03:01:00
— Qu'est-ce que t'as mis à la question quatorze ? Me demanda Jimin.
Je feuilletai rapidement le dossier pour retrouver cette fichue question qui, je me rappelais, m'avait tellement agacée que j'avais fait gueuler ma mère à force de lâcher des injures.
— Qu'en gros le cinéma de la Nouvelle Vague emploie le même procédé que le cinéma mélodramatique en modifiant les rôles en fonction du nouvel ordre social dont il participe à l'instauration, résumai-je le pavé que j'avais écrit.
— Ah ouais, j'ai mis un peu la même chose...
Cela faisait une bonne trentaine de minutes que Jimin et moi comparions nos réponses du dossier de Monsieur Lee, installés à notre table de la bibliothèque habituelle. Nous devions le rendre au cours suivant, et durant notre heure d'étude exceptionnelle due au départ de notre professeure d'anglais qui attendait un enfant, Jimin avait voulu qu'on échange à propos de celui-ci afin de vérifier si nous n'avions pas fait un hors sujet quelque part. De toute façon, c'était trop tard pour changer quoique ce soit.
Il s'était plaint que ce dossier lui avait mangé toutes ses vacances et qu'il n'avait pas pu en profiter pleinement. Je ne pouvais dire mieux.
Dix-heures trente-sept.
J'étais rentré de chez ma mère hier soir, tard à cause du trafic. Ma maison de campagne et mes chiens me manquaient déjà, mais retrouver mon petit appartement m'avait aussi fait du bien. Je n'avais pas eu de nouvelles de mon patron, ni de Seokjin. J'avais juste contacté ce dernier pour savoir à qui appartenait le sweater Joconde multicolore qui était resté chez moi, celui que j'avais gardé toute une journée après ma crise. Il s'avérait être à mon patron, et à cette nouvelle j'avais failli faire un arrêt cardiaque.
Un vêtement appartenant à mon patron traînait donc dans mon appartement. Bravo.
Je ne savais pas quand est-ce que j'allais pouvoir le lui rendre. Je me voyais très mal arrivé avec son haut, lui donner telle une petite fleur et risquer de créer des rumeurs à propos de nous deux. En aucun cas je ne voulais plus de soucis que je n'en avais déjà.
Niveau Yoongi, on s'était appelé quelques fois. Il était chez ses parents et comme il n'avait rien à faire à part gueuler sur sa sœur – apparemment insupportable, il composait déjà une musique pour mon long-métrage composée de piano ainsi que de violon. Sa sœur en jouait à ce que j'avais compris. Il allait falloir que j'en parle à Jimin.
Le jour avant mon départ, le quatre janvier, ma mère, Jihyuk et moi étions allés rendre visite à mon père et Jihyung. Cela faisait cinq ans que la famille n'avait pas été réunie à cause du départ de mon frère pour l'Australie. Ma mère avait été très contente qu'il soit présent pour fêter les onze ans de leur mort. Moi aussi, cela m'avait fait du bien. J'avais l'impression que le temps avait été remonté et, fatigué, j'entendais les rires des deux défunts résonner dans le vent effleurant les feuillages. J'entendais les blagues de mon père, celle de mon frère, leurs pleurs de joie, de tristesse, je les entendais vivre.
Mais il y avait toujours ce vide.
Ce vide lorsque je parlais à Jihyung, cette impression de m'adresser seulement à une pierre et non à mon frère.
Ma mère et Jihyuk s'étaient éloignés pour me laisser converser aux deux hommes que j'aimais et aimerai tout au long de ma vie. Je leur avais avoué avoir raconté leur histoire à un inconnu, mais que cet inconnu m'aidait, sans rien faire, à aller mieux. Je leur avais aussi demandé si sourire aux parents de Mina était bien. Mon père ne m'avait pas répondu alors que Jihyung m'avait rassuré comme quoi rien n'était ma faute. Après tout, Mina avait été une de ses élèves, destinée à un avenir prometteur dans le domaine sportif. Avenir que je lui avais dramatiquement pris à dix-sept ans.
J'avais réussi à ne pas pleurer, mais mon cœur était lourd.
