𝐕𝐈 | 𝐃𝐨𝐧'𝐭 𝐓𝐫𝐞𝐚𝐝 𝐨𝐧 𝐌𝐞 (𝟏)
❝ 𝘛𝘰 𝘴𝘦𝘤𝘶𝘳𝘦 𝘱𝘦𝘢𝘤𝘦 𝘪𝘴 𝘵𝘰 𝘱𝘳𝘦𝘱𝘢𝘳𝘦 𝘧𝘰𝘳 𝘸𝘢𝘳 ❞
─ 𝐌𝐞𝐭𝐚𝐥𝐥𝐢𝐜𝐚, 𝐷𝑜𝑛'𝑡 𝑇𝑟𝑒𝑎𝑑 𝑜𝑛 𝑀𝑒
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Au premier frisson de l'aube, Taehyung émergea de son sommeil.
Sa première pensée fut qu'il était heureux de ne pas être accueilli par la morsure sourde de la faim. Son ventre avait été satisfait, la veille. Ce matin, il n'était pas confronté à cette épreuve. Ses mains ne tremblaient pas, témoins silencieux de son énergie retrouvée.
Grâce à Yoongi, il accueillait l'aube naissante avec un tourment en moins ; les prochains jours, il était affranchi de cette habitude atroce et tenace.
Ses yeux fatigués se posèrent sur le bracelet dont une légère lueur bleutée brillait, signe qu'elle fonctionnait en temps réel. Il grinça des dents. La sensation d'être prisonnier de cette contrainte le pesa lourdement, comme des chaînes invisibles entravant sa liberté. C'était désagréable. Il avait passé sa soirée à gratter la peau fine de son poignet, l'abîmant légèrement.
Il soupira, tandis qu'il frottait doucement ses paupières, fatigué. Ses yeux, encore hantés par les vestiges d'un cauchemar évanoui, se posèrent sur l'horloge majestueuse du mur en face. Six heures et quart. Le monde s'éveillait doucement, tandis que pour lui, c'était l'heure rituelle où il quittait les bras de Morphée pour rejoindre l'université.
Pourtant, un certain blond réservait à sa journée une étrange pirouette. Il était sur le point d'entamer son voyage initiatique dans l'antre d'un assassin.
Un désagréable frisson traversa sa chair. Un soupçon d'angoisse l'envahit. Avec une détermination farouche, il ravala la boule dans sa gorge, contraignant cette douleur brûlante à s'effacer dans les recoins de son estomac noué.
Émotif, il se surprit à penser à ses amis. À leur absence cruelle dans ce nouveau monde hostile qui le retenait prisonnier. Il regrettait amèrement de ne plus pouvoir poursuivre ses études dans l'immédiat.
Ma seule porte de sortie...
Lui qui avait rapidement voulu achever son cursus académique, rêvant de mettre fin à son dangereux labeur clandestin, le voilà emprisonné pour les dix mois à venir dans l'illégalité où le danger était son ombre fidèle, et la liberté, un souffle lointain.
Mais il ne souhaitait plus se noyer dans l'abîme de sa situation chaotique, ni s'enliser dans le marasme de son désarroi. Il affronterait vaillamment tout ce qui se présentera à lui, aux côtés du Jeon.
Il avait un but.
Chaque effort était une étape dans son accomplissement.
Las, il se leva avec une lenteur résolue et posa ses yeux épuisés sur l'aube. La pluie tombait doucement, butant contre sa fenêtre. Bercé par son chant pendant un temps qui se jouait des horloges, il s'abandonna à cette mélodie céleste qui lénifiait son chaos intérieur.
Le ciel prêtait vie à ses tourments. Il se sentait comme une âme brisée, un cœur en miettes, sous le ciel pleurant en harmonie avec sa morosité.
Peu à peu, au fil des gouttes, de ces notes dispersées, il se refonda, sa quiétude renaissant lentement.
Il prit sa douche et se prépara, le cœur tiraillé entre l'apathie et la détermination, entre la crainte et l'impatience, entre l'aigreur et la curiosité.
Il était comme un danseur hésitant sur le seuil de la scène.
Ses pensées étaient assourdissantes, méditant sur le Jeon et sa nature insaisissable. Cet assassin à la fois sauvage et doué d'une étrange bienveillance.
Une véritable casse-tête difficile à résoudre.
Sous la lueur tamisée d'un crépuscule pluvieux, il referma la lourde porte du manoir, son parapluie blanc en main, prêt à être déployé comme un bouclier contre les éléments déchaînés.
Postées sous le préau de sa propriété, les deux sentinelles s'avancèrent à sa rencontre, leurs visages affables. Ils le saluèrent chaleureusement, tout en procédant à une fouille minutieuse, leurs mains investigatrices ajoutant à son irritation.
Taehyung serra les dents, maudissant en silence Jungkook, responsable de ces touchers répétés.
Il frissonna, muet, le dégoût serpentant en lui tel un souffle glacé.
« À quelle heure tu rentres, petit ? », demanda le quadragénaire au crâne rasé d'une voix grave, son coréen teinté d'un accent yougoslave.
Taehyung plongea ses perles noires dans les céruléennes de l'homme de très haute stature, dissimulant le bas de son visage derrière un masque noir.
« J'en sais rien, moi. Demandez à votre boss, grommela-t-il, de mauvaise humeur.
— Ronchon comme Min, ricana-t-il, s'accroupissant pour palper ses mollets et ses chevilles. C'est de famille, la mauvaise humeur ? »
Taehyung clôt les paupières réprimant violemment un frisson de répulsion dû au toucher.
« Vous me l'avez dit au moins une dizaine de fois, depuis hier, soupira-t-il.
— Mauvaise nuit ? », intervint la jeune femme tout de noir vêtue, palpant avec dextérité l'intérieur de sa veste.
Taehyung sentit ses mains longer le long de ses côtes, de ses aisselles à sa taille. Frissonnant d'horreur, il se crispa, son souffle se coupant, et clôt fermement les paupières. Il se plongea dans l'obscurité de ses pensées, tentant d'occulter les mains.
Tentant de contrôler une crise d'angoisse imminente.
Putain, putain, putain. Qu'on en finisse.
Jamais il ne perçut les regards inquiets échangés entre les deux adultes, se demandant pourquoi le corps de leur protégé se convulsait ainsi, trahissant des réactions involontaires de répulsion.
« On fait vite, mon garçon », promit l'homme d'une voix si aimable que Taehyung ouvrit aussitôt des yeux ronds, surpris.
D'un clin d'œil complice, l'homme lui transmit un sourire rassurant, ses yeux révélant une chaleur cachée sous le masque couvrant le bas de son visage.
Étonné, Taehyung battit des cils, puis tourna son regard vers la femme qui lui fit un petit signe de tête encourageant.
Cela suffit pour qu'il trouve la force de supporter leurs mains sur son corps, les dents serrées, évitant ainsi de sombrer dans une crise.
« ...Vous êtes bizarres. Vous êtes pas censés être des mercenaires ? », marmonna-t-il.
Il se renfrogna, les joues rouges, lorsque leur rire tonitruant s'éleva sous le préau, mêlé à ses grommèlements irrités et embarrassés.
Au fond de lui, Taehyung éprouvait une sympathie inattendue pour ses gardiens. La manie obsessionnelle de Jeon avait pourtant placé sur son chemin ces deux surveillante, mais il les trouvait bien plus bienveillants que l'image austère de mercenaires qu'il s'était imaginée.
Une gratitude subtile fleurissait en lui pour cette douceur dissimulée derrière leurs rôles imposés.
« On est curieux, tu fais quoi avec Dol ? Vous êtes proches ? demanda la jeune femme qui finissait de fouiller ses poches. Tu veux pas savoir, toi ? dit-elle en tapant la poitrine de son collègue du dos de sa main gantée de noir, taquine.
— Je m'en fous, tant qu'il nous paie... », commenta, l'homme en se relevant, avant de s'étirer tout en baillant bruyamment, dévoilant les nombreuses armes accrochées autour de sa taille.
Taehyung se recula de deux pas tandis qu'il inspirait une grande goulée d'air salvatrice, heureux d'avoir enfin son espace vital dénué de toute présence.
« Alors ? insista-t-elle, curieuse.
— Pourquoi vous voulez savoir ? dit-il en roulant des yeux, las.
— Parce qu'il est intriguant, roucoula-t-elle. Il est connu depuis son enfance dans notre monde et sa réputation n'a fait que grandir. Il est l'un des meilleurs ! C'est un honneur de travailler pour lui, tu sais ?
— Ah. Grand bien vous fasse », rétorqua Taehyung d'un ton monotone, ouvrant son parapluie.
