La couleur des âmes - Erehisu
Le sang glissa sur son visage. La couleur meurtrière raya ses joues, et ses lèvres entrouvertes goûtèrent à l'amertume d'un métal froid. Incapable de bouger, Eren déglutit avec douleur, ne prenant pas conscience de ce qui venait de se passer.
La seule chose qui parvint à ses oreilles fut un hurlement lointain. Quelqu'un criait son prénom. Probablement Mikasa. Il crut également entendre le bruit d'une lame qui venait d'être émergée de son fourreau, celle qui annonçait la brûlante colère que son clan connaissait bien.
Ce fut tout. Ses sens paraissaient se dissoudre un peu plus chaque seconde. Lentement. Vivement. Indubitablement.
Eren se demanda si l'on pouvait festoyer aux côtés d'Odin en mourant de cette façon. Si l'on pouvait disparaître dignement par amour. Ou si au contraire, les portes d'un enfer l'accueilleraient en le maudissant de honte et de répulsion.
Et alors que ces questions traversèrent son esprit comme une brise légère, le visage de la femme qu'il aimait les remplaça ensuite par toutes ses particularités. Le guerrier se remémora ces sourires paisibles, ces yeux occupés, cette bouche toujours sûre de ses mots. La douceur de ses cheveux qu'il avait toujours envie de toucher, sa peau délicate qu'il se serait maudit d'ébrécher ne serait-ce qu'une parcelle.
Mais aussi cette mélancolie, qui semblait toujours chercher ailleurs dans l'horizon, la trace d'un bonheur concret, auquel il n'avait jamais eu droit.
Il aurait souhaité que ces yeux se tournent vers lui. Il avait continué d'espérer. Il était persuadé qu'un matin, une nouvelle émotion fleurirait dans ces yeux azures, et qu'enfin un commencement pourrait naître.
Mais tout ce qui restait de ce désir se dissipait maintenant dans une couleur vermeille, marquée par une vile trahison.
La souffrance qui poignardait la poitrine du jeune homme se transposa subitement à un virulent sentiment de haine. Une chaleur sans nom s'empara peu à peu de chacun de ses muscles, et l'ébullition de sa colère transparut bientôt sur chaque trait de son visage.
Il jura d'obtenir vengeance. Et cela même dans les abysses profonds d'une mort sanglante.
— 1 mois plus tôt —
Le son des cloches fit lever les têtes. Un silence s'installa dans le campement.
Un sourire malicieux se dessina sur le visage d'Eren Jäger. Mikasa, à ses côtés, lui jeta un regard entendu. Ils s'approchèrent dans un même mouvement de la sortie de cette forêt épaisse dans laquelle ils se cachaient avec leurs hommes depuis la veille.
Les ordres avaient été clairs. Ils avaient attendu cette mélodie. Maintenant qu'elle résonnait à leurs oreilles, le bruit des armes, frottées contre leur bouclier, anima d'autant plus leur désir de combattre. Désormais, la seule qu'ils souhaitaient entendre était le lancement de la cheffe des opérations.
Une vague de murmures d'excitation se répandait dans le dos des deux guerriers.
— Ils sont intenables, fit remarquer Eren à la jeune femme.
Celle-ci scrutait la ville d'un oeil attentif. Ses yeux noirs perçaient l'horizon, et son esprit fermentait pour décider du bon moment. Elle était imperturbable.
Le garçon leva les yeux au ciel, mais ne put s'empêcher d'afficher une expression amusée. Il savait qu'elle prenait son rôle très au sérieux, et que le comte l'avait personnellement mise à l'épreuve pour cette conquête. Malgré ce qu'elle pouvait laisser penser, une pression pesait sur ses épaules pour effectuer une journée parfaite, à la hauteur de son mentor.
Quelques instants plus tard, elle fit brutalement volte-face vers les guerriers, déjà tous en position pour dévaler la pente et parvenir jusqu'à la civilisation. Eren sut alors que l'attaque allait débuter d'une seconde à l'autre, et fit rugir son épée contre son étui. Son arme à la main, il la brandit pour accompagner les futurs ordres de son amie.
— Dévalisez-moi cette église, annonça enfin Mikasa Ackerman, d'un ton grave et déterminé.
Une grande joie s'empara du campement viking, et laissa place à un brouhaha de paroles et de cris motivés. La silhouette de leur cheffe disparut lorsqu'elle franchit la forêt la première. Eren la talonna, et put entendre les pas derrière lui traverser la descente et les suivre avec attention. Il les avait avertis : une fois qu'ils auraient collecté le nombre suffisant de richesses qu'ils cherchaient et dont ils avaient besoin, chacun serait libre de faire ce que bon lui semble. Qu'ils prennent les femmes, les hommes, les trésors qu'ils souhaitaient. Tout ce qui importait premièrement, était cette église.
Il ne put empêcher de sentir son sang frémir d'excitation devant la hâte de probables combats qu'il allait mener. Malheureusement, les dimanches étaient rares en riposte, et c'est pour cela qu'on les choisissait. Mais le jeune homme avait tout de même bon espoir de trouver un ou deux soldats du roi.
Ils parvinrent enfin sur la terre de ce peuple. Les rues étaient désertes. Mikasa les guida à travers les rues multiples, qu'elle avait parfaitement réussi à retenir. Le sol était boueux, et leur marche provoquait une pluie brutale.
La guerrière arriva la première au pied de ce grand bâtiment, qui se démarquait des autres par sa taille et cette fameuse tour, où les pratiquants de cette religion avaient l'habitude de se réfugier. Elle se demanda comment l'on pouvait s'adonner à la foi dans une construction aussi rustre et inoffensive. Elle donnait l'impression de laisser en permanence ses portes ouvertes. La chrétienté était-elle à l'image de leurs églises ? Faible et innocente ?
Le comte avait été le premier à découvrir la faiblesse du peuple anglais. Livaï Ackerman l'avait chargé personnellement d'attendre le dimanche matin, là où la foi remplaçait le quotidien de ces personnes.
Mikasa avait trouvé cela ridicule. Le plus puissant de leurs Dieux les maudirait de s'exposer autant. Elle se félicitait de rendre hommage à ses croyances à elle en agissant, et non pas en restant assise en attendant une action miraculeuse.
Comme pour prouver ce qu'elle avançait, la jeune femme ouvrit les portes qui les séparaient, elle et ses hommes, de leur objectif. Son geste, brutal et soudain, suffit pour agiter instantanément toute l'assemblée qui se tenait à l'intérieur. Quelques hurlements se firent entendre. Ses guerriers étaient regroupés derrière elle, et elle pouvait ressentir la puissance et la violence qui émanaient de leurs corps. Eren à ses côtés, la dirigeante jeta une oeillade à son expression, qui était tout aussi féroce et affamée que leurs frères.
Elle leur indiqua de rester encore en retrait d'un geste de la main, alors que les visages de ces gens installés sur ces bancs de bois se remplissaient de terreur un peu plus chaque seconde.
Ils savaient qui étaient ces personnes qui interrompaient la messe. Ils pensaient auparavant, pour la plupart, que c'étaient des légendes, et que l'esprit de ces démons ne parviendraient jamais jusqu'à eux. Mais maintenant que tous avaient les yeux rivés sur ces silhouettes armées, et que ces forces du mal étaient aux portes de leur endroit le plus sacré, l'évidence de cette réalité les combla de désespoir et de crainte.
Mikasa s'avança dans l'allée, décorée d'un tapis de soie rouge, au milieu de la foule qui n'osait pas bouger.
Finalement, elle s'avança jusqu'au prêtre. C'était un vieillard. Son crâne était dévêtu de toute chevelure, ses yeux étaient ridiculement petits, et son interminable toge noire semblait le rendre encore plus tassé et bossu qu'il ne l'était déjà. Ses lèvres tremblaient. Lorsqu'elle fut en face de lui, il exécuta ce fameux geste, qui représentait cette croix qu'ils avaient une fâcheuse tendance à mettre sur chaque surface libre possible.