Les soirs, je dormais seul. Et dormir seul ne m'avait jamais paru aussi effrayant qu'auparavant. Taehyung me manquait. Je me l'étais répété tout le reste de la semaine.
En revenant sur Séoul hier, je n'avais eu qu'une hâte : d'être ce soir pour retourner au café.
Peut-être allait-il être là, peut-être que non, mais dans tous les cas, son aura dominante allait être présente. J'allais revenir dans son univers, et c'était tout ce qu'il m'importait.
Je soupirai en rangeant dans l'ordre toutes mes feuilles virevoltantes.
— C'était bien ton séjour chez la famille d'Haneul ? L'interrogeai-je, curieux.
Il leva le visage de son dossier et tira la moue.
— Je lui fais la gueule à cette garce.
— Quoi ? M'écrirai-je comme si on venait de m'annoncer la pire nouvelle au monde. Pourquoi ça ?
— Comment ça, pourquoi ?
Il abaissa sa capuche qu'il gardait depuis ce matin sur la tête et je me retins subitement de rire.
— Regarde ce qu'elle a fait à mes pauvres cheveux !
Ce fut plus fort que moi. Je me mis à rire à gorge déployée en voyant son expression dépitée par les événements, mais aussi par la couleur qui tintait ses cheveux. Ils étaient toujours d'un blond angélique mais des reflets rosés brillaient sur chacune de ses mèches.
— Elle a fait je ne sais quoi avec la teinture qu'elle voulait à tout prix me faire essayer et voilà à quoi je ressemble maintenant: un bonbon à la vanille !
— Ça va encore, un bonbon à la vanille n'est pas si méchant, ris-je toujours plus.
— C'est elle qui a trouvé ce surnom débile.
— Je crois que je vais te renommer comme ça dans mes contacts, crânai-je en faisant mine de prendre mon téléphone.
Je reçus un coup de pied en dessous de la table.
— Tu fais ça Jungkook, et t'es un homme mort.
Son sérieux si peu crédible me fit d'autant plus rire que je commençai à avoir mal aux abdominaux. Face à mon euphorie inarrêtable, son visage faussement énervé laissa place à une certaine surprise, avant qu'il ne se mette à sourire. Mon fou rire diminua progressivement à l'instant où il remit sa capuche de sweater sur son crâne, même si j'avais rouspété qu'il devait laisser ses cheveux à l'air libre, que ce n'était pas du tout moche.
Rien à faire, il ronchonnait à répétition qu'il allait se couvrir la tête jusqu'à ce que ça disparaisse.
— Sinon, reprit-il quelques instants après lorsque le calme revint, je me suis beaucoup amusé comme chaque fois que j'y vais. Il lâcha un rire. Tu les verrais, ses parents sont vraiment instables, ils sont sans arrêt en train de raconter une anecdote de leur vie qui me plie de rire.
Il me donna ensuite plusieurs exemples qui me firent aussi pouffer; leur voisin urinant sur leurs fleurs, sa mère brûlant à moitié la cuisine en voulant cuisiner des œufs au plat, son père arrachant le rétroviseur intérieur en nettoyant le pare-brise, ou encore le séchage automatique sur l'une de leurs deux voitures cassant l'essuie-glace arrière.
— Et toi ?
Je me raidis légèrement. Est-ce que je lui disais à propos de ce qu'il s'était passé avec mon patron ?
Tentons.
Oui Jimin alors en fait, tu vois, mon frère m'a fait une mauvaise farce et mes supérieurs étaient chez moi pendant quatre jours, j'ai dormi les trois nuits avec mon patron et je lui aie raconté des choses que je regrette un peu, il m'a embrassé dans le cou et moi sur le front, il m'a vu dans un état pitoyable et maintenant j'ai le bras momifié, et tu sais quoi ? Cerise sur le gâteau, il me manque.
Clairement pas.
Oublions.
Son regard glissa à mon poignet où dépassait de ma manche de sweater, mon bandage. Il me faisait un peu moins mal et maintenant que j'étais de retour sur Séoul, je devais me le changer seul et j'avouais que c'était vraiment galère. Si j'avais su où habitait Taehyung, je crois que j'aurais quémandé son aide au risque de me retrouver sur le paillasson.