Il les contourna sans un regard, et, en de grandes enjambées irritées, il quitta le préau, fondant sous la pluie battante. Sa silhouette se découpait dans l'averse, emmitouflée dans un manteau blanc et une écharpe couleur crème, une main enfouie dans sa poche. Il se dirigeait avec détermination vers le portail, laissant derrière lui ses gardiens qui échangeaient un regard amusé.
« Dis, tu as moyen de savoir s'il a quelqu'un dans sa vie ? », demanda-t-elle en s'étant glissée derrière lui en se calant à ses pas rapides, également abritée sous un parapluie, aussi silencieuse qu'une ombre.
Taehyung s'arrêta brusquement.
« Bon, madame. Vous êtes sympa avec moi parce que vous savez que je suis le pupille de Yoongi, et c'est cool, dit-il d'un ton agacé. Mais les affaires personnelles de ce Dol, je m'en fous. Je vais pas chez lui par bonté de cœur et je le déteste. Donc si vous voulez le mettre dans votre lit, c'est pas par moi qui faut passer. Sur ce, bonne journée. »
Il pivota brusquement, s'éloigna d'un pas rageur, chaque foulée résonnant de sa colère contenue.
« Vous pouvez vous abriter au manoir le temps que la pluie s'arrête, ajouta-t-il sans se retourner. Et si vous volez un truc, je vous tue.
— Et on rentre comment , puisque c'est digitalisé ? demanda-t-elle d'un ton amusé, plus pour le taquiner que pour attendre une réponse véritable.
— Grimpez aux fenêtres, j'en sais rien ! », répondit-il sèchement.
Le ventre noué par le stress, il s'en alla, défiant sa destinée, le cœur battant sous l'emprise d'un agacement certain, après avoir entendu un « merci, mais on doit te suivre, aujourd'hui ! » amusé.
☾
"𝙼. 𝙹𝙴𝙾𝙽 – 𝙰𝙿𝚃. 𝟺𝟷"
Depuis moins d'une minute, Taehyung hésitait à faire preuve de sa présence, fixant le nom sur le tableau des résidents du complexe.
Il était planté là, immobile, une main dans la poche de son manteau, l'autre tenant son parapluie plié et dégoulinant, le cœur si discordant qu'il ne pouvait plus le gérer.
Fort de son courage, il compta mentalement jusqu'à trente. Il inspira profondément, parvenant un tant soit peu à apaiser le tambour tribal qu'était son cœur.
Il sonna.
Dès l'instant où il entendit le son caractéristique de l'ouverture, Taehyung sursauta, hébété de recevoir une réponse dans la seconde. Il haussa un sourcil amusé tout en passant les portiques semi-automatiques, s'imaginant que le Jeon se tenait déjà de l'autre côté prêt à accueillir son appel.
Non, attends. Y'a sûrement des caméras.
Il leva les yeux, scrutant les coins du plafond abrité de l'extérieur du bâtiment.
Il détourna le regard de celui perçant de la caméra de surveillance. Il déglutit, son cœur s'emballant davantage, les joues chauffées par l'embarras.
Il a dû me voir planté devant la porte pendant mille ans, la honte.
Il soupira, puis reprit sa marche, le pas rigide. Il évolua jusqu'à l'ascenseur sans lever les yeux du tapis bleu roi qu'il foulait.
Il n'eut guère le temps de poser son dernier pas que les paliers métalliques s'ouvrirent aussitôt. Son regard s'éleva et il se retrouva face à Jungkook. Il l'examina, vêtu d'un sweat-shirt blanc, ses mains dissimulées dans les poches d'un pantalon de survêtement tout aussi immaculé, chaussé de simples chaussons de maison bordeaux.
Même vêtu avec simplicité, il irradiait d'une confiance inébranlable. Sa posture possédait cette arrogance subtile de ceux qui savent que, quoi qu'ils portent, tous les regards finiront par se poser sur eux.
Pour Taehyung, le Jeon incarnait cette assurance qu'il aspirait à posséder.
Leurs yeux se rencontrèrent en guise de salutation silencieuse, et Taehyung ne résista guère à l'attraction de cet anneau argenté nasal qui tentait tant son regard.
Jungkook comprit que son cadet se trouvait dans une position vulnérable, silencieux et le regard légèrement fuyant. Il décida de jouer la carte de l'humour, nourrissant l'espoir secret de réveiller l'ardeur du jeune Kim.
Sans en saisir la raison, il préférait lorsqu'il était plein de confiance, d'une fougue indomptable et d'un sarcasme mordant.
Ça le rassurait, d'une certaine manière.
« Tu montes ou tu médites sur une fusion avec le sol ? », dit Jungkook, ses yeux s'animant d'une lueur d'amusement discrète.
Taehyung leva les yeux au plafond tout en s'engageant lentement dans la cage métallique. Néanmoins, son aîné eut étrangement le don de calmer son agitation. Voir le Jeon aussi pacifique et décontracté l'aidait à son apaisement.
Comme si le simple fait de recevoir un semblant de sourire de sa part, même microscopique, chassait une petite partie de son mal-être.
Et cette constatation ne lui plut guère.
Aussitôt, Jungkook appuya sur son étage et tapa rapidement un code, ayant pris le soin de le cacher à la vue du plus jeune qui ne s'était pas gêné pour tenter de le déchiffrer. Mais Taehyung, espiègle, s'approcha davantage, ses yeux cherchant à discerner l'ordre des chiffres.
« Kim, l'avertit-il d'une voix légère.
— Six chiffres », constata-t-il, joueur.
Il retrouvait peu à peu sa bravoure, maintenant qu'il avait l'objet de ses tourments sous les yeux.
Jungkook s'adossa contre un miroir.
« Si je considère que tu es digne de confiance, je te le confierai.
— Sérieux ? » questionna-t-il, surpris et confus.
Jungkook se contenta de le fixer. Taehyung fronça les sourcils en le voyant appuyer sur un bouton, bloquant la montée de l'ascenseur qui, rapide et fluide, était déjà presque arrivé, immobilisé entre le quinzième et le seizième étage.
« Vous jouez à quoi, là ? s'enquit-il d'une voix forte, suspicieux.
— Moins fort, on peut nous entendre. Et je dois te parler avant », dit-il en le fixant, les mains enfouies dans les poches de son survêtement.
Taehyung sentit sa poitrine se comprimer à nouveau, ne sachant guère à quoi s'attendre.
« Je ne suis pas seul. La femme que tu as croisée hier est chez moi, et je te vais te sommer de jouer le jeu, déclara-t-il d'un regard exigeant. En sa présence, tu es l'ami d'un ami, venu ici pour parfaire ta conduite avant de passer ton permis. Si elle te questionne, sois évasif.
— Et moi je vais vous sommer d'arrêter de rêver, cracha-t-il, renfrogné.
— Moins fort, répéta-t-il, le ton péremptoire.
— Bah quoi, c'est vrai ! Je suis pas là pour jouer votre parfait ami !
— Kim, dit-il, le regard fermement rivé vers celui de son cadet.
— Je sais pas mentir », abdiqua-t-il, après avoir roulé des yeux.
Jungkook le fixa un court instant, sa moue renfrognée éveillant en lui l'ombre d'un sourire qu'il s'efforça de contenir.
« Deuxième chose. Qui est "Gigi l'aigri" dans tes contacts ? s'enquit-il, l'expression à la fois sérieuse et légèrement moqueuse.
— Non, mais je rêve. Vous êtes permis de fouiller mon tél ? », protesta aussitôt Taehyung fronçant les sourcils.
— J'ai trié les messages et les appels provenant de divers personnes, mais c'est ce contact en particulier qui a attiré mon attention. Il te contacte fréquemment et t'a adressé plusieurs messages. Que je n'ai pas lus, ou il aura une confirmation de lecture.
— Et merde, putain... », pesta-t-il en passant une main nerveuse entre ses légères ondulations.
Taehyung était empêtré d'une situation complexe. Les événements récents l'avaient submergé et il avait complètement omis Yoongi. Comment pourrait-il bien lui dévoiler la réalité ? Comment expliquer qu'il était captif d'un tueur professionnel, tout en lui assurant qu'il était traité avec égard malgré ses chaînes ?
Aucune excuse valable et sensée ne lui vint. Il était complètement démuni.
« Je t'ai posé une question. »
Jungkook connaissait d'ores et déjà la réponse même s'il voulait s'en assurer.
« J'ai entendu, grogna-t-il. Si vous étiez un peu plus fûté, vous sauriez que c'est Yoongi », cracha-t-il d'un ton sec, troublé.