Le prêtre prononça quelques mots que la guerrière ne comprit pas. Ce devait probablement être une prière. Pour qu'il cesse de marmonner, elle saisit le vieil homme par le col de son habit. Elle vit ses pupilles exploser de frayeur avant qu'elle ne le jette brutalement contre le mur derrière lui. Les personnes installées sur le premier rang, du côté où il atterrit, hurlèrent, et se redressèrent avec une envie irrésistible de s'enfuir.
Pour empêcher qui que ce soit de quitter les lieux, elle déploya sa hache vers ces personnes. Mikasa leva ensuite son arme, et ordonna le début du massacre.
— Prenez tout l'or que vous trouverez ! Sa voix résonna dans l'intégralité de l'église, et sembla toucher le plafond de cette immense bâtisse. Le clan lui répondit en pénétrant avec férocité dans celle-ci, Eren à sa tête.
Un homme, nommé Floch, empilait distraitement les richesses sur lesquelles ses doigts se posaient. Ses prunelles analysaient la salle, tandis que son corps obéissait aux ordres. Ses canines abîmèrent ses lèvres d'une morsure alors qu'il se délectait de la vue des femmes qui se pâmaient de peur.
Ses pupilles devinèrent l'élégante silhouette de l'une d'elles, enveloppée sous une cape, qui ne bougeait pas même malgré le désordre ambiant. Il imaginait le bruit ses coups de bassin contre ces créatures si fragiles, ainsi que la sensation des larmes sur la main qu'il mettrait sur leur bouche. Le viking bouillonnait déjà d'une luxure intense, en hâte que Mikasa Ackerman et Eren Jäger leur donnent enfin le champ libre qu'il attendait.
Ce dernier, quant à lui, surveillait ses alliés, tout en sondant la salle avec attention. Si la plupart des victimes obéissaient à leur visible impuissance, il remarqua rapidement que quelques personnes commençaient à se lever.
Le jeune homme rencontra le regard d'un garçon peut-être un peu moins âgé que lui, le regard de plus en plus déterminé à ne pas rester sans rien faire. Le viking ne put s'empêcher de sourire de satisfaction. Si Mikasa le surprenait à attaquer l'un de ces étrangers sans raison, elle le sermonnerait certainement. Mais il ne pouvait que se défendre si c'était l'un d'entre eux qui venait lui donner le premier coup. Son goût pour le défi vint faire frémir ses veines.
Viens me prouver ta bravoure, et mourir en guerrier pour protéger les tiens, sale anglais.
Il aurait voulu lui hurler cette pensée, mais il savait que la différence de leur langage la rendait vaine. Cependant, ses yeux la traduisaient à merveille, ce qui fit trembler son supposé adversaire. Mais dans un ultime élan de désespoir, il dépassa les autres personnes installées sur son banc qui étaient trop tétanisées pour l'en empêcher, et s'avança jusqu'à Eren.
Celui-ci avait bien l'air sans armes, sans aucune compétence visible pour le combat. Le guerrier aux yeux vert se demanda ce que ce garçon allait bien pouvoir tenter dans de telles circonstances, alors que son épée à lui pouvait fendre son corps en une seule seconde. La situation était nettement moins amusante avec une telle inégalité. Il allait lui jeter son arme pour que ce duel le fasse davantage rêver, mais finalement, son opposant ne lui en laissa pas l'opportunité.
— Je vous en prie, ses mots s'articulèrent avec une fermeté à laquelle Eren ne s'attendit guère. Laissez-nous partir.
C'est avec surprise que le viking se rendit compte de deux choses. Il comprit tout d'abord que cette personne connaissait leur langage et son parler. Mais aussi que celle-ci n'était pas un jeune garçon, mais bien une femme. Ses cheveux courts et sa taille l'avaient induit en erreur. Maintenant qu'elle était plus proche, il remarquait ses traits plus délicats et la finesse de sa silhouette, qu'il avait juste prit pour de la maigreur. Son teint était plus bronzé que la normale, et des taches de rousseur étaient dessinées sur ses joues.
— Nous ? C'est uniquement ce qui put émerger de la bouche de Jäger, momentanément déstabilisé par ce qu'il venait de remarquer.
C'est ainsi qu'il nota la présence sous-entendue dans son champ de vision. Une personne, toujours assise sur les bancs de bois où les anglais pleuraient ou hurlaient, était enveloppée sous une parure qui cachait son visage. Au vu de sa petite taille, il était très probable que ce soit la progéniture de cette femme.
Peu à peu, il reprit ses esprits. Qu'importait si elle parlait sa langue, ou que c'était une fille ? Il n'allait certainement pas céder aux caprices de ses victimes.
— Attendez simplement sans bouger, si vous ne voulez pas que je vous tue, déclara-t-il d'un ton dur.
Alors qu'il s'apprêtait à passer à autre chose, il fut surpris de constater la colère qui enflamma les pupilles de son interlocutrice. La hargne qui dansait dans ses yeux lui rappela celle des guerrières de son clan. Cela le laissa sans voix.
— Ymir, arrête. Reviens.
Cette voix provenait de cette fameuse personne, enveloppée sous sa cape. La probabilité que ce soit un enfant s'effaça alors instantanément de l'esprit d'Eren. L'autorité qui se dégageait de cet ordre ne laissait planer aucun doute sur la maturité de cette inconnue.
Mais alors que cette dénommée Ymir ne bougeait pas, et que le conquérant s'apprêtait à poser les yeux sur celle qu'elle voulait protéger, une charge s'abattit sur la première. Un de ses camarades venait de saisir la nuque de la grande brune, et l'avait plaqué sur le tapis de soie sans aucun égard, probablement à cause de cette confrontation qu'elle tentait d'obtenir avec l'un des meneurs.
— Elle pose problème, la demoiselle ?
Auruo Bossard claqua sa langue contre son palet, tout en augmentant la pression et la force autour du cou de cette rebelle.
— Qu'est-ce qu'elle voulait ? Continua-t-il, alors que des suffocations commençaient à se faire entendre.
Eren haussa les épaules en feignant la désinvolture.
— Qu'on la laisse s'enfuir, expliqua-t-il. Ça reste une anglaise.
Mais son attention était toujours portée sur cette femme, installée sur ce banc.
Elle venait de se redresser. Une capuche couvrait toujours son visage.
Alors qu'Eren ouvrit la bouche pour lui demander de la retirer, ce qui cachait encore ses traits fut enlevé sans crier gare. Floch venait à son tour de se précipiter sur elle, constatant une opportunité de prendre cette victime pour ses biens. Mais son agresseur fut bien vite abasourdi face à cette mise en lumière. Il retira instantanément sa main, comme s'il venait de toucher quelque chose de sacré.
Jäger se retrouva lui aussi déboussolé, mais contrairement à son camarade, une lancinante douceur vint s'emparer de son buste. Une chevelure blonde flotta dans une courte vague. Une peau nacre et lisse fut éclairée par la lueur du matin, et des yeux azures transpercèrent le coeur d'un guerrier aux voies qu'il pensait impénétrables.
Le silence parut envahir les lieux et son âme. Il ne restait plus que le bruit de sa propre respiration, et la vue de cet être à l'irrationnelle beauté.
Cette étrangère venait de prendre place en lui de la plus violente manière qui soit, sans même qu'elle ne l'effleure physiquement, ou qu'elle ne lui adresse une parole. Leur échange visuel lui sembla d'une intensité sans nom. Cette femme avait des yeux qu'aucun homme sur ses terres n'avait pu rencontrer.
C'était comme si Freya elle-même s'était rendue dans cette église pour faire l'honneur à des mortels de contempler, ne serait-ce qu'un instant, une créature des cieux. Eren fut irrémédiablement imprégné de cette sensation, aussi destructrice qu'enchanteresse.
La réalité revint frapper l'esprit du jeune homme lorsque son ouïe détecta les remarques de Floch.
— Qui aurait cru que des étrangers pouvaient ressembler à ça ? Il s'esclaffa, d'un rire mauvais. C'est à presque en devenir jaloux des anglais.
Visiblement, sa pudeur suite à cette découverte avait rapidement été effacée par son désir, celui irradiant son visage. Ses mains voulurent à nouveau s'emparer de la chair de cette fille, plus que jamais envahies d'une intention mauvaise. L'une d'elle se posa sur son mince poignet droit.