Je cachai le tissu blanc en tirant sur ma manche jusqu'à la moitié de ma main.
— J'ai revu mon frère qui était parti en Australie il y a cinq ans, résumai-je en tentant de ne pas dériver sur la présence de mes supérieurs, ma mère et mes chiens.
Il acquiesça légèrement mais je sentais que ce n'était pas ce qu'il voulait entendre. Il devait, comme d'habitude, se douter qu'il s'était passé quelque chose et que ce bandage à mon poignet où dépassaient encore les rougeurs était tout sauf naturel. Et puis le fait que j'écrive de la main gauche alors que j'utilisais plus la droite pour les cours, avait dû aussi le faire réfléchir sur ce que j'avais pu me faire.
Quelque chose me vint soudainement à l'esprit, et ma tête se baissa pour cacher mes yeux brumeux.
— Jimin...
— Mh ? J'aurais parié que ses sourcils étaient en train de se froncer.
— S'il te plaît, ne me pose pas de question face à ce que je vais te demander, murmurai-je en n'osant toujours pas relever le visage. Je t'en parlerai une autre fois...
Peut-être. Sûrement.
Je l'entendis bouger sur sa chaise, signe qu'il se préparait à m'écouter.
— Est-ce que tu penses... Hésitai-je en retenant quelques larmes, qu'après onze ans, un corps peut être retrouvé alors qu'il s'est perdu dans la mer ?...
Je levai un œil vers lui, et comme je m'y attendais, il haussa les épaules en se mordant les lèvres.
Jihyung ne m'entendra donc jamais.
Et mon cœur se comprima à cette réalité, tandis que la sonnerie annonça le début du prochain cours.
☯︎
— Jungkook !
Je me retournai et vis Bambam trottiner dans ma direction avec un large sourire. Je venais à peine de sortir de mon immeuble pour me rendre au café qu'on m'interpellait déjà. Il contourna les habituels sacs poubelles jetés sur les trottoirs depuis le quatrième étage et arriva à ma hauteur, toujours aussi hyperactif depuis notre dernière interaction. Cela me semblait être une éternité.
— Ça va ? Demanda-t-il tandis que je reprenais ma route en sa compagnie.
— Mh, et toi ?
— Moi, je pète la forme !
Non vraiment ? Je pensais ne pas l'avoir remarqué. Son large sourire était communicatif, il avait l'air d'être réellement heureux de quelque chose. Et je n'eus même pas le temps de demander qu'est-ce qu'il le rendait d'aussi bonne humeur qu'il ne laissa pas perdurer le suspense :
— Je suis super content de retourner au café, et aujourd'hui, mon professeur principal m'a dit que ma demande de stage à Osaka a été approuvée à dix milles pour-cent !
— Vraiment ? M'étonnai-je en lui lâchant un regard surpris.
— Ouais ! Il leva le poing en l'air tel un super-héros.
— C'est un stage de quoi ?
— Médecine !
Je lui fis alors les gros yeux en manquant de m'étouffer avec ma salive. Il rit bruyamment de mes expressions, attirant plus d'un regard sur nous dans la rue. On devait ressembler à des amis se connaissant depuis belle lurette alors que je ne le connaissais à peine.
Le ciel était chargé ce soir, il allait neiger.
Je papillonnai des paupières quelques instants avant d'à nouveau le regarder.
— Attends... Fis-je, toujours sous le choc. Tu veux dire que tu fais les mêmes horaires que moi au café, en plus d'être en fac de médecine ?
— Pourquoi est-ce que ça choque tout le monde ? Bouda-t-il en croisant les bras sur son torse tout en continuant de marcher.
L'enseigne de Coquelicot se rapprochait de plus en plus et je reconnus une serveuse, un peu plus âgée que moi, arrivant dans l'autre sens avant de disparaître dans la rue adjacente, afin de rentrer par la porte arrière.
— C'est super dur la fac de médecine ! Comment est-ce que tu fais pour jongler entre tes cours et ton travail ?