Jungkook plissa légèrement les yeux, son regard se durcissant comme l'acier. Ses lèvres se serrèrent, et il inclina la tête sur le côté, prêt à rétorquer. Mais le silence resta maître ; la lueur de trouble et de détresse dans les yeux de Taehyung le réduisit au mutisme. Ses poings se contractèrent brièvement dans ses poches avant de se relâcher, révélant l'effort qu'il déployait pour contenir ses mots.
« On risque de s'attirer des ennuis si jamais il venait à découvrir qu'on se côtoie. Dès qu'elle s'en ira, précisa-t-il en montrant le dix-septième étage d'un signe de la tête, on répondra à Yoongi. On lui fournira une justification appropriée.
— J'aime pas ça, Jeon. Yoongi est la dernière personne à qui je veux mentir, dit-il avec réticence.
— Pas le choix.
— Pourquoi vous avez pas pris des mesures à l'avance ? le blâma-t-il.
— Légère erreur de calcul. »
Taehyung serra la mâchoire, une lueur rancunière dans le regard.
« Et qui d'autre m'a contacté ?
— Tes amis, je suppose. En particulier le jeune Park. Bien, on a assez tardé, prononça-t-il d'une traite, souhaitant éviter de fixer davantage ses yeux résignés et attristés.
— Non, att... »
L'ascenseur reprit son ascension dès l'instant où Jungkook désactiva le verrouillage, coupant Taehyung qui se tut immédiatement avant de grogner de frustration.
Les portes métalliques s'ouvrirent aussitôt sur le penthouse.
Taehyung déglutit nerveusement lorsqu'il reconnût le parfum féminin qui envoûtait l'air, entremêlé à celui plus masculin, enivrant et plus agressif du plus âgé. Un mélange exquis. Ses yeux se posèrent sur des cheveux bruns relevés en un chignon savamment décoiffé, visible depuis l'intérieur de la cabine.
Un fugace échange de regards avec Jungkook raviva en lui le souvenir de leur arrangement. Taehyung se renfrogna, mimant un « oui, c'est bon » silencieux et irrité, avant de lui emboîter le pas, ignorant l'avertissement dans les yeux de son aîné.
« Ah, vous voilà ! sourit-elle en se retournant sans se relever du canapé dans lequel elle était assise, après avoir posé son téléphone à ses côtés.
— On a un peu discuté, lui répondit simplement Jungkook en restant dans l'entrée. Donne-moi ton parapluie, et va la saluer », dit-il avec un signe de tête en se tournant vers son cadet.
Irrité par son ordre et se sachant limité dans son interaction réelle avec lui, Taehyung se contenta de river sur lui un regard noir, sa langue claquant de dépit face à l'arrogance de ce dernier. La rage le tenaillait, réprimant l'envie de lui jeter son parapluie au visage. Résigné, il se déchaussa et ôta son manteau, obtempérant malgré lui.
S'approchant du séjour, il devint plus intimidé par la présence féminine. Arrivé près d'elle, il déposa son manteau sur le dossier d'un canapé, prenant grand soin de cacher son bracelet sous la manche de son pull anthracite en laine et s'inclina respectueusement face à elle.
« Bonjour, je suis Taehyung. »
Lorsqu'il se redressa, elle fut debout et s'approcha de lui, apprêtée pour s'en aller. Elle traversa un pan du séjour, drapée dans l'élégance intemporelle de Gucci, le cliquetis de ses talons étouffé par le tapis, tandis que ses gants en dentelle blanche étreignaient ses mains avec une grâce aristocratique.
Il ne put s'empêcher de trouver cette femme splendide, son cœur s'accélérant en même temps que cette constatation, donnant quelques douces et légères rougeurs à ses joues face à autant de grâce et de bonté.
J'ai comme un air de déjà-vu.
Impressionné, il baissa les yeux, comme si les profondeurs de son regard étaient des secrets trop précieux à dévoiler. Il s'éclaircit timidement la voix, préférant étouffer les mots qui brûlaient sur le bout de sa langue.
En cet instant, fixer cette douce présence aurait été plonger dans un précipice dans lequel il brûlait pourtant de se perdre ; elle lui rappelait douloureusement l'élégance et la noblesse de sa propre mère.
« Jungkook m'a parlé de toi, dit-elle joyeusement après s'être gracieusement inclinée à son tour. Je suis Sohee, enchantée !
— Enchanté, Sohee », souffla-t-il.
Il releva les yeux pour les baisser aussitôt, constatant avec amusement qu'elle ne le dépassait guère, même juchée sur ses cuissardes à talons hauts.
Il songea avec ironie qu'elle marchait sur le tapis de Jeon avec ses chaussures, celui-là même qui l'avait prévenu à deux reprises de ne pas le souiller, la veille.
Le traitement de faveur, je hurle.
« Alors comme ça, tu comptes sur cet énergumène grognon pour t'aider dans la conduite ? demanda-t-elle, la voix malicieuse. Les moniteurs ne sont pas compétents ? »
Taehyung releva promptement la tête, surpris qu'elle s'adresse à lui de manière aussi amicale, avant de lâcher un doux rire.
Adossé au mur près des portes métalliques, les bras croisés, Jungkook arborait un discret sourire en coin, ses lèvres réagissant en écho aux paroles de sa compagne.
Ses yeux étaient rivés sur Taehyung, capturant le spectacle étonnant qui se déroulait dans son salon. Lui qui avait toujours connu le jeune Kim confiant et arrogant, se retrouvait aujourd'hui face à une version timide et polie.
C'était presque comme si devant elle, il perdait ses mots.
« Oh, vous parlez de l'ours mal léché, là-bas ? dit-il en le pointant du doigt. Non, c'est juste que je trouvais que ma vie manquait de frissons. Les moniteurs sont compétents, mais il paraît que rien ne vaut l'apprentissage sous la menace », railla-t-il, sarcastique.
Interloqué de manière réservée, Jungkook battit des paupières, ayant très bien saisi le subtil clin d'œil à leur réelle situation.
Toujours se méfier de l'eau qui dort.
« La menace ? répéta-t-elle, confuse, jetant un coup d'œil incertain à Jungkook.
— Oh, juste une petite pression... psychologique. Vous le connaissez mieux que moi. Il m'interdirait de conduire sa Bugatti à vie. Pas envie de me voir privé de ce bijou. »
Alors que Sohee éclatait d'un rire cristallin, les regards de Taehyung et Jungkook s'aimantèrent, l'un narquois défiant les ténèbres grondantes de l'autre, miroitantes d'avertissement.
Tais-toi.
Taehyung battit innocemment des cils et l'ignora, recentrant son attention sur la jeune femme allègre. Elle replaça une mèche rebelle derrière son oreille, dévoilant quatre minuscules joyaux scintillants ornant son lobe. Les yeux de Taehyung se perdirent dans la pureté éclatante de son visage, admirant son naturel qui ne nécessitait aucun artifice superflu. Son maquillage demeurait sobre et frais, seules ses lèvres arboraient un pourpre vif, contrastant magnifiquement avec la blancheur de sa peau.
Son cœur se serra, mélancolique.
Très coquette. Comme Hye-Jin.
« Je vois, tu veux des sensations fortes, dit-elle d'une voix encore vibrante des trémolos de son rire. J'espère que tu as une bonne assurance vie. »
Taehyung pouffa, agréablement surpris par sa réplique.
« Vous inquiétez pas, je leur ai dit de doubler ma prime rien que pour lui. »
De nouveau, elle s'abandonna au rire, tandis que Jungkook, malgré la tempête de colère qui bouillonnait en lui, mordit l'intérieur de sa joue pour contenir un sourire naissant.
L'ingrat.
« Bon courage, parfois il est vraiment insupportable, dit-elle en soupirant, jouant la comédie à la perfection, ce qui fit pouffer le plus jeune, une fois de plus.
— Oh, je sais, ajouta Taehyung, de plus en plus détendu en sa présence. Lunatique, aussi.
— Oui ! s'exclama-t-elle. Je ne peux pas le suivre parfois. Une fois, il a...
— So », la coupa Jungkook d'une voix presque menaçante.
Il en avait assez.
« Voilà l'exemple parfait, dit-elle en pointant Jungkook du doigt. Un jour, il dit avec ferveur qu'il déteste les avocats, et le lendemain, il en mange comme si c'était sa nourriture favorite ? », lâcha-t-elle, l'expression confuse.
Taehyung jeta un regard moqueur à son aîné qui se contenta de le fixer, un mélange de lassitude et d'agacement.
« Bah alors, Jungkook ? Tu sais pas ce que tu veux ? Mais bravo quand même, tu as enfin compris qu'il n'y a que les idiots qui ne changent pas d'avis. »
Le regard de Jungkook se fit plus acéré, et Taehyung jubilait. Encore un sous-entendu lié à leur situation.