— Ne la touche pas ! S'exclamèrent deux voix.
La dénommée Ymir et Eren Jäger échangèrent une oeillade suite à leur coordination. Auruo et Floch se turent, surpris par cet ordre inhabituel. Le mécontentement se dessina bientôt sur la figure du deuxième.
— Nous avons ramassé tout l'or, Eren, protesta-t-il. C'est l'heure des réjouissances, tu te souviens ?
— Oui, ce sont mes mots, affirma son interlocuteur. Mais ne touche pas à cette fille, répéta-t-il.
— Pourquoi je devrai me priver ? Le ton était en train de monter. Tu sais très bien que d'autres sont déjà en train de faire leurs affaires. J'ai le droit à mes récompenses de guerrier, et ce n'est pas toi qui va m'en priver.
Leur confrontation attira peu à peu l'attention des autres vikings présents, en plus d'interloquer les anglais. L'expression de l'origine de cette dispute ne changeait guère. Stoïque, elle ne tentait pas de se défendre, ou d'échapper à la poigne de Floch qui semblait devenir de plus en plus puissante.
— Qu'est-ce qui se passe ?
La cheffe s'était avancée au-delà du cercle, la mine sévère.
Les deux querelleurs lui adressèrent un regard simultané. L'adversité se lisait avec clarté dans leurs prunelles.
Auruo, qui ne souhaitait pas prendre part dans une dispute qui ne présentait pas d'intérêt pour lui, décida de relâcher la pression sur la gorge de cette grande brune. Une fois que ses doigts furent détendus, un essoufflement vint soulager la respiration de celle-ci. Son attention fut instinctivement réorientée sur la femme qu'elle tentait de protéger.
Elle tenta de se relever pour parvenir jusqu'à elle, mais Auruo ne lui laissa pas cette opportunité. Le guerrier la saisit à nouveau, cette fois par l'épaule, et lui planta une lame au bord de la gorge.
— Essaie d'intervenir, sale putain, et je te jure que tu le regretteras.
Ymir obtempéra, bien que la détresse et l'inquiétude rongeaient douloureusement sa poitrine.
S'ils la blessent...
Cette perspective lui semblait d'une atrocité incommensurable. Sa gorge se serra encore davantage, et effleura presque le fer qui la menaçait.
— Il se passe que ton cher second ne me laisse pas toucher ma récompense durement méritée, expliqua Floch à l'intention de Mikasa.
Cette dernière observa la jeune femme que le fauteur de troubles retenait. Elle comprit instinctivement l'origine de leur différend : la beauté de l'otage était sans nom. Même ses propres yeux eurent du mal à se détacher de cette vision. Néanmoins, elle se reprit.
— Vous vous battez pour une femme ? Mikasa arqua un sourcil, plus particulièrement en direction d'Eren. Vous ne pensez pas que vous avez d'autres choses plus importantes auxquelles penser ?
— Floch ne sait pas penser, déclara-t-il.
— Tu veux que je t'arrache les deux bras ? Répliqua le concerné. Il renferma sa poigne sur le poignet de l'anglaise.
Ce fut la première modification sur ses traits depuis le début de cette querelle. La jeune fille grimaça de douleur.
Eren crut devenir fou. Il n'avait pas même pas idée du nom qu'elle pouvait porter, mais le simple fait de la voir aux mains de cet homme arrogant lui inséra une vive pulsion de violence. Il dut prendre sur lui pour ne pas se jeter à son cou en lui hurlant de la lâcher.
Le problème étant qu'il n'avait pas la moindre idée de comment se sortir de cette situation. Floch avait à première vue raison, il n'avait aucun droit de l'empêcher de profiter des femmes. Mais il ne pouvait supporter l'idée qu'elle subisse ce que ce viking faisait à d'autres, même si cela impliquait du pur égoïsme.
— Tu ne peux pas la toucher, ordonna-t-il.
— Je vais me gêner, Eren, un rire mauvais accompagna ses mots.
— Tu ne peux pas, il répéta. Parce que cette fille sera une offrande au comte.
Le silence accompagna ses dires. Mikasa demeura bouche-bée.
— Eren, tu sais très bien que..., elle commença.
— Elle sera pour le comte, il la coupa, intransigeant. Il planta ensuite à nouveau ses émeraudes dans le regard hargneux de son camarade. Une fille comme elle serait le plus beau des présents que nous pouvons ramener d'ici, et tu le sais bien.
Floch marmonna alors quelque chose d'incompréhensible.
Une nouvelle fois, ses yeux parcoururent minutieusement le corps de l'objet de leur dispute. Même lui ne pouvait contester qu'elle était bien à la hauteur de celui qui les dirigeait, même si son bassin lui criait douloureusement de prouver le contraire.
Ses dents grincèrent sous la charge de sa rage. L'argument de l'autorité eut cependant raison de son insistance.
— Très bien, cracha Floch en libérant l'otage de sa poigne, et en la poussant avec virulence dans sa direction. Prends-la, ta protégée.
L'angelet atterrit dans les bras de Jäger, qui l'accueillit avec toute la délicatesse dont il était capable. Sa main lâcha son épée, et son impact résonna sur le sol, marquant la fin de leur dispute.
Au contact de sa peau, le garçon sentit son corps frémir d'une chaleur encore inconnue jusque-là. Toutefois, il la redressa doucement pour qu'elle ne se sente pas oppressée.
La somptuosité de cette inconnue qu'il souhaitait pourtant déjà chérir lui enflamma la gorge. De près, ses charmes étaient d'autant plus marquants et troublants.
Mikasa observa le reste de cette scène sans rien ajouter, tandis que sa suspicion mijotait.
Elle n'émit pas plus de réticences à la volonté soudaine d'Eren, que la meneuse n'avait jamais rencontré auparavant. Néanmoins, elle se demandait comment le jeune homme comptait gérer la suite des événements, dont elle ne percevait pas de fin positive.
Ignorant ses doutes, elle secoua la tête. Pour le moment, elle se contenterait de le suivre.
La guerrière jeta un regard au reste des membres de son clan. Une étincelle de curiosité était mêlée à une perceptible envie libidineuse dans les yeux de ses hommes. Celle qui allait servir d'offrande au comte troublait les esprits de tous ses camarades.
D'instinct, sa voix s'éleva pour les mettre en garde :
— Si l'un de vous touche à la future concubine du comte, je peux vous assurer que je le viderai de tout son sang, et ça avant même qu'un doigt soit posé sur elle.
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Les vagues rencontrèrent le bois du navire dans un échange tempétueux. Les rires et les chants emplissaient l'air aux alentours, et l'horizon, voilé d'un mince brouillard, les rapprochait peu à peu de leur terre.
Historia prenait garde à ne pas détacher ses yeux de l'océan. Elle ne voulait pas croiser le moindre regard. Figée sur une place d'honneur où les deux meneurs avaient daigné l'installer, le froid se glissait sous sa parure, dessinant des frissons sur sa peau diaphane.
Sa poitrine était en proie à un tumulte assaillant. Son esprit était brouillé. Le seul réconfort qu'elle parvenait à trouver était resté en Angleterre. Ils avaient au moins épargné la vie d'Ymir.
La jeune femme eut l'impression d'entendre de nouveau les cris de protestation que celle-ci avait émis lorsque ces démons l'avaient enlevé. Son coeur se serra.
Quitter son pays pour prendre la mer était pour le moins la dernière chose qu'elle s'était imaginée possible. Elle avait imaginé bien des scénarios, différentes histoires, bien des scènes, mais aucune de ces illusions n'était à la hauteur des événements qui avaient envahi sa matinée, et qui semblaient bel et bien partis pour lui dérober sa vie à venir.
Elle prit en main le pendentif autour de son cou.
La prisonnière était inquiète non pas pour son futur, mais pour celui des personnes qu'elle laissait derrière elle. Qui sait ce qui pouvait arriver durant son absence ? Elle n'osait pas se le figurer.
— Eren.
Un peu plus loin, le garçon qui avait embarqué avec lui cette jeune fille fut coupé dans ses observations.