— Je sais déjà tout les cours, bougonna-t-il alors qu'on tournait dans la ruelle. Mes parents sont médecins et m'ont enseigné très tôt leur métier, j'apprends quand même des choses mais niveau mémoire je ne peux pas avoir mieux.
Pendant que je l'écoutais donner la raison du pourquoi-il-travaillait-au-lieu-de-réviser, résumant qu'il faisait ça parce qu'il s'ennuyait chez lui et que malgré sa vie aisée, cela lui faisait de l'argent de poche, mon regard se perdit dans le fond de la ruelle, peu éclairée.
Même s'il faisait sombre, l'absence de l'énorme SUV américain noir appartenant à mon patron m'avait de suite attiré l'œil. Cela voulait dire qu'il n'était pas présent au café, et je ne pus me retenir d'être déçu.
Nul. Où est-ce qu'il était passé ?
Je me surpris en train de maudire une femme imaginaire en sa compagnie, tandis que Bambam ouvrit la porte arrière pour me laisser entrer en premier.
— Tu pars quand pour ton stage ? Demandai-je, tentant de me faire penser à autre chose au lieu de débilités.
— Dans un mois, pendant deux semaines ! J'espère seulement que mon maître de stage parle anglais, je suis une vraie burne en Japonais.
Je lâchai un rire et la porte claqua à notre passage. Devant nous, avant de tourner à gauche pour la suite du couloir principal, il y avait ce fameux escalier en colimaçon. Je ne savais vraiment pas où il menait, ni même Bambam car nous avions eu l'occasion d'en parler. Peut-être donnait-il sur le bureau de Taehyung, car je l'avais vu quelques fois en descendre, mais il passait plus de temps dans celui de Seokjin. Alors cette hypothèse ne tenait pas vraiment la route.
Dans le couloir Heaven, je quittai mon collègue qui entra lui aussi dans sa loge personnelle, à quelques portes de la mienne. Dedans, je me changeai vite fait comme habituellement, chemise blanche, pantalon noir, chaussures en cuirs qui restaient toujours là, et petit tablier noir aux hanches. Avant de partir de chez moi, j'avais changé mon bandage et je remerciai le ciel que ma chemise ne soit pas étroite au niveau des manches.
Mon bras droit ressemblait vraiment à rien, toujours aussi rouge et griffé en plus de la blessure que m'avait faite mon patron à mon avant-bras. Cela allait faire bientôt une semaine et je me demandais quand est-ce qu'il allait se décider à reprendre une couleur normale.
Malheureusement pour moi, en me regardant dans l'immense miroir du couloir où les néons bleus luisaient tout autour, je remarquai que mon bras paraissait plus blanc à cause de la surcouche que le reste de mon buste. Je gonflai les joues. Vivement que ça guérisse.
Bambam sortit de sa loge dans la même tenue, et à travers le miroir, m'adressa un sourire adorable.
— Et toi ? Tu fais quoi comme études ?
— Première année de cinéma à l'école Yeonghwa.
Il écarquilla les yeux en se tournant vers moi.
— Sérieux ?!
— Mhh oui... murmurai-je, déconcerté par sa réaction.
— Ouah ! Je n'aurais jamais cru ! C'est super dur d'entrer dans cette école !
J'eus une mine blasée. Pourquoi ? Il me voyait dans quoi ? L'élevage de poule ?
— Et tu veux faire quoi dans le cinéma ? Il attacha ses boutons de chemise au niveau du cou. Parce qu'il y a beaucoup de métiers.
— Scénariste.
— Wouah ! Vraiment ? Il s'avança rapidement vers moi et je fus obligé de reculer de quelques pas. Tu m'inviteras quand tes films seront au cinéma, hein ?
— Oui oui, si tu veux... Mais j'ai encore deux ans d'études, ce ne sera pas pour tout de suite...
— Pas grave !
Son hyperactivité m'épuisait déjà alors que la soirée venait seulement de commencer.
☯︎
Dix-neuf heures tente-et-un.
— Putain Jeon casse-toi !