« Il y a aussi cette fois où il a décidé que...
— Et si tu partais, maintenant ? », l'interrompit Jungkook avec une irritation évidente.
Sohee et Taehyung tournèrent aussitôt la tête vers lui, leurs regards autrefois malicieux se parant d'une innocence feinte, comme s'ils avaient oublié être en présence du maître des lieux qu'ils médisaient gentiment.
« Tu vois ce que je veux dire ? dit-elle en jetant un regard complice à Taehyung.
— Absolument. On dirait qu'on va bien s'entendre. »
Et leurs mains se joignirent en une brève étreinte complice.
Le regard de Jungkook chatoya d'agacement, tandis que Sohee ne put s'empêcher de glousser. Celui de Taehyung se mêla au sien, créant une harmonie qui suspendit le temps, comme si rien d'autre ne comptait à cet instant précis.
« Aaah, je t'apprécie déjà, lâcha-t-elle après s'être calmée, essuyant le coin de ses yeux maquillés de ses doigts gantés. Tu aurais dû nous présenter plus tôt, Kookie ! »
À l'entente du dernier mot, Jungkook manqua de s'étouffer. Taehyung inclina doucement la tête, un sourire timideeffleurant ses lèvres, enchanté par cet aveu sincère, tout en s'efforçant de ne pas éclater de rire face au surnom affublé.
Putain, comment ça lui va tellement pas.
« Kookie ? On dirait le nom d'un chiot perdu, c'est mignon », fit remarquer Taehyung, caustique, feignant un ton amical.
Sous l'impact de la stupéfaction, Sohee écarquilla les yeux, jetant un coup d'œil à Jungkook dont les narines étaient dilatées et la mâchoire crispée. Son visage froissé et légèrement rougi par l'irritation achevèrent de la désarmer. Elle éclata d'un rire irrépressible, son éclat de voix vibrant dans le séjour. Sa tête se renversa en arrière tandis qu'une main se posait sur son ventre, tentant de contenir les vagues de gaieté qui l'agitaient.
Pendant ce temps, Taehyung se frottait distraitement le menton, un ricanement moqueur s'échappant de ses lèvres. Ses yeux pétillaient de malice, et une expression de fierté illuminait son visage, ravi d'avoir suscité ces réactions diamétralement opposées chez le couple.
« Je vais mourir », haleta la jeune femme, reprenant son souffle, son corps encore secoué par les échos de son rire.
Pour toute réponse, Taehyung tapota son épaule d'une main amicale, un sourire fier étirant ses lèvres. Sohee leva vers lui des yeux étincelants de joie, et leurs mots se mêlèrent alors dans un doux murmure complice, tissant dans les rets du temps, un lien naissant.
Jungkook les fixait, son agacement grandissant face aux provocations incessantes de son cadet. Il aurait dû s'y attendre ; avec son esprit rebelle, Taehyung ne pouvait s'empêcher de défier les limites.
Dans un geste tendre, la jeune femme ébouriffa les cheveux de Taehyung, illuminant son visage d'un sourire éclatant tout en lui soufflant un doux « à la prochaine ». Alors que Taehyung s'apprêtait à répondre, une pensée fugace surgit, l'image de sa défunte mère dansa brièvement devant ses yeux avant de s'évaporer, telle une plume emportée par le vent de l'oubli.
Une boule d'émotion enchevêtrée dans sa gorge, il acquiesça légèrement, comme si ce simple geste pouvait conjurer le vide qui s'était installé depuis la mort de sa mère.
Il n'avait jamais imaginé à quel point il aurait pu ressentir un tel besoin : une simple caresse dans ses cheveux, lui rappelant les bras tendres et réconfortants de sa mère, et son parfum qui l'avait bercé tout au long de son enfance.
Elle lui manquait désespérément, atrocement. L'absence de sa mère le consumait, un tourment déchirant qui ravageait son âme et lui volait des fragments de son cœur, laissant derrière lui un vide insondable et une douleur poignante.
Voilà qu'à son insu, Sohee lui offrait ce semblant de tendresse maternelle. Il lui avait attribué ce rôle sans même en avoir conscience.
« So, s'il te plaît. Kim, installe-toi. »
La voix à la fois lasse et impérieuse de Jungkook brisa la bulle de douceur dans laquelle Taehyung s'était momentanément réfugié.
Il se retint de lui jeter un regard noir.
Il n'aimait pas ce retour brusque à la réalité.
« J'arrive, j'arrive », soupira-t-elle avant de trottiner vers le blond qui dardait sur elle un regard dur, même s'il était aisé d'y percevoir une faible lueur satisfaite face à son empressement immédiat.
Il éprouvait une pleine satisfaction à la voir s'empresser de s'exécuter, lui rappelant le jeu de dominance perpétuel qu'il détenait facilement sur elle.
Une autorité fluide et incontestée, un contraste frappant avec l'insoumission farouche de Taehyung.
Il leva les yeux vers lui, et le découvrit, immobile, défiant – encore – son ordre d'une insolence silencieuse.
Ce gosse sur qui mon contrôle reste une quête infructueuse.
Il grinça des dents, pivota la tête vers Sohee et, d'un geste vif et impérieux, reflet de son irritation, il agrippa sa taille et l'attira contre lui, se délectant de son petit cri surpris lorsque leurs corps se heurtèrent délicieusement. Ses lèvres glissèrent alors jusqu'à son oreille, l'effleurant avec une tendre lenteur. Il fut comblé par le frisson qui parcourut son petit corps frêle entre ses bras.
Cela apaisa quelque peu la tempête en lui.
« C'était quoi, ça ? », susurra-t-il contre le pavillon de son oreille.
Elle étouffa un gloussement, sa petite main gantée s'agrippant au haut de Jungkook, comme suspendue au bord d'un abîme, prête à s'y abandonner.
« Ça va, t'énerve pas. On rigolait, répondit-elle, amusée, avant de frémir légèrement en sentant la poigne forte se resserrer contre sa taille en réponse.
— Quelle idée de se rire de moi d'entrée de jeu », grommela-t-il, en se redressant pour la contempler.
Ils étaient assez éloignés pour que Taehyung n'entende que des bribes de chuchotis.
« Et alors ? dit-elle en arquant un sourcil narquois. Je dois admettre qu'il n'a pas froid aux yeux, je m'inquiète un peu pour lui », dit-elle d'une voix basse avant de pouffer discrètement.
Jungkook lâcha un bref rire comme on exhalerait un souffle dédaigneux.
Quant à Taehyung, il s'était timidement assis sur le canapé, embarrassé. Pourtant, son regard était captivé par ce duo étroitement enlacé se murmurant des secrets. Sohee, une lueur de pureté et de grâce, fusionnant avec l'obscurité magnétique qui entourait Jungkook. Différents, mais complémentaires. Ils créaient une harmonie saisissante. Un équilibre parfait.
L'image de ses parents s'imposa, éthérée, se mêlant à la scène présente. Ses paupières battirent, dissipant le voile de brume naissant devant ses yeux. Il détourna le regard, le cœur serré, décidé à patienter.
« Il est la provocation incarnée, So », chuchota Jungkook.
Les lèvres de Sohee se pincèrent, un sourire amusé éclairant son visage tandis que les nuances de lassitude mêlée à une irritation évidente avaient résonné dans la voix grave de Jungkook.
« C'est-à-dire ?
— Sa désobéissance récurrente et ses défis constants m'affligent. Il manque de respect envers moi, son aîné, ce qui est fort déplaisant.
— ...Mais quel menteur », s'étonna-t-elle à voix basse, amusée.
Jungkook détourna le regard, un souffle méprisant émergeant de ses narines, comme une brise froide balayée par le dédain.
Très bien, ça me plaît autant que ça m'agace, bon sang.
« Hé », souffla-t-elle d'une voix douce.
D'un geste délicat, elle effleura son menton, ses doigts comme une caresse de soie, et ses yeux bienveillants captèrent les siens, dévoilant la fragile résistance qui y nichait.
« Il a du cran et manifestement un caractère bien affirmé. Ça te change un peu des béni oui-oui qui t'entourent, non ? On sait tous les deux combien il t'est essentiel, non, vital, d'être entouré de personnes authentiques. C'est ce que tu veux m'entendre te dire, non ? »
Une délicate fossette vint orner la joue de Jungkook, témoignant avec une douce éloquence de la sincérité de son sourire résigné et la véracité de cette remarque.
« Authentique, tu dis ? Il transcende assurément cette notion, lâcha-t-il dans un grommellement agacé.
— Raison de plus, dit-elle, amusée.
— Qu'est-ce que tu en penses ? », demanda-t-il.