Il sursauta légèrement à la voix de Mikasa, qui le regardait avec un mélange de fermeté, et d'une affection mal dissimulée.
— Tu m'as fait peur, il rit naïvement.
Sa camarade fronça les sourcils.
— Pourquoi est-ce que tu voulais amener cette fille ?
Il se détourna de sa confrontation visuelle, et s'adossa à la barre du navire pour lui répondre.
— Je l'ai déjà dit, c'est pour le comte.
— Tu essayes vraiment de me mentir sur ça, à moi ? Elle prononça ces mots avec entendement, sans agressivité. Je connais Livaï, et tu le connais aussi, maintenant. Tu sais très bien qu'il n'est pas du genre à collectionner les concubines.
— Tu n'en sais rien, il nia. Pour elle, il pourrait changer d'avis.
— Livaï aime Petra depuis le berceau, le contredit-elle. Il peut céder à tous les caprices premiers d'un homme, mais certainement pas à celui-ci.
Eren soupira. Son couteau préféré, rustre mais chaleureux, tournait entre ses mains.
Il savait bien tout cela.
— Tu espères qu'il va refuser ton offre, et qu'il te la donne en mariage ensuite ?
Son visage ne put réprimer un sourire vaincu.
Mikasa le remarqua immédiatement, et leva les yeux au ciel.
— Tu veux te marier à une anglaise juste pour sa beauté ? Réticente à cette idée, son ton lui insufflait la méfiance. Tu ne la connais pas, Eren. On ne sait pas les vices de ce peuple.
— Quels vices des gens aussi faibles pourraient-ils avoir ?
— Une anglaise reste une humaine, affirma-t-elle.
— Elle a plus l'air d'une biche égarée pour le moment, ajouta-t-il en posant à nouveau ses yeux sur elle.
Immobile, sa position n'avait pratiquement pas changé depuis le début du voyage. La prisonnière semblait perdue dans une réflexion inatteignable, qu'Eren mourait d'envie de partager.
— Ça ne veut rien dire.
— Et si tu arrêtais d'essayer de me protéger ? Râla-t-il. Elle ne va pas mettre tout le village à feu et à sang avec ses petites mains !
— Je ne veux juste pas que tu te mettes en danger... lui confia-t-elle.
Eren ignora cette remarque, secouant la tête comme pour la chasser. C'était toujours comme ça. La guerrière la plus puissante de son peuple ne pouvait s'empêcher de veiller sur lui et d'observer ses faits et gestes en permanence, alors même que leur âge mûrissait année après année.
— J'ai un mauvais pressentiment à propos de tout ça... murmura finalement Mikasa, presque résignée.
Elle savait qu'elle ne pourrait pas faire changer d'avis son ami de toujours. Et son attachement envers lui l'empêchait d'insister sur cette cause qui lui tenait visiblement à coeur.
Le guerrier haussa les épaules, toujours obnubilé par cette jeune fille.
Il finit tout de même par se demander, quelques moments plus tard, si cela pouvait être en effet mauvais signe de se sentir si contrôlé par un être dont il ne connaissait encore rien.
Il n'obtint pas de réponse. Et cette question se perdit dans le fil de sa contemplation, et ce, jusqu'à ce que leur embarcation touche le sol qui annonçait leur chez-eux.
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Comme Mikasa l'avait bel et bien présagé, l'unique réaction de Livaï Ackerman quant à son offrande fut un regard plein de perplexité. L'éternel mépris qui trônait sur sa figure s'y ajouta, et fit un seul instant regretter Eren Jäger de l'avoir amené jusqu'ici. Il avait présenté son otage avec une gêne palpable, que Mikasa toisa avec compassion. Elle savait à quel point son ami pouvait être effrayé par le comte, quand bien même ils se côtoyaient dans la sphère privée depuis bien des années.
Elle n'appréciait pas que Livaï use de son autorité sur lui de la même manière qu'il le faisait avec n'importe quel soldat, mais la jeune femme savait que c'était nécessaire.
Petra, la comtesse, ne disait rien. Devant la sublime mine de cette anglaise, elle n'osa guère réprimander ses guerriers. Elle fut même peinée pour cette fille qui venait probablement de pénétrer dans un monde où elle n'avait pas le moindre repère, ni le moindre ami. Toutefois, elle remarqua bien vite l'attention toute particulière que portait Eren Jäger à cette demoiselle. Petra n'avait pas besoin de dons d'oracle pour cheminer jusqu'à la véritable raison de ce cadeau inhabituel.
Alors que la colère de Livaï, qui avait le sentiment d'être prit pour un fin idiot, s'apprêtait à faire surface, elle l'empêcha de répondre au cadeau de Eren. Elle attira son attention, et lui chuchota quelques verbes à l'oreille.
Le reste des vikings attendait patiemment la réponse. Eren était en proie à une inquiétude perceptible. Les trésors étaient empilés devant le siège surélevé de leur chef, scintillant de leur richesse et de leur préciosité.
Historia était au beau milieu de tout cela, désemparée. Elle savait, de toute façon, que rien n'était possible pour elle désormais. Sa volonté n'était pas acceptable, et la moindre résistance serait inévitablement futile. Le milieu était austère, sombre, sale. Mais elle tâchait d'ignorer ses accoutumances, et de ne pas craquer devant le moindre regard sauvage que ces hommes lui donnaient à chaque coin de la pièce.
Ses doigts frêles serraient la croix qu'elle avait autour du cou. Elle n'avait pas le droit de flancher maintenant, et devait accepter le sort que le destin et les cieux lui réservaient.
Le visage d'Ymir s'interposa entre ses pensées et elle-même. L'anglaise trembla.
Une fois les messes-basses achevées entre les deux époux, Livaï se redressa sur le dossier de son siège. Une attention religieuse s'installa dans la salle.
— Emmenez cette fille dans mes appartements, ordonna-t-il avec un geste de la main. Une expression désabusée dessinait son visage sévère.
Eren ne savait guère s'il devait être soulagé ou d'autant plus occupé. Il ne s'attendait pas à ce que le comte accepte bel et bien que cette fille devienne une de ses concubines. Ça ne lui ressemblait pas. Alors que le reste des guerriers commençait à quitter peu à peu la salle suite à cette décision finale, il s'apprêtait à ouvrir la bouche pour contester le fin mot de cette histoire. Cependant, la poigne de Mikasa lui somma de ne rien tenter.
— Attends, lui conseilla-t-elle.
Ses yeux noirs convaincus décidèrent Eren à effectivement patienter. Une des femmes de chambre de la comtesse, suite à des mots que cette dernière venait de lui souffler, se chargea d'accompagner la jeune offrande dans les appartements du comte.
La pièce se vida. Seuls Mikasa, Eren, Petra et Livaï y demeurèrent.
Le comte se leva, et marcha en direction de ses deux protégés. Il s'arrêta devant le garçon, qui parut désemparé par son comportement, et plutôt inquiet de ce qui allait advenir de lui.
Livaï Ackerman avait beau être d'une taille inférieure à ce dernier, sa présence seule suffisait à l'élever autant que le plus grand des hommes. Voilà pourquoi il était si impressionnant et respecté par ceux dont il était à la tête.
— Tu mériterais que je te donne une bonne correction, Jäger.
Le guerrier déglutit. Son ton était empli de froideur.
— Je te sers de prétexte pour ramener des femmes, maintenant ? S'insurgea-t-il.
— Je...
— Ne lui mens pas, Eren, l'avisa Petra avec un sourire.
Mikasa ne put s'empêcher elle aussi de sourire. La source de ce présent avait été décelée par la comtesse plus rapidement qu'elle ne l'aurait cru. La bienveillance de cette femme était immense, et on ne lisait sur son visage qu'une trace d'amusement à l'égard d'un jeune homme qui était tombé amoureux d'une anglaise.
— Elle t'attend dans tes appartements, lui signala-t-elle ensuite.
