un autre moyen de te contacter. C'est un ordre.
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