L'amusement s'évanouit du visage de Sohee, laissant place à une gravité solennelle.
« Tu t'adresses à moi ou à la professionnelle ?
— Aux deux. »
Jungkook errait en quête de son approbation, et au cœur de ses aspirations brillait Sohee, actuellement seule détentrice de cette clé.
« Il est important pour toi ? »
Cette question le frappa par surprise. Jungkook sentit un tic nerveux relever sa pommette, plissant le coin de son œil en une grimace incertaine. Attentive, Sohee perçut cette hésitation et choisit avec délicatesse de mettre de côté ce qui semblait le troubler.
« De ce que j'ai observé, il t'en fera sans doute baver, railla-t-elle, faisant naître la lassitude dans les prunelles noires de son compagnon. Mais », ajouta-t-elle en levant un doigt.
Jungkook esquissa un subtil rictus, se laissant charmer par le ton espiègle et faussement péremptoire de sa compagne.
« Je pense que ça ira, fais-moi confiance.
— Tu sais bien qu'on a une grande confiance en ton discernement, tout comme en celui de ta mère. »
Sohee lui offrit un doux sourire, sa main gantée se posant délicatement sur la joue de Jungkook, tandis que son pouce effleurait tendrement l'arc gracieux de sa pommette.
« Il sait ? »
Jungkook fit osciller la tête en signe de négation.
« Bientôt ? poursuivit-elle.
— On devrait, tu penses ?
— Oh, si vous estimez que c'est nécessaire. Mais, tu dois d'abord en discuter avec ma mère. Que tu lui parles de ta relation avec Taehyung », dit-elle d'un ton sérieux.
Pensif, Jungkook laissa ses perles noires dériver paresseusement d'une rive à l'autre de celles attentives de Sohee.
« Tu sais qui il est ?
— Évidemment, qui ne le connaît pas, souffla-t-elle, peinée. Ce pauvre enfant.
— De toute façon, il est possible qu'il saisisse quelque chose dans un avenir proche. Il est... ajouta-t-il, évitant de tourner les yeux vers Taehyung à sa gauche. Exagérément perspicace et clairvoyant que c'en est irritant, précisa-t-il en fronçant légèrement les sourcils, les dents serrées.
— Et t'aimes pas ça parce que... ? l'encouragea-t-elle à poursuivre, les yeux plissés.
— Il comprend, So. C'est un peu trop abrupt pour moi, je n'y suis pas habitué, dit-il dans un souffle résigné.
— Comment tu gères ça ?
— Je me suis emporté, avoua-t-il d'un ton monotone.
— Quoi... ?
— Plusieurs fois.
— Mais toi, ou...
— Moi. Lui, ça l'amuse, plutôt, railla-t-il avec ironie.
— Mais ça t'arrive jamais, lâcha-t-elle, dubitative.
— Je te l'ai dit, So, il... »
Il soupira.
« Il me provoque éhontément », répéta-t-il, de mauvaise foi, comme si c'était la seule explication valable.
En réalité, il était à court d'arguments.
Sohee battit des cils, ses paupières maquillées capturant la lumière d'une manière presque éthérée, sa bouche entrouverte trahissant la surprise.
« Non, il te fait sortir de ta zone de confort », constata-t-elle.
Forcé de le reconnaître, Jungkook haussa une épaule, ses yeux brûlant d'une lueur de mécontentement.
« Il bouleverse le système ? demanda-t-elle, le scrutant avec sérieux, ses prunelles se faisant plus pénétrantes.
— C'est ça le pire, So : non. Quoi qu'il dise ou fasse, même frôler la limite, tout reste absurdement en ordre, comme si de rien n'était. Comme s'il ne me tourmentait pas, alors que... »
Alors qu'il me retourne l'âme et détruit mes fondations.
Il se tut brusquement, ses mots se dissipant dans un claquement de langue agacé. Stupéfaite, Sohee resta silencieuse, figée dans un bref moment de stupeur.
« C'est étonnant, s'émerveilla-t-elle, jetant un coup d'œil à Taehyung qui leur tournait le dos, semblant scruter attentivement le décor. Kookie, il...
— Je t'ai demandé mille fois d'arrêter de m'appeler comme ça, grogna-t-il doucement, l'interrompant, tandis qu'il lui pinçait le nez. Pourquoi tu l'as fait devant lui, de surcroît ?
— Argh ! s'exclama-t-elle en se dégageant, frottant son nez légèrement endolori. Et toi, je t'ai demandé cent mille fois de ne pas couper les gens, espèce de malpoli, répliqua-t-elle avec une moue désapprobatrice. Et c'est sorti tout seul ! »
Jungkook esquissa un doux rictus amusé, tandis qu'elle lui infligeait une tape irritée sur son épaule.
« Bref, si je me réfère à l'équilibre du système et à ton type de profil, il est le bienvenu dans ta vie. Tu as besoin de personnes comme lui. Pas que toi, je parle de Requiem », précisa-t-elle, sérieuse.
Un ricanement froid fendit l'air entre eux, une brise discrète tranchant le silence.
« Besoin de lui, tu parles. Celui dont je te parle est bien pire que ce que tu viens de voir. C'est un véritable sorcier doté de sondes à la place des yeux qui me scrutent comme si j'étais un spécimen rare, se lamenta-t-il, les sourcils froncés, et une légère moue agacée. Personne n'aimerait ça.
— Roooh, mais regardez-le se plaindre, s'amusa-t-elle. On sait tous les deux qu'au fond, tu préfères être compris sans avoir à t'expliquer. Ne me fais pas ce numéro, hein. C'est son cas ? », demanda-t-elle avec un air complice.
Jungkook renifla pour se donner contenance, ses yeux ancrés aux siens, tandis qu'il luttait pour articuler des mots qu'il préférait taire par orgueil.
« Ah oui, je vois. À en juger ta tête de constipé, c'est son cas », pouffa-t-elle.
Les sourcils froncés, Jungkook émit un grognement indistinct, tandis que sa main se glissait sous le manteau de Sohee pour lui pincer la taille, mélange de mécontentement et d'amusement. Elle laissa échapper un râle avant de lui donner pincer un pectoral en retour.
Jungkook, un sourire en coin, se pencha pour cueillir ses lèvres boudeuses et murmura un « merci » sincère entre deux baisers, ce à quoi elle répondit un « faut que tu paies la consultation » joueur contre ses lèvres, ce qui lui valut une tape sur sa hanche en guise de remontrance, mêlant douceur et malice.
Avachi sur le canapé et les jambes croisées, Taehyung entendit distinctement le murmure de baisers. Il grimaça et devint aussitôt une palette de rouge de la pointe de ses cheveux jusqu'au creux de son âme.
Il risqua un coup d'œil qu'il regretta aussitôt.
Ils sont sérieux ?!
Il détourna prestement son regard, offrant son dos à ce tableau éphémère de désirs naissants. Pestant silencieusement, il ferma les yeux, cherchant à fuir l'embarras qui l'envahissait. Des murmures de baisers tendres flottaient toujours dans l'air, éveillant en lui une irritation à peine réprimée. Il combattit l'irrésistible envie de leur hurler dessus, se contraignant à rester immobile.
Leur effusion d'affection semblait presque indécente en sa présence, mais il n'était qu'un étranger dans leur univers, un spectateur muet, sans voix ni influence.
Il n'avait donc pas son mot à dire.
Mais vas-y, ils abusent.
« Déguerpis, maintenant, grogna doucement Jungkook, assez fort pour que même son invité l'entende depuis le séjour, appelant l'ascenseur.
— Oui, rit-elle doucement. J'espère qu'on se reverra, Taehyung ! », dit-elle en le regardant par-dessus son épaule.
Lorsque Taehyung répondit avec un simple pouce levé sans daigner se retourner afin de cacher son visage rougi d'embarras, elle pivota de nouveau vers Jungkook, qui fixait déjà son invité d'un air narquois, comme s'il savourait une vengeance. Elle rit silencieusement, amusée.
Au moment où elle s'effaça après un ultime au revoir, Jungkook entra enfin dans son séjour, s'appuyant de ses bras sur le dossier du canapé face à celui où Taehyung, assis, le regardait avec une lueur de défi.
Avant que des mots s'apprêtaient à jaillir des lèvres de l'aîné, Taehyung prit les devants.
« Elle sait pas pour votre activité, je suppose ? »
Jungkook fut surpris pendant un court instant avant de secouer négativement la tête, le fixant de ses yeux scrutateurs.
« C'est pour ça qu'elle a pas froid aux yeux, fit-il remarquer, un sourire en coin.
— Et c'est le commentaire de quelqu'un qui aime jouer avec le feu et se rebeller sans cesse, dit-il, sarcastique. Tu as trouvé ça divertissant ? »
Taehyung crut presque percevoir le sifflement furieux d'un serpent.