J'allais l'exploser.
J'allais définitivement exploser sa grande gueule de Monsieur-jaloux.
Depuis quand il m'appelait par mon nom en plus ?
Il avait dû perdre quelques neurones durant cette semaine de vacances, je ne voyais pas d'autres moyens d'être aussi insupportable.
Je m'obligeai à me décaler encore plus sur le côté que je l'étais pour laisser passer Luca qui me fusilla du regard. Deux plateaux remplis dans les mains, il disparut enfin de la circulation en passant la porte qui joignait le bar et les cuisines.
La commande d'un de mes clients apparut sur le bar à retrait et je le pris de la main gauche avant de sortir à mon tour pour le lui apporter. De la main droite, j'avais seulement choppé un sirop à la menthe préparé par Seokjin, pour une enfant d'une table voisine.
Ce dernier avait été étonné de me voir ici. Il pensait que je n'allais pas venir à cause de mon bras et depuis une heure et demie, ne cessait pas de me demander si mes blessures survivaient au rythme. J'avais beau lui assurer que si je sentais que ça me tirait trop, je prendrais ma pause plus tôt, mais rien n'y faisait. Il ressemblait à une vraie maman poule.
L'élégance du café-restaurant m'avait vraiment manqué, les tons sombres, rouges, mais pourtant si bien éclairés m'éblouissaient sans arrêt. Le grand bar pourvu de néons rouges derrière les établis de bouteilles d'alcools, et surtout, le piano chantant comme habituellement du haut de sa scène au sol vernis. Un écran rouge transformait Yoongi et l'instrument en une seule ombre. On avait l'impression qu'ils ne formaient qu'un, et la musique douce sortante renforçait cette idée.
Les serveurs, blancs, créaient un jeu fantomatique qui amusait beaucoup les enfants. J'avais eu droit à plusieurs compliments de certains d'entre eux, comme quoi j'étais un joli fantôme. En retour, je leur offrais une sucrerie, et j'étais ensuite un gentil fantôme.
Seule chose qui manquait dans le paysage : mon patron.
Il n'était pas venu voir comment les choses tournaient ce soir. Je ne savais pas non plus si sa voiture était revenue comme ma pause n'était que dans une trentaine de minutes. Même si son aura flottait partout, je n'étais pas satisfait.
Seokjin m'interpella en levant la main dans ma direction depuis le bar. Lorsque je lui fis un coup de tête, il articula un « ça va » muet que je répondis, pour la centième fois, un oui dépité. Il se gratta la nuque en riant de gêne, puis fut interrompu par un couple venant payer l'addition.
— Was gut ist, dass Sie sprechen können, ohne verstanden zu werden, rit une voix féminine derrière mon dos.
Je me retournai de surprise et tombai sur deux femmes venant d'arriver, installées à une table juste devant la baie vitrée. C'était la première fois que j'entendais de l'Allemand ici. Le Thaïlandais, le Chinois, et le Japonais étaient assez courant, mais les langues européennes étaient assez rares.
Je n'aimais pas vraiment estimer une personne sur le physique, mais là, je ne pouvais pas m'en empêcher. Ces deux femmes, âgées d'une trentaine d'année, ressemblaient carrément à des pouffes. Maquillage en surdose, cheveux blonds pour l'une et bruns pour l'autre, vêtements de très haute couture, ce genre de femme née avec une cuillère en argent dans la bouche et qui se croyait tout permis. Et la blonde venait de dire que grâce à leur langue étrangère, personne ne pouvait les comprendre, et que c'était bien.
Pas de bol pour vous sur ce coup là, très chères.
Notons l'ironie, elles me tapaient déjà sur le système.
En l'absence de Luca, j'allai chercher deux cartes de menu vers le bar, les coinçai sous un bras, soupirai en sortant mon carnet et traînai des pieds vers leur table.
— Good evening misses, saluai-je d'un sourire forcé en leur distribuant les cartes. Do you want an aperitif ?
Je remerciai intérieurement ma mère qui m'avait poussé à devenir à l'aise avec l'anglais, en me parlant aussi dans cette langue depuis mon enfance avec mon père.