Eren sentit sa poitrine se combler d'une joie intense face à cette surprise. Son expression s'illumina d'une lueur qu'il n'avait jamais eue. Mikasa, qui connaissait son ami depuis l'enfance, fut troublée de ce bonheur transparent dont elle ne l'aurait jamais cru capable. Et lorsque celui-ci se précipita, reconnaissant, pour la retrouver, elle pensa quelques instants que si cette fille pouvait rendre heureux la personne à laquelle elle tenait le plus, elle accompagnerait Eren dans cette voie.
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Historia triturait le tissu de ses habits pour distraire ses esprits. On l'avait conduit dans un logement peu luxueux, mais qui était tout de même d'une certaine chaleur. Les décorations d'animaux lui rappelaient la salle des trophées de chez elle, et le feu crépitant de la cheminée lui ramenait en mémoire des moments de tendresse qu'elle avait eu au pied de celle-ci en Angleterre.
Cela semblait toutefois peu espacé pour deux personnes, et surtout celles qui étaient à la tête d'un tel peuple. Mais elle ne connaissait pas les usages, ni les habitudes de ce clan, donc elle se forçait à faire taire ses questionnements.
Des pas atteignirent son ouïe. Pour la première fois depuis son arrivée sur cette terre, une véritable frayeur s'empara d'elle. Le comte n'avait absolument rien de rassurant, et elle était absolument écoeurée à l'idée de devoir entrer en contact avec quelqu'un d'inconnu.
Elle s'était pourtant dite résignée. Mais Historia ne pouvait forcer son coeur à ignorer l'inquiétude qui la tétanisait.
Comme pour se protéger des malheurs qui s'apprêtaient à tomber sur elle, ses paupières se fermèrent avec force. Elle aurait voulu réciter une prière, mais ses pensées étaient trop embrouillées pour qu'elle ne puisse se souvenir d'une seule phrase.
— Eh...
Étonnamment, la voix à laquelle elle s'attendait fut toute autre. Bien plus familière.
Ses yeux se rouvrirent.
Ils rencontrèrent le soldat qui s'était battu pour ne pas qu'elle soit aux mains du rustre à la chevelure rousse.
Celui-ci la regardait avec une émotion qu'elle ne parvenait pas à saisir depuis le début de son enlèvement, et même de leur toute première rencontre. La lumière de la cheminée faisait ressortir sa carrure imposante et les émeraudes qui rendaient son regard unique.
Une répulsion vint chatouiller sa gorge.
C'était à cause de lui qu'elle était ici.
— Tu... vas bien ? Il lui demanda après une légère hésitation.
Gêné, le guerrier passa l'une de ses mains dans sa chevelure longue. Il les avait attachés durant l'attaque, mais l'entièreté de sa tignasse tombait désormais sur ses épaules désarmées.
Historia fit mine de ne pas le comprendre. Elle était anglaise, après tout. Discuter dans le vide allait peut-être le décider à la laisser en paix, quand bien même elle fut rassurée de ne pas se retrouver face à ce comte terrifiant.
— Je sais que tu parles ma langue.
Il mit fin à sa tentative plus rapidement qu'elle ne l'eut mise en place. Ses yeux s'agrandirent, ce qui confirma d'autant plus la conviction du jeune homme en face d'elle. Un nouveau sourire se dessina sur son visage. Il s'approcha d'elle, et s'assit sur le tapis de fourrure aux pieds de la chaise où Historia était installée.
— Tu as donné un ordre à cette Ymir dans l'église, tu te souviens ? Il lui expliqua avec bienveillance. Ce n'était pas de l'anglais.
À la fois honteuse d'avoir commis cette erreur et en colère que ce démon prononce ce nom, son visage s'abaissa. Ses poings se serrèrent.
— Tu peux me parler... hein ? Tu le sais ? Je ne te veux aucun mal, il lui assura paisiblement.
À nouveau, leurs prunelles se rencontrèrent. Eren frémit à cet échange. Cette fille lui paraissait un peu plus belle à chaque seconde qu'il passait à la contempler.
— Je ne le souhaite pas, déclara-t-elle fermement.
Elle avait un léger accent, mais elle maîtrisait le langage avec une dextérité exemplaire. Le guerrier fut une fois de plus surpris de ce ton qu'elle employait. Cela ne s'accordait pas avec la douceur qu'insufflaient ses traits. Mais cela ne la rendait que davantage intrigante à ses yeux.
— Tu ne seras pas offerte au comte, lui avoua-t-il pour regagner son attention.
Cela fonctionna. L'expression d'Historia se détendit, et la surprise pénétra ses iris.
— C'était un mensonge.
— Et dans quel but ? Elle le questionna avec vigueur.
Les joues de son détenteur rosirent.
— Pour te protéger, il affirma. Floch allait te faire du mal, sinon.
Les sourcils de l'anglaise s'élevèrent.
— Et m'emmener sur une autre terre en m'arrachant aux miens paraissait être une meilleure idée, à tes yeux ?
Ses mots étaient durs. Eren se savait testé. Il déglutit devant la véracité de ses propos.
— Je voulais juste que tu sois épargnée, se défendit-il doucement. Tu ne sais pas ce dont sont capables les hommes quand ils voient une belle femme.
— Non, mais j'imagine que j'en ai un parfait exemple devant mes yeux, répondit-elle agressivement.
Le viking était un peu plus désemparé à chaque phrase qu'elle prononçait. Il se sentait dominé par chacune d'entre-elles, et ne savait guère comment justifier ses actes maintenant qu'il se devait d'y faire face.
Toutefois, une vive impression imprégnait ses pensées. Elle lui avait traversé l'esprit dès la première fois où ses yeux s'étaient posés sur elle, et celle-ci avait continué de tracer son chemin jusqu'à ce qu'elle paraisse comme une évidence. Mikasa avait également sous-entendu cette possibilité lors de leur discussion sur le navire, partageant ses interrogations.
— Tu n'es pas une anglaise ordinaire, n'est-ce pas ? La questionna-t-il alors.
— Qu'est-ce que cela veut dire ?
Eren marqua une pause afin de regrouper les indices. Il ouvrit la bouche quelques secondes plus tard pour l'éclairer de ses doutes :
— Tes habits, il les désigna d'un geste de la tête. J'ai fait beaucoup de voyages en Angleterre, je n'en ai jamais vu d'aussi riches et d'aussi beaux.
— Des « voyages » ! Répéta Historia ironiquement comme pour changer de sujet. Mais elle savait malheureusement où le jeune homme allait en venir.
Il ignora sa pique et continua :
— Tu parles une autre langue.
— N'importe qui peut apprendre un langage de sauvages tels que vous.
— Tu avais une accompagnatrice qui a essayé de te sauver durant le pillage, il resta fixe sur ses idées, se moquant de la visible haine qu'elle lui envoyait. Tu t'exprimes clairement et avec prestance.
Accablée, Historia savait qu'elle avait été démasquée.
Elle s'affaissa sur son siège. Après tout, son entière éducation avait porté à faire d'elle une personne qui se démarquerait des autres, et elle ne pouvait pas lutter contre les enseignements avec lesquels elle avait grandi.
La frustration enflammait sa poitrine, mais la crainte de ce qui allait advenir suite à cette découverte la remplaçait peu à peu. Le visage de son père ne cessait ses va-et-vient au sein de son esprit.
— Tu dois certainement venir d'une riche famille, c'est ce que je me suis d'abord dit, lui expliqua-t-il. Un léger sourire se dessina sur sa bouche. Mais c'est bien plus que ça, je me trompe ?
L'anglaise ne lui adressa pas de réponse. Elle n'en avait guère besoin pour ce qui allait suivre.
— Que tu sois un membre de la royauté me semble plus cohérent, déclara-t-il enfin.
— Ça te plairait d'avoir pour otage quelqu'un de si important, n'est-ce pas ?
Elle le fusillait désormais du regard.
Honteuse d'avoir été si facilement décelée, elle se demandait si nier ses dires changerait quoi que ce soit à son destin ici. Ce n'était pas dans le genre de ces personnes de se préoccuper d'un quelconque respect pour ceux qui portaient en eux le sang royal anglais. Au contraire, elle savait qu'elle pouvait servir en tant que chantage politique à ces barbares.
Père ne se laisserait de toute façon pas faire.
Mais les hurlements lui revinrent en mémoire.