« Absolument. J'ai bien joué le jeu ? », le nargua-il, sa voix trahissant un mépris sans équivoque.
Jungkook inclina la tête sur le côté, tout en maintenant un regard condescendant.
Taehyung soupira doucement avant de baisser un regard teinté d'une subite mélancolie, surprenant le plus âgé qui s'était apprêté à rétorquer de manière cinglante et montrer son irritation.
« Sohee est très belle, murmura-t-il. Elle m'a...
— Contente-toi de réfléchir en silence, le coupa Jungkook d'une voix grave, le regard noir envoyant des éclairs. Tes remarques sur ma vie privée ne sont pas nécessaires. »
Le blond arborait un visage sévère, les sourcils froncés. La froideur qui émanait de ses prunelles perçantes ne parvint qu'à moitié à impressionner Taehyung, lui qui venait tout juste de se divertir à ses dépens avec Sohee. Il était plutôt perplexe et diverti de constater qu'une telle émotion prenait vie en cet homme.
« Mais, vous avez pas besoin de vous mettre sur la défensive, en fait ? J'allais dire qu'elle me rappelle ma mère. Je comprends pas pourquoi tout en vous respire la jalousie, le nargua-t-il.
— Ça n'a aucun rapport », rétorqua-t-il sèchement.
Jungkook luttait contre une émotion indéchiffrable qui rongeait ses entrailles. Ce n'était ni jalousie ni peur, mais un trouble qu'il redoutait autant qu'il méprisait, incapable d'en saisir le sens. Une sensation insaisissable, née de sa conversation avec Sohee, qu'il refusait d'accueillir.
Il savait que s'il acceptait cet émoi, il saurait qu'il s'agissait de frustration.
Pourquoi ai-je si peu d'influence sur ce putain de gosse ? Pourquoi son esprit échappe-t-il à mon emprise avec une telle insouciance ?
Une frustration pure, de celles qui bouillonnent sous la surface, brûlant d'une intensité silencieuse, prête à éclater comme un orage longtemps contenu.
Voilà ce qui le faisait frémir de colère.
Je ne peux tolérer qu'il me manque de respect sans réagir.
Cette pensée fut tel un mécanisme mettant son corps en mouvement.
« Mais ? OK, ce que t'a dit Sohee est rentré d'une oreille pour ressortir par l'autre. »
Et cette pensée vint briser la surface déjà fragile de son esprit, précipitant ainsi le débordement inévitable de son cœur tourmenté.
Le regard mécontent et déterminé, il s'avança vers le jeune Kim, bien décidé à lui rappeler les fondamentaux. Ignorant la subite pâleur de Taehyung, il se pencha et agrippa le bras où scintillait le bracelet traqueur.
« Mon indulgence a ses limites, Ki... »
Avant que Jungkook ne puisse achever sa phrase, Taehyung poussa un cri de détresse et se libéra brusquement de son emprise, pourtant non menaçante. Le cri perça l'air, figeant Jungkook dans son élan. Il le regarda reculer précipitamment, se repliant contre le dossier du canapé, les jambes ramenées contre son torse, comme un enfant effrayé cherchant refuge.
« Ça commence à bien faire, arrêtez de me toucher ! Je dois vous le répéter combien de fois, putain ? », s'écria-t-il, horrifié et tendu par une colère soudaine.
Jungkook recula brusquement, frappé par la violence du cri qui résonnait avec une intensité trop instinctive pour ne pas éveiller ses doutes : son cadet se tenait en position de défense. Jungkook eut la nette et désagréable impression d'être un bourreau sur le point d'abattre son courroux sur un innocent.
Il resta silencieux, observant attentivement son cadet qui, en proie à de légers tremblements, s'enveloppait de ses bras frêles.
Encore cette position. Comme s'il se protégeait du monde.
« Pourquoi tu parles comme si tu me l'avais déjà répété maintes fois ? », demanda-t-il, avec perplexité.
Le regard de Taehyung s'embrasa en une flamme de colère.
« Je vous l'ai dit au moins trois fois, hier !
— Je ne m'en souviens pas, rétorqua-t-il, sincère.
— Mais vous en avez pas marre de vous foutre de ma gueule ? s'indigna-t-il.
— Arrête de remettre en cause mes propos. Je t'assure que... », dit-il avant de s'interrompre, sondant sa mémoire.
Rien ne lui vint à l'esprit, mais une étrange sensation de déjà-vu l'envahit.
« Au temple, s'insurgea Taehyung, irrité. C'est quand même pas si loin. »
Jungkook secoua la tête, l'air absent, le visage fermé.
Taehyung sentit la morsure d'une vérité implacable : le Jeon n'en avait aucun souvenir . Cette constatation dissipa peu à peu sa colère, laissant son corps se détendre, la colère cédant à l'incompréhension.
Comment il peut mentir tout en ayant l'air de dire la putain de vérité ?
« Et dans la voiture, aussi », ajouta Taehyung, suspicieux.
Le regard de Jungkook s'illumina discrètement.
« Je croyais que c'était par simple caprice. »
Taehyung lâcha un rire désabusé.
« Un caprice, répéta-t-il avec dédain. Non. Je supporte pas ça, vraiment pas. Alors tâchez de vous en rappeler si vous voulez pas avoir à gérer une crise d'angoisse. »
Jungkook se contenta de le fixer.
Que t'est-il arrivé ? Qui sont les responsables ?
Cette question brûlait sur le bout de sa langue, prête à résonner entre eux, tandis que d'autres tourbillonnaient dans son esprit comme des feuilles emportées par le vent d'automne.
Pourtant, il choisit le silence.
Pour l'instant, son rôle n'était pas de la voix, mais de l'écho silencieux. Il savait que la patience serait son alliée et que les réponses finiraient par se dévoiler devant lui.
Cependant, il ne pouvait se soustraire à l'évidence : en l'espace de deux jours, il avait été témoin à deux reprises des agressions verbales de son cadet. Chaque fois, Taehyung, offensé et horrifié, se tenait sur la défensive, son regard trahissant une profonde blessure.
Jungkook avait déjà compris qu'un changement irréversible avait eu lieu en Taehyung qui avait dû donner naissance à une terreur inexplicable à l'idée d'un simple contact.
Il était facile de deviner que l'âme du jeune Kim était marquée par l'injustice. Son propre corps en reconnaissait les signes.
Pourtant, quand les doigts de Sohee avaient effleuré sa chevelure, il n'avait pas cédé à l'impulsion de se retirer ni réagi avec une crispation instinctive. Il n'avait pas eu l'air de subir. Au contraire, il avait répondu par un sourire timoré, les joues teintées de la rosée de l'embarras, et avait baissé la tête, comme si le doux effleurement de ses cheveux avait libéré en lui un discret soulagement.
« Vous pouvez arrêter de me regarder comme ça ? C'est pas en me regardant que vous trouverez vos réponses comme par enchantement », siffla Taehyung en relevant la tête avec une expression sévère.
Un éclat craintif dansait au fond des prunelles farouches de Taehyung, contraste saisissant avec son agressivité apparente. Légèrement ébranlé, Jungkook tenta de masquer son trouble derrière un visage impassible.
Cependant, en observateur acéré, Taehyung perçut l'instant fugace où les yeux de son aîné vacillèrent, où son souffle se brisa en un soupir imperceptible, où sa mâchoire se crispa. Ce fut éphémère, mais pour son œil analytique, chaque nuance était limpide.
« Bien », dit Jungkook d'un ton impassible.
Tu n'auras plus à le craindre.
Taehyung rit jaune, sa voix chancelant dangereusement.
« Un "désolé" n'a jamais tué personne, hein », murmura-t-il, pour lui-même.
Jungkook se para du masque de l'indifférence. Il dissimulait habilement son tourment intérieur. Il vacillait entre la détresse de Taehyung qui flottait dans l'air, perdu entre les mots qu'il ne trouvait pas et les silences oppressants des non-dits. Devant lui se trouvait Taehyung qui appelait à une compassion qu'il n'osait exprimer, une âme en souffrance, dont les stigmates invisibles étaient précieusement gardées dans le trouble de son histoire.
Jungkook voulait dévoiler ces stigmates.
Il voulait les voir.
Comprendre comment des personnes avaient pu réduire ce Kim à un être si frêle, abandonné, et à l'âme si dévastée.
Pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, il craignait surtout ce qu'il découvrirait. Il avait une anticipation troublante. Une intuition parlante.
Il le sentait, comme une brise froide effleurant sa nuque.
« Je ferai attention à l'avenir », promit-il, prenant le soin d'ancrer ses prunelles sincères dans celles méfiantes, mais de moins en moins véhémentes de son cadet.