Les deux pintades se regardèrent, faisant mine de débattre sur le oui ou non alors que je comprenais très bien qu'elles étaient en train de se demander comment j'avais su qu'elles étaient étrangères.
La brune me sourit et commanda deux boissons identiques, que j'allais ensuite porter à Seokjin.
Ce n'était pas dans mon habitude d'être aussi désagréable avec des inconnus – en plus avec des femmes, mais les entendre parler cette langue avec leurs physiques de j'ai-tout-pour-moi, m'agaçait.
Pour essayer de penser à autre chose, j'avais dû débarrasser quelques clients et apporter le plat ou le dessert à d'autres. Mais à chaque fois que j'étais dans le coin où leur table se situait, j'entendais incessamment des critiques à propos de mes collègues ou même de la décoration.
J'avais vraiment envie de leur faire bouffer leur rouge à lèvres de baleine.
— Seokjin, appelai-je pour attirer son attention.
— Mh ?
Il déposa son chiffon et ordonna de continuer à faire les boissons à l'un de mes collègues qui s'occupait principalement du bar, avant de se tourner vers moi, tout ouïe. Je passai une main dans mes cheveux et mis une paille en bambous dans l'un des sirops qui se présentaient devant moi.
— Est-ce ça t'es déjà arrivé de ne pas supporter des clients ?
Il haussa les sourcils et sembla réfléchir quelques instants.
— Des fois, souvent quand je ne suis pas de bonne humeur, répondit-il naturellement. Pourquoi ?
— Les deux femmes installées devant la vitre me tapent sur le système.
Le plus discrètement possible, il se pencha légèrement en faisant mine de regarder quelque chose au-delà des baies vitrées. Je continuai l'air de rien à distribuer mes pailles dans les verres.
— Pourquoi ? Elles font quoi ?
— Elles profitent de leur langue étrangère pour critiquer tout ce qu'il y a ici.
— Elles ont l'air de deux poufiasses, avoua-t-il le ton direct qui m'avait choqué à notre première rencontre. Quelle langue ?
— Allemand pardi, je ne comprendrais pas sinon.
A à moitié chuchoter comme deux voleurs, on devait passer pour deux gangsters en train de préparer le braquage d'une banque. Je dus malheureusement partir de cette réunion magistrale lorsque je vis l'un de mes clients tourner la tête de droite à gauche, comme s'il cherchait un serveur à interpeller.
Je ne savais pas où était encore passé Luca, alors j'allai vers lui tandis que Seokjin se remit à faire des allers-retours avec la cuisine pour servir ses clients respectifs.
Il commanda une nouvelle bouteille d'eau, que je lui apportai directement en même temps que les deux boissons des Madames-j'ai-tout-pour-moi, à la table voisine. Je n'eus pas le droit à un remerciement, trop occupées à débattre sur la qualité Gucci et Chanel.
— I'm sorry to bother you, m'excusai-je faussement en les interrompant, have you made your choice ?
— Er hätte darauf warten können, dass wir fertig sind, râla la brune en éteignant son téléphone dernière génération.
Retenez-moi ou ma main part.
Si j'avais attendu qu'elles terminent leur discussion de riche, j'aurais pris de la barbe et me serait tasser en entendant mon heure venir.
Elles me donnèrent leurs commandes, et à peine eus-je tourné le dos qu'elles oublièrent encore une fois toute forme de politesse à mon égard en me traitant d'ingrat.
Cette fois mon sang ne fit qu'un tour et je me retournai subitement, les faisant à moitié sursauter.
Mes deux mains rencontrèrent violemment leur table – faisant un court jus dans mon bras droit, et, elles firent les gros yeux lorsque je commençai à leur parler dans un allemand parfait.
Arrêter de critiquer tout ce qu'il y avait autour, de m'insulter et de me prendre pour un con, car malheureusement pour elles, je comprenais tout depuis le début de leur conversation. Qu'on se foutait que leurs hommes les prennent dans la cuisine, ou même sous la douche, que les serveurs ici n'étaient pas tous des femmes, que ce n'était pas parce qu'elles parlaient une langue étrangère qu'elles pouvaient tout se permettre ici, qu'elles restaient dans un lieu public et le respect de la politesse était primordial.