Les larmes qui avaient roulé sur ses joues parurent à nouveau palpables sur sa peau d'ivoire. Le visage paniqué d'Ymir et la rage frénétique de son géniteur vinrent de nouveau hanter ses yeux. Historia oublia presque où elle se trouvait pendant quelques instants, revivant ces scènes avec horreur, pendant qu'une braise destructrice paraissait inonder les parois de sa gorge.
Ses poings se serrèrent. Les ongles de ses doigts allèrent presque faire saigner ses mains, qui se mirent à trembler.
Eren remarqua le soudain changement d'expression sur le visage de sa convoitise. Interloqué et inquiété par ce revirement, qui avait remplacé la haine de la jeune femme par ce tableau de peur et de tristesse, une impulsion lui intima de saisir son poignet pour la ramener à lui.
Historia dégagea néanmoins sa prise avec répulsion. Mais elle ne le regardait pas. La jeune femme semblait chasser un fantôme, encore non consciente de la réalité autour d'elle.
C'est le sort que je mérite. Vous m'aviez prévenu.
Elle était répugnante. Dégoûtante. La honte de cette famille.
Elle avait mérité ce traitement. Elle aurait du accepter chaque punition, comme elle s'était promis de le faire. Elle aurait dû recevoir la foudre de son Dieu, qui devait certainement la haïr plus qu'elle ne se détestait déjà elle-même. Elle lisait la déception de sa foi, à laquelle elle n'avait même pas été capable d'être fidèle.
Ymir...
La croix autour de son cou se retrouva à nouveau aux prises de ses tumultes.
Eren était complètement perdu. Il voulait comprendre les tourments de sa nouvelle aimée, mais savait qu'elle ne lui permettrait pas une telle ouverture. Mais le désir de la comprendre lui foudroyait le coeur, déjà brûlé d'insatisfaction de ne pas pouvoir partager ces maux.
Quelques minutes passèrent, où tout deux demeurèrent dans un silence hurlant de non-dits. L'un voulait s'imprégner des pensées de sa compagne. L'autre voulait arracher celles-ci à tout jamais de son esprit.
Historia finit par revenir peu à peu à elle. Ce décor inconnu vint à nouveau s'imposer. Le bruit crépitant du feu finit par résonner à ses oreilles, et la silhouette du viking redevint l'interlocuteur qu'elle avait laissé pour ses souvenirs.
C'est avec surprise que le garçon accueillit les nouvelles paroles de l'anglaise :
— Va dire à tes hommes que je suis la fille du roi.
Les yeux d'Eren s'écarquillèrent.
— J'avais juste, alors ?
Il avait pourtant pressenti la royauté autour de la jeune femme. Mais la justesse de ses soupçons ne put empêcher l'étourdissement du guerrier.
Il avait devant elle un membre aussi important du pays qu'ils terrassaient depuis de longs mois maintenant, et était tombé amoureux d'un être on ne peut plus ennemi aux gens de son peuple.
— Pourquoi est-ce que tu veux que je leur dise ? L'interrogea-t-il, tout de même en incompréhension devant son comportement.
— Parce que je n'ai plus rien à perdre, lui répondit-elle simplement, sur une vague de tristesse.
Eren ancra ses émeraudes dans ses yeux grisonnants.
— Je ne vais certainement pas faire ça, déclara-t-il fermement.
Elle haussa un sourcil.
— C'est le meilleur usage que tu puisses faire de moi.
— Pourquoi veux-tu que je t'utilise ? Un léger agacement se pointa devant une telle désinvolture à l'égard de sa propre vie.
— Parce que vous cherchez à tout prix à renverser mon peuple.
— Mes intentions n'ont jamais été de t'utiliser comme ceci.
— Tes intentions étaient de me donner en pâture à un comte qui jouerait de moi selon ses désirs, répliqua-t-elle. En quoi cela peut-il différer ?
— Je connais personnellement le comte, c'est pour ça que je me suis permis de mentir sur l'objet de ta venue ici ! Se défendit-il. Et c'est pour ça que tu ne deviendras jamais sa concubine, comme je te l'ai promis.
— N'est-ce pas différent maintenant que tu sais que je suis la fille du roi ?
Il n'eut pas besoin de réfléchir. La donner en nourriture politique ne pouvait traverser son esprit.
— Je t'ai amené égoïstement, et certainement pas pour que les autres puissent profiter de toi d'une quelconque manière, ses joues rosirent à la prononciation de cette révélation.
Historia devina alors, à sa vue, la raison de cette gentillesse.
Bouche-bée, elle se demanda si cet homme n'était pas touché par la folie.
— Vous ne me connaissez pas, un brin de colère vint entourer ses mots. Pourquoi me porter de l'intérêt ?
— Je n'ai pas contrôlé cette émotion, murmura-t-il.
— C'est ridicule, vous ne connaissez même pas mon nom, et le son de ma voix vous était inconnu jusqu'à il y a quelques minutes, s'insurgea-t-elle.
— Je sais, l'embarras colorait toujours son visage. Mais j'aimerais le connaître, et si possible, te connaître. Je n'ai pas l'habitude d'être comme ça...
Il passa une main dans sa longue chevelure brune, détournant par gêne le regard quelques secondes.
Historia le toisait avec une perplexité sans nom. Comment pouvait-on être éraflé par un amour sincère dans de telles conditions ?
Malgré tout, elle sentait pourtant la sincérité de ce qu'il déclarait. Elle avait beau le maudire pour l'avoir entraîné en ces terres, l'anglaise ne pouvait nier qu'elle avait décelé une particularité dans les émotions de ce viking depuis leur premier échange. Elle ne s'en était guère soucié, et n'avait pris cela que pour de la bienveillance jusqu'à ce qu'il déclare faire d'elle une offrande.
La teinte vermeille qui révélait tout le sens de cette démarche attendrit légèrement ses aigreurs. Historia ne pouvait empêcher sa rancoeur de se manifester, mais elle fut apaisée par cette expression de naïveté.
— Je m'appelle Historia, révéla-t-elle doucement. Historia Reiss.
Eren redressa son visage jusqu'à elle. La joie qui vint peindre ses traits à cette seule connaissance toucha la jeune fille malgré elle.
— Historia, il prononça son nom avec un plaisir enfantin, je... je voudrais que tu restes à mes côtés, parmi les miens.
La peine vint envahir le visage de celle-ci. Elle secoua doucement la tête.
— Je ne peux pas rester ici, Eren.
Ce dernier n'avait néanmoins pas crainte d'insister. Il savait qu'elle ne se montrerait pas coopérative au commencement.
— J'ai de bons titres ici, il lui assura. Tu auras une vie confortable, et personne n'osera te toucher, je peux te le promettre !
— Ce n'est pas ce qui-
— Je n'ai jamais véritablement aimé... avoua-t-il brusquement, mais je suis certain que nous pouvons apprendre tous les deux.
— Je n'ai pas besoin d'apprendre, s'imposa-t-elle alors. Ses joues rougirent à son tour, d'embarras et de honte.
Eren devint muet face à ces mots.
— J'aimerais pouvoir te dire le contraire.
Sa gorge se serra.
Elle abattit son visage contre ses mains.
— J'aimerais tellement pouvoir dire le contraire...
Eren ne pouvait comprendre. Comment un amour pouvait-il donner autant de chagrin à quelqu'un ? Ce que lui ressentait s'apparentait tant au merveilleux qu'il ne pouvait se figurer ressentir autre chose que du bien à l'égard de cette émotion.
— Je devrais sûrement mourir pour oser dire ça, de toute évidence, un rire ironique emplit de tristesse traversa ses lèvres.
— Pourquoi?
Cette fois-ci, le jeune homme ne tenta pas de lui saisir l'une de ses mains. Il se contenta simplement d'effleurer l'une de celles qui couvraient sa figure. Cette douceur attira l'attention de l'anglaise, et elle abaissa l'une d'entre elles. Eren put découvrir les larmes qui perlaient sur son visage angélique, pourtant brisé par quelque chose qu'il se haïssait alors de ne pas pouvoir terrasser.
Historia secoua la tête, tentant de chasser ses pleurs qu'elle avait répété à de trop nombreuses reprises ces dernières semaines.