Taehyung se sentit bousculé par un mélange de sentiments. Parmi eux, la surprise, la confusion, la résignation.
Il détourna le regard, laissant échapper un soupir retenu, cherchant à apaiser l'agitation de son esprit. Il haussa les épaules, espérant dissimuler l'orage intérieur qui grondait en lui.
Mais Jungkook était aussi maître de l'observation. Il percevait la moindre nuance d'émotion dans le jeu subtil des expressions. Rien ne lui échappait.
Taehyung desserra les bras de son corps et se releva sur ses pieds. Il se tint droit. Altier. Aussi fier que pouvait l'être un Kim de sang noble.
Le sujet était définitivement clos.
Comme si sa précédente réaction hostile, craintive et méfiante n'avait jamais existé.
De nouveau, les yeux de Jungkook brillèrent d'une discrète admiration face à autant de force caractérielle venant d'un homme à peine sorti de l'adolescence. Il nourrissait l'espoir que les supplices de son cadet avaient été moins lourds que les siens à son âge.
Qu'il n'avait pas vécu un événement qui l'avait forcé à grandir plus vite que les autres et engendré cette séquelle qui l'accompagnait, cette crainte du toucher d'autrui.
Et du sien.
« On va d'abord appeler Yoongi avant de commencer quoi que ce soit », dit-il aussi placidement que possible, encore perturbé.
À l'entente du prénom de son tuteur, le cœur de Taehyung bondit, tandis qu'il acquiesça et, d'un léger signe de tête autoritaire, Jungkook lui intima de le suivre.
En quelques foulées, ils furent devant une porte blanche. Il entendit des clés tinter, puis une serrure s'enclencher et une poignée s'abaisser, avant qu'une lumière éclaire son visage et que le parfum décuplé du Jeon envahisse son odorat.
Il grimaça, détestant l'idée que les fibres de ses vêtements s'imprègnent de son parfum, sachant que le spectre du Jeon l'accompagnerait une fois de retour au manoir.
Je vais faire deux lessives, oui.
Il vit le dos de Jungkook s'éloigner avant de dévier ses yeux vers la grande pièce lumineuse. C'était un bureau personnel, une pièce dédiée au travail.
Sans guère s'attarder à contempler les recoins du décor, et à peine eut-il remarqué un second couchage au sol, Taehyung rejoignit le plus âgé qui l'attendait, un portable à la main.
Il se figea.
Mon tél.
Mécontent face à cette vue, mais ne faisant aucune remarque, il lorgna son bien dans les mains du blond qui, silencieux, dardait sur lui un regard neutre.
Renfrogné, Taehyung effaça la distance entre eux jusqu'à être capable de voir son fond d'écran. Une vieille photo datant d'il y a quatre ans. Un cliché de lui et sa mère, bras dessus, bras dessous, souriant avec complicité. Elle, apparaissant avec clin d'œil espiègle, lui, la langue tirée avec malice.
À jamais figés.
Ignorant que la prochaine année allait prendre un tournant des plus terribles.
La veille, Jungkook avait rallumé l'appareil pour prévenir tout problème lié à son otage et le recharger. Puis une tristesse indicible l'avait envahi en contemplant cette image qui l'avait frappé par surprise.
Il avait eu le souffle coupé en la voyant. Eun-Ae.
Son image à l'écran avait ravivé en lui des souvenirs enfouis. Loin de ternir sa beauté, la quarantaine l'avait sublimée. Les contours familiers de son visage avaient ravivé les détails gravés dans son esprit, comblant les lacunes de sa mémoire. Il avait exploré chacun de ses traits, qu'il considérait comme la quintessence de la perfection.
Puis il avait posé les yeux sur l'adolescent près d'elle, Taehyung. Il l'avait longuement contemplé. Une beauté juvénile à la fois espiègle et angélique, un doux reflet de sa mère.
Son regard s'était attardé sur eux, se perdant dans cette vision qui mélangeait la jeunesse du fils à la maturité de la mère, tous deux irradiant d'une noblesse inégalée.
Il s'était surpris à sourire, un sourire tremblant. Une émotion d'une beauté poignante avait fait vibrer son cœur, l'ayant ensuite heurté d'un regret presque mortel.
Il avait voulu verser des larmes. Mais il ne sut s'il y avait succombé.
Puisque les instants qui avaient suivi étaient flous.
Il s'était simplement réveillé sur son lit, le lendemain.
« Bon, vous allez continuer à nous regarder encore longtemps ou... ? C'est gênant, là. »
Jungkook sortit aussitôt de ses pensées, se souvenant de la raison pour laquelle il tenait ce téléphone. Il le connecta à sa connexion sans fil, puis, par un hasard qu'il trouva vicieux, alors qu'il s'apprêtait à répondre sèchement à Taehyung, un message surgit, éclipsant tous les autres.
Yoongi.
Légèrement vulnérable émotionnellement en cette journée, Jungkook en fut ébranlé.
Il fit défiler les notifications, ignorant le clappement réprobateur de Taehyung. Il connaissait déjà les onze appels manqués et la poignée de messages du Min.
Jungkook releva promptement la tête, laissant le loisir à Taehyung d'y percevoir une émotion étrange.
Le regard troublant du Jeon eut l'effet d'un frisson furtif parcourant l'échine de Taehyung, lui volant un souffle à peine audible.
« Réponds-lui, dit-il en lui remettant son bien. N'envoie ton message qu'après mon approbation. »
Taehyung lui arracha son portable des mains, ignorant le regard durci par l'avertissement de son aîné. Le masque de froideur qui voilait son visage se dissipa, laissant place à une tendresse profonde dès qu'il contempla à nouveau la photographie sur son téléphone. Un maigre sourire nostalgique naquit sur ses lèvres, un doux éclat pénible brilla dans ses yeux, même s'il ignorait difficilement l'éprouvante contraction de son cœur trop meurtri pour son jeune âge.
Jungkook assista à cette faiblesse. Cette vue suscita en lui un déchirement jusque-là jamais ressenti avec autant de vivacité.
Le poids des remords doublement vif.
Mû par une hâte fiévreuse, Taehyung déverrouilla son téléphone. Dans son impatience, il ne remarqua presque pas la présence du blond qui s'approcha d'un pas afin de scruter son écran. Il se crispa, se retenant de reculer alors que la fragrance forte et mentholée de son aîné l'enveloppa.
Il inspira profondément, laissant les effluves plaisants et riches se faufiler dans les profondeurs de ses poumons, se surprenant à en savourer les relents frais et légèrement musqués.
Il secoua promptement la tête. Lorsqu'il atterrit dans la conversation avec Yoongi, il se morigéna en fermant les yeux, submergé par un sentiment d'ingratitude pour l'inquiétude qu'il lui suscitait, quand bien même rien n'était de son fait.
« Je vous hais deux fois plus pour ça, Jeon. C'est la pire chose que vous pouvez me demander. »
Gigi l'aigri – 1 appel manqué, samedi, 22 h 03
Gigi l'aigri – Samedi, 22 h 04
< Tae ? >
< Tout va bien ? >
< Les lumières de chez toi sont toutes éteintes c'est chelou >
< T'es où ? >
< Je suis venu deux fois et t'as pas eu l'air d'être chez toi >
< C'est un peu bizarre te connaissant et surtout aussi tard et surtout qu'on est pas vendredi >
Gigi l'aigri – Samedi, 00 h 20
< T'es rentré ? >
Gigi l'aigri – Hier, 14 h 58
< ????? >
< Oh ! Réponds merde >
Gigi l'aigri – Hier, 19 h 46
< Bordel tu m'inquiètes >
Gigi l'aigri – Hier, 23 h 09
< Kim putain de taehyung >
< Je te jure que si tu ignores mes appels et mes messages ça va mal se terminer pour toi >
< OH >
< Réponds moi >
Gigi l'aigri – 3 appels manqués, aujourd'hui, 2 h 10
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 02 h 17
< Déso >
< Je paniquais ok >
< Je peux pas dormir avec tous les scénarios que j'ai dans le crâne >
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 03 h 18
< Je suis à deux doigts de lancer une recherche avec ta gueule dans tout le pays >
< Donne moi juste un signe de vie >
< Un petit pouce c'est possible ? >
< Genre ça 👍🏻👍🏻👍🏻👍🏻 >
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 4 h 22
< Je peux savoir c'est quoi cette histoire de certificat médical ????????? >
< Je viens de réveiller ton dirlo et il me l'a scanné >
< Et comment ça tu vas plus en cours parce que t'es hospitalisé et que tu vas te faire opérer en urgence ????????? >
< Où quand comment à quelle heure ???????? >
< Te fous pas de moi putain >
Gigi l'aigri – 2 appels manqués, 5 h 23
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 6 h 59
< Je sors de chez ton médecin traitant, et oui je suis allé jusqu'à chez lui à cette heure >
< Il me confirme que t'es jamais passé et qu'il a jamais fourni cette ordonnance >
< Donc c'est un faux >
< Je l'ai fait analyser au poste et c'est le travail d'un putain de pro >
< D'où tu fais ça toi ? >
< Et depuis quand même ? >
<Qu'est-ce que tu as foutu et T'ES OU PUTAIN >
Gigi l'aigri – 2 appels manqués, 7 h 23
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 7 h 51
< Oh bordel >
< Ne me dis pas que >
< Putain me dis pas qu'on t'a fait quelque chose pendant que tu travaillais >
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 08 h 02
< Taehyung >
< J'attends jusqu'à ce soir >
< Si je n'ai pas de réponse de ta part je remue ciel et terre pour te retrouver >
< À commencer par ce putain de bar de mes couilles >
< Je te retrouverai et tu ne mettras plus jamais un pied dans ce bar de merde >
< C'est fini >
< Tu viendras vivre chez moi, on s'en bat la race du manoir >
< Je te le jure sur ma vie que je ne te laisserai plus le choix quitte à t'enfermer chez moi >
< Tu sais être têtu, mais je le suis mille fois plus que toi quand tu dépasses les bornes >
< Surtout quand je perds patience >
Les derniers messages le frappèrent comme un éclair. Ils étaient très récents, envoyés il y a une trentaine de minutes. Pendant toute sa lecture, l'oppression avait été si intense qu'il avait craint un instant que ses jambes vacillent.