Quelques regards se tournèrent vers nous, mais il y avait peu de chance qu'eux aussi comprennent ce que j'étais en train de dire.
— Wenn Sie nicht zufrieden sind, repris-je d'un calme qui les fit blanchir, meine Damen, lade ich Sie ein, von hier aus zu gehen.
Dans le même mouvement, les deux Madames-j'ai-tout-pour-moi se levèrent, outrées en continuant de sortir des insultes que j'ignorais royalement. La blonde laissa un billet d'une somme astronomique pour seulement deux boissons, contre le bois de la table et elles partirent sans demander leurs restes.
Je les suivis du regard, marchant du haut de leurs talons aiguilles où j'aurais bien mis un pied dedans, et elles disparurent sous les réverbères de la rue.
Je sentais que depuis l'extérieur, on me fixait depuis quelques temps, mais avant que je n'aie pu voir qui osait le faire, Luca m'adressa la parole :
— Qu'est-ce que tu leur as dit ? Ricana-t-il en regardant lui aussi l'endroit où elles étaient parties.
— Que si elles n'étaient pas contentes, traduis-je simplement pour résumer la dernière chose que j'avais balancée, elles n'avaient qu'à partir.
Je tournai le visage vers lui.
— Un peu plus méchamment, bien sûr, ajoutai-je.
Il continua de rire sans répondre et alla ensuite débarrasser ses clients.
Je le fixai quelques seconds avant de me reporter à ce que je voulais faire : trouver qui m'observait depuis que j'étais venu demander aux deux pouffes si elles avaient fait leur choix.
Mon cœur sauta un battement lorsque je vis, derrière la baie vitrée, couvert d'un long manteau noir et d'une écharpe automnale, mon patron.
Quelques flocons de neige s'accrochaient dans ses cheveux noirs comme le ciel.
Un large sourire plein de dents ornait son visage, et des petits nuages de condensations sortaient d'entre ses lèvres étirées pendant que ses épaules sautillaient légèrement.
Il riait.
Il riait avec le sourire si particulier que j'avais vu sur la photo de lui et de son ancienne petite-amie.
Et je maudis au plus profond de mon âme cette barrière de verre qui me séparait du son que j'aurais voulu entendre plus que tout au monde.
D'une main, je pris une des boissons qui n'avaient pas été touchées, et d'un sourire rendu, je la tendis légèrement vers haut, à la vôtre, puis pinçai mes lèvres autour de la paille bambous.
Toujours avec un adorable rictus qui me faisait mourir sur place, la main de mon patron sortit de sa poche et fit le même mouvement que moi. À la tienne.
Tchin.
Son regard se baissa ensuite sur sa nièce, que je n'avais pas vue, et comme un père, il s'accroupit à sa hauteur et lui expliqua quelque chose qui la fit exploser de rire. Elle me fit coucou de sa petite main gantée, son autre étant prise par celle de mon patron, et je lui rendis son signe après avoir déposé la boisson.
Elle rit toujours plus en continuant de me faire coucou, avant que mon patron ne se redresse en lui disant quelque chose qu'elle acquiesça. Ils étaient vraiment adorable ensemble, j'aurais vraiment continué de croire à un père et sa fille si Seokjin ne m'avait pas dit que Yumin était sa nièce.
Avec une dernière œillade, ils disparurent ensemble du cadre qu'offrait la baie vitrée.
Taehyung avait rit à cœur ouvert.
Je n'arrivais pas à le croire.
Il avait assisté au déguerpissement de deux clients insupportables, et pourtant, il en avait rit.
J'entendis Seokjin m'appeler, me sortant de mes pensées, et, reprenant les deux boissons avec le billet, je le rejoins avec le sourire.
Le plateau déposé derrière le bar, mon supérieur vint à ma rencontre, mort de rire comme habituellement, et me tendit sa main dans laquelle je fis un high-five.
Mon cœur était léger, et les fourmis ne vinrent jamais à la suite de la soirée.
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