— Parce que j'ai commis un péché que mon Dieu ne me pardonnerait pas.
— Comment aimer pourrait être un péché ?
Le jeune fille renifla. Ses mèches blondes tombaient désormais en désordre devant ses saphirs.
— Il peut l'être lorsqu'un homme aime un autre homme, ou qu'une femme aime une autre femme.
Déboussolé, Eren écarquilla les yeux.
Alors Historia lui conta ses méfaits.
La personne que son coeur avait toujours choisi était celle qui l'accompagnait lorsque son peuple l'avait enlevé à l'église. Cette Ymir. C'était celle qui emplissait ses pensées à chaque seconde, et la seule avec laquelle une véritable connexion, au-delà de tout ce qu'elle avait un jour pu ressentir, s'était créée.
Ymir n'était pas anglaise. Orpheline, elle avait été recueillie par le père d'Historia lorsqu'elle était encore une enfant, engagée à son service dans un élan de pitié. La grande brune n'avait jamais vraiment révélé la terre d'où elle venait, mais la petite blonde se doutait qu'elle se trouvait bel et bien sur le pays où elle était née.
Un jour, des démons ont commencé à piller les églises de leur peuple. Historia entrait alors dans l'adolescence, à peine épargnée des sujets politiques qui emplissaient déjà la cour à temps plein. Son père, le roi Reiss, ordonna alors à sa fille de se faire enseigner le langage de ces barbares. En tant que future héritière, elle se devait d'être possiblement capable de faire face à ces envahisseurs du mieux qu'elle le pouvait.
C'est Ymir qui fut alors chargée de son enseignement. Jusque-là toujours assignée aux cuisines, aux nettoyages, aux longs et ardus services des repas, on la fit enfin émerger de ces tâches quotidiennes pour se consacrer à la princesse.
Ces moments étaient rapidement devenus les meilleurs des jours de la jeune anglaise. Peu à peu, Ymir se sentait à l'aise avec elle, et se permettait d'exprimer son véritable caractère un peu plus à chaque leçon. Brillante, audacieuse et éloquente, Historia ne pouvait ressentir qu'une admiration profonde à son égard, en plus d'une sympathie évidente.
Cette sympathie se transforma rapidement en affection. Une affection éblouissante, qui rendait chaque moment en sa compagnie plus précieux que n'importe quel autre de ses journées mornes et répétitives. Son père l'autorisait à se rendre à l'Eglise avec elle, et elle appréciait prier à ses côtés. Souvent, elle lui demandait de ne jamais lui enlever Ymir, et le remerciait pour l'avoir emmené dans sa vie.
Elle appréciait la franchise et l'humour de son enseignante, qui n'avait qu'un ou deux ans de plus qu'elle, et se surprenait bien trop régulièrement à être perdue dans ses pensées, songeant à elle. Elle rêvait de son rire, de sa gentillesse, de sa tendresse, et de leur complicité.
Par un jour d'hiver, elles se retrouvèrent toutes les deux pour une nouvelle leçon. Mais c'est devant les crépitements du feu qu'elles cédèrent pour la première fois à ce sentiment. Unique, elles se chérirent avec une tendresse à laquelle Historia n'avait jamais eu droit, et qui faisait bondir sa poitrine d'amour à chaque contact qu'elle émettait sur sa peau.
Mais ce n'est qu'aux hurlements de son géniteur qu'elle prit conscience de ce qui était en train de se passer.
Un baiser fut surpris. Des coups furent donnés. Des pleurs furent versés. Deux coeurs furent brisés.
Les leçons s'arrêtèrent. Historia se maudissait un peu plus chaque jour, et les mots de son père tournaient en ritournelle infernale au sein de son crâne. Elle était dégoûtante. Répugnante. Abjecte. Les portes de l'enfer attendraient spécialement sa venue, et lui consacreraient une place d'honneur en la consumant par les flammes les plus brûlantes de ce royaume. Le seul qu'elle méritait désormais.
Une seule et dernière fois, elles avaient réussi à s'enfuir toutes les deux. Elles étaient allées prier, ensemble. Historia implorait le pardon, quelle que pouvait être la punition. Ymir ne fit que la regarder, profondément désolée de ce qu'elle ressentait, mais sans pouvoir en empêcher une seule parcelle.
C'est alors qu'elle étaient main dans la main, sous la parure de la princesse, que les démons nordiques pénétrèrent dans l'Eglise. C'est ce matin-là qu'elles furent séparées.
___
Les journées passèrent.
Historia demeurait dans les appartements d'Eren, sans jamais désirer en sortir. La plupart du temps, lorsque le viking rentrait, il la retrouvait à la fenêtre, muette. Souvent en train de pleurer. Son visage criant une nostalgie intouchable. Le guerrier ne pouvait s'empêcher de soupirer de tristesse devant cette souffrance visible dont la femme qu'il aimait était victime.
Parfois, elle acceptait de converser avec lui. Quand la nuit tombait, ils discutaient d'amour. Malgré le chagrin de ne pas pouvoir gagner son coeur, il ne pouvait empêcher son empathie et ses sentiments de décider à sa place. Et ceux-ci ne voulaient que la paix pour cette anglaise.
— Les Dieux qui jugent l'amour ne devraient pas te dicter si ce que tu fais est bien, ou mal, affirmait-il.
— Je n'ai qu'un Dieu, rétorquait-elle toujours. Et c'est moi, et moi seule qui me suis éloignée du droit chemin. J'en suis responsable.
— On ne contrôle pas ce qu'on ressent.
— On ne contrôle pas le mal qui s'empare de nous.
— On ne peut pas déclarer un amour sincère comme un mal ! Il s'emportait. Tu ne blesses personne, en ressentant une émotion comme celle-ci.
À chaque fois, le débat se terminait sur un silence de la petite blonde. Comme si chaque jour qui passait, elle ne trouvait plus assez de raisons pour défendre ses propres accusations au bout d'un temps. Pourtant, les reproches et le désappointement de son père résonnaient en elle. Bien trop pour que les paroles de Jäger touchent leur cible.
Une forme d'amitié se créa entre ces deux-là. Eren n'était évidemment pas dépourvu de l'ardeur de ses sentiments. Mais il apprenait à la connaître. À apprivoiser sa peine et ses maux. Et si l'espoir d'un retour ne quittait jamais sa poitrine, il était pour le moment simplement heureux de l'aimer, et de l'avoir à ses côtés. Son affection n'en était que grandissante.
Plusieurs semaines passèrent. Il découvrit la manière dont elle souriait. Historia raconta comment elle et Ymir étaient allées voler des pâtisseries dans les cuisines, tard dans la nuit. Elles avaient failli se faire surprendre, et la princesse avait la bouche remplie de tarte quand elles avaient dû se cacher d'un garde qui effectuait sa ronde.
Une fois celui-ci éloigné, les rires avaient bien vite remplacé l'inquiétude. Elles étaient reparties, main dans la main, jusqu'à la chambre de la jeune Reiss, et s'étaient laissées sur une caresse, chacune sur la paume de l'autre.
Mais un jour, la donne changea. Les guerriers devaient repartir en Angleterre.
— Le roi Reiss veut négocier avec nous, lui expliqua Mikasa. Il souhaite nous offrir un certain montant de richesses pour que l'on arrête de saccager leurs églises.
— Livaï est d'accord ?
— Ça m'étonnerait, elle lâcha. C'est plus pour prendre la température, à mon avis. Voir comment ils comptent agir avec nous.
Devant son silence songeur, Mikasa ne mit pas plus d'un instant à comprendre là où les pensées d'Eren s'étaient soudainement mises à voguer.
— Tu devrais la ramener auprès de sa famille, Eren.
Il déglutit. Le garçon ne pouvait pas imaginer vivre des journées sans l'avoir à ses côtés, mais il ne pouvait pas non plus ignorer sa culpabilité de l'éloigner de l'élue de son coeur.
Son ami ne l'avait pas tenu au courant sur les détails de leur relation, mais la grande brune se doutait bien qu'elle n'était en rien ce que Eren aurait réellement souhaité. Il lui avait en revanche confirmé leurs soupçons au sujet de sa royauté. Elle était la seule au courant.
— Prétends qu'elle servira de traductrice, Mikasa continua. Et rends-lui sa liberté.
Eren savait qu'elle avait raison, et que ces paroles étaient sages. Ses dents grincèrent.
— Ce qu'elle a là-bas n'a rien d'une liberté, lui lança-t-il hargneusement.
Interloquée, elle lui lança un regard interrogateur, auquel le garçon répondit :
— Un endroit où l'on te punit pour ce que tu aimes, ça ne devrait pas être un chez-soi.
— Je ne sais pas de quoi tu parles, mais ce n'est pas à toi de décider de ça...
— Je sais qu'elle souffre.
— ...Mais si elle a bien une personne qu'elle aime là-bas, je pense que tu dois maintenant comprendre à quel point ça doit être douloureux d'en être séparé.
Ces mots percutèrent en plein fouet l'estomac de Jäger.
Il jeta une oeillade à son amie, qui était visiblement bien plus touchée par la situation qu'elle ne l'aurait été en temps normal.
— Il te manque ?
Sans même qu'il ne prononce de nom, cette question vint faire briller les pupilles et les souvenirs de son interlocutrice.
— Oui, elle avoua simplement. Mais Jean doit être bien accueilli là où il est.
Eren hocha la tête. Devant la peine de Mikasa, qui délaissait sa froideur de toujours pour entrevoir celui qu'elle avait aimé, il ne put que faillir devant son propre égoïsme.
Vaincu, il déclara enfin :
— Elle rentrera en Angleterre avec nous, et retournera avec les siens.
___
Le nouveau voyage vers la terre saxonne se déroula sans encombre. La mer fut calme, le temps paisible. La seule agitation durant la route se trouvait dans les esprits.
Impatience. Curiosité. Joie. Peur. Amour. Reconnaissance. Abandon.
Historia et Eren demeurèrent côte à côte. Ils échangèrent plusieurs regards, lourds. Le viking lui posa de prosaïques questions sur des détails qui paraissaient futiles. Il lui demanda quel était sa nourriture préférée. Quelle couleur elle aimait le plus porter, et durant quelle saison elle se sentait le mieux.
Que des choses qu'il aurait voulu connaître en partageant une vie avec elle, en les apprenant auprès de la fenêtre où elle se recueillait toujours. Historia comprenait cette volonté sans même qu'il ne la lui dise. En constatant cela, elle lui adressait ses excuses par ses yeux.
Elle aurait sincèrement aimé le gratifier d'une réciprocité. Elle aurait réussi à le convaincre de se convertir, et peut-être auraient-ils pu vivre une idylle loin des complications royales. Mais même lorsqu'elle franchit les portes du château de son père, elle ne pouvait s'empêcher de chercher celle que son coeur avait toujours choisi, en dépit du guerrier.
Les vikings furent accueillis par des expressions à la fois apeurées et dégoûtées. Ils tranchaient avec le luxe et la propreté des lieux, là où les tapisseries et l'or trônaient à chaque recoin des pièces qu'ils pouvaient parcourir. Mikasa et Eren avaient du mal à contenir leurs hommes, qui avaient la fugace envie de réduire en poussière tous ces anglais qui les dévisageaient.
C'est dans une salle de repas qu'ils avaient rendez-vous avec le roi. Ils devaient converser avec eux, marchander, s'arranger. Une fois installés dans la grande salle où ils allaient déguster les mets proposés et étalés sur l'immense tablée, ils n'attendirent pas la venue de leur hôte pour commencer à s'empiffrer.
Eren et Historia étaient installés l'un en face de l'autre. Elle faisait dos au siège où son père allait venir sous peu. Mais elle savait qu'il était au courant de sa présence, s'étant fait remarquer par les gardes à l'entrée du palais.
Lorsqu'il parvint jusqu'à la salle, de désagréables frissons parcoururent son échine. Eren analysait chacun de ses gestes et expressions, incapable d'avaler quoi que ce soit. Comme à son habitude, il faisait tournoyer son couteau entre ses mains, réprimant ses émotions.
Le roi était laid. Grassouillet, disgracieux, une transpiration déjà perceptible sur sa peau. Ses habits étaient le seul élément qui rendait compte de son titre.
Instinctivement, il repéra la silhouette de sa fille, quand bien même il ne la vit pas directement.
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
La voix sévère de son père la fit trembler. Les vikings, ne comprenant pas à qui il s'adressait, orientèrent leur regard sur Eren, dans la même direction qu'elle.
Mais Historia ne leur laissa pas entretenir la moindre confusion. Elle prit une grande inspiration, et se leva de table pour faire volte face vers lui.
Les yeux de mépris que lui adressa son géniteur lui donnèrent envie de s'écrouler sur place. Il n'avait jamais été homme d'affection, mais l'avait aimé à sa manière. Elle ne voyait plus aucune trace de cela.
— Je suis rentrée.
La princesse ne savait pas quoi rétorquer d'autre pour expliquer sa présence, mortifiée.
Les guerriers s'agitaient autour d'elle. Les gardes du palais serraient un peu plus fortement leurs armes. La tension montait.
— Tu n'aurais pas dû te donner cette peine, lâcha-t-il. Tu vas très bien avec ces démons.
Sa gorge la brûlait. Le futur mot prononcé déclencherait ses larmes, elle le savait.
Les paroles de son père lui injuriaient le ventre avec virulence.
— Où est Ymir ?
Faible, sa demande était à peine perceptible. Mais son père la comprit, et leva les yeux au ciel, désabusé.
Eren capta également le prénom de la jeune femme, quand bien même il ne pouvait que traduire grâce aux émotions qui se dégageaient de cette conversation.
— Tu ne la reverras plus, il annonça durement. C'est mieux pour tout le monde.
La panique vint s'emparer violemment de la poitrine d'Historia.
— Où est-elle, père ? Elle réitéra sa demande avec plus d'empressement.
Ils se confrontèrent visuellement durant quelques instants. C'était une bataille d'esprits, de mental. Mais la petite blonde avait l'impression de suffoquer.
— Je l'ai fait pendre. Son corps doit être en train de pourrir, à l'heure qu'il est.
Ses mots résonnèrent dans ce qui sembla être l'intégralité de la pièce. Il avait déclaré cela comme si c'était un fait anodin, une personne parmi tant d'autres. Sans qu'aucune émotion de compassion ne vienne soulager cette nouvelle. Le roi Reiss voulait que sa fille l'entende. Qu'elle soit transpercée par celle-ci.
Historia n'entendit plus que ces mots. Une irascible douleur vint écarteler sa peau. Sa vision devint floue. La colère, la tristesse, la perte s'entremêlaient dans un torrent de poignards destructeurs qui dépeçaient chaque partie de son corps.
Le silence régna aussi bien dans la grande salle que dans ses pensées. Il n'y avait plus que la souffrance. Plus que ses maux. Plus rien qui ne la reliait à un bonheur passé. Plus aucune raison de continuer à respirer. Plus aucune raison de se battre, et de rentrer où que ce soit.
Sans réfléchir, elle se tourna brusquement vers Eren. Le visage d'Historia lui fit comprendre que l'être aimé qu'elle avait souhaité retrouver n'était plus. C'en était fini d'Ymir.
C'en était fini de son amour.
— Je suis désolée, Eren.
Ce furent ses derniers mots.
Elle arracha des mains le couteau fétiche du viking, et se trancha la gorge sans l'ombre d'une hésitation, répandant le rouge de son malheur sur le visage de son jadis bienfaiteur.
Le sang glissa sur son visage. La couleur meurtrière raya ses joues, et ses lèvres entrouvertes goûtèrent à l'amertume d'un métal froid. Incapable de bouger, Eren déglutit avec douleur, ne prenant pas conscience de ce qui venait de se passer. La seule chose qui parvint à ses oreilles fut un hurlement lointain. Quelqu'un criait son prénom. Probablement Mikasa. Il crut également entendre le bruit d'une lame qui venait d'être émergée de son fourreau, celle qui annonçait la brûlante colère que son clan connaissait bien.
Ce fut tout.
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