Au vu des heures de réception affichées, Yoongi venait de passer une nuit blanche. Ses messages étaient le reflet de son anxiété palpitante, ses mots étaient décousus et irradiaient d'inquiétude et de colère.
Depuis qu'il avait percé à jour son travail clandestin, Yoongi s'était métamorphosé. Il était devenu une sentinelle veillant sur lui avec une intensité décuplée. Chaque fois qu'il cessait de donner signe de vie ne serait-ce qu'une heure après un message reçu, une inquiétude vorace dévorait Yoongi, transformant chaque minute en une éternité de tourments et de prières muettes.
Taehyung s'en voulait atrocement.
« Vous auriez pu lui répondre, putain... »
Il cacha le tremblement de ses lèvres d'une main, les yeux légèrement embrumés. Chaque mot lu avait été une lame acérée qui s'enfonçait dans sa chair.
« Qu'est-ce que je suis censé lui répondre ! », s'insurgea-t-il.
Il n'avait pas vu Jungkook ranger son propre téléphone après un message qu'il ne comprit pas sur le moment. « Dol va bien te faire foutre. Appelle-moi dès que possible. » Juste avant de réaliser qu'il ne lui était pas destiné. Jungkook était troublé.
Il n'avait pas non plus remarqué qu'en lisant à ses côtés, Jungkook avait tiqué sur cette histoire de « travail » et de « bar » et réfléchissait intensément, ayant découvert l'entièreté des messages avec une peine immense.
Il venait d'avoir une première piste : Taehyung travaillait dans un bar.
Peut-être au Griffin.
Mais avant même d'avoir eu l'occasion de laisser germer cette idée, la voix paniquée de son cadet brisa net ses songes, le ramenant brusquement à la réalité.
« Je préfère l'appeler, je... je veux l'appeler », balbutia-t-il d'une voix étranglée.
Jungkook voyait son affolement, ses yeux troubles et légèrement humides, et sa voix vibrante de détresse. Il n'osait pas imaginer l'état de son cœur et de son âme qui devaient atrocement le dévorer de l'intérieur. Il ne pouvait qu'imaginer la douleur insoutenable qui l'engloutissait.
« Non.
— Juste pour le rassurer ! Il va faire tous les hôpitaux de la ville, sérieux, il est déjà assez occupé comme ça ! », quémanda le plus jeune, l'expression criant grâce, implorante.
Jungkook serra la mâchoire et les poings face à ce regard et le ton de sa voix qui l'irritèrent.
Parce qu'il en perdit presque ses moyens.
« Ce n'est pas que je ne veux pas, tu ne pourras malheureusement pas réussir à passer ton appel, dit-il en reprenant contenance. J'ai activé un dispositif de brouillage des signaux, ce matin.
— Mais il s'inquiète ! Je peux pas le laisser comme ça, vous avez bien vu ! Il a fait une nuit blanche, il est même parti voir mon médecin chez lui ! Il a réveillé mon directeur, putain ! Croyez-moi, il va pas s'arrêter là. Vous pouvez pas le désactiver le temps que je l'appelle ? insista-t-il, un espoir mêlant une supplication irradiant de ses yeux embués.
— Je peux, mais il sera en mesure de géolocaliser ton téléphone, et ça lui révèlera instantanément ta présence chez moi, expliqua-t-il, malgré lui sensible à la détresse de son cadet.
— Et alors ? s'enquit-il, perplexe, ravalant son angoisse.
— Je te l'ai déjà dit, Kim. Lui et moi sommes en zone grise », rétorqua-t-il, évasivement.
Avant même que Taehyung lui hurle qu'il n'en avait cure, Jungkook le coupa.
« Bien, va pour l'appel. »
Et à peine eut-il fini sa phrase que Taehyung s'était apprêté à obtempérer, avant que Jungkook cache l'écran de sa main.
« Demain. »
Taehyung le fixa. Un frisson d'espoir naquit en lui, partagé entre soulagement et frustration.
« Écris-lui que tu prévois de le revoir sous peu, que tu lui téléphoneras dès demain, et que tu te portes bien.
— Pourquoi demain ?
— Le temps de me procurer un burner phone pour échapper à toute surveillance.
— C'est quoi, ça ? Une sorte de téléphone intraçable ? », hasarda-t-il, confus.
Lorsque Jungkook hocha la tête, Taehyung ne put réfréner les questionnements qui l'assaillirent. Comment se faisait-il que ces deux hommes se connaissaient alors que tout les opposait ? L'un travaillait pour la justice et l'autre se trouvait du côté de la criminalité.
Et si je saisis ma chance demain et je dis à Yoon que je suis son prisonnier ? Puis il viendra me chercher et je lui poserais des questions sur cette connerie de pègre ? Et si Yoongi savait toute l'histoire de mes parents depuis le début ? Est-ce qu'il protège Jin ? Peut-être même qu'il est pote avec Jeon ?
« Vous êtes ami avec Yoongi, en vrai ? »
Jungkook ne put retenir un souffle moqueur.
« ...OK, j'ai ma réponse », grommela Taehyung.
C'est ridicule.
C'était le mot qui s'imposait à lui.
Si telle était la réalité, alors les contours du bien et du mal se dissolvaient. Tout n'était que nuance, une vaste étendue de gris.
Gris...
Lui et Jeon sont en « zone grise ». Ça doit être ça. Yoon le protège ou le détient entre ses mains. Ou l'inverse.
Il n'aima guère ses pensées décousues.
D'un faible grognement irrité, il chassa ces pensées indésirables, secouant la tête avec véhémence. Comme des flots agités, ses yeux plongèrent dans le regard à peine préoccupé de l'homme aux cheveux d'or.
« Si vous le connaissez autant que moi, vous savez qu'il ne me lâchera pas jusqu'à détenir ses réponses, argumenta-t-il. Surtout quand ça me concerne.
— C'est précisément pour ça je vais me procurer un téléphone jetable. Je prendrai des mesures supplémentaires pour garantir qu'il ne puisse en aucun cas te localiser. »
Silencieux, Taehyung le fixait, son esprit tourbillonnant de questions. Jungkook lui semblait un gardien d'un monde secret, un démiurge de l'ère numérique. Les possibilités infinies qui s'étendaient devant lui, sa capacité à presque tout savoir dans le monde de l'ombre étaient effrayantes, à ses yeux.
Il se demanda si cet homme pouvait réellement percer les mystères de l'informatique, si ses ressources étaient presque inépuisables.
Comme par exemple, découvrir ce que je fais de mes nuits, les vendredis.
Il se sentait irrésistiblement attiré vers son monde, s'il occultait les contrats de meurtre.
« Vous... vous feriez ça ? », s'assura le plus jeune d'une petite voix.
Jungkook se contenta de garder ses yeux rivés vers les siens. Il n'aimait pas se répéter. À la place, il montra du menton son portable, lui intimant silencieusement de taper son message.
Taehyung baissa les yeux vers son écran, scrutant les mots chargés d'inquiétude de Yoongi. Une fois de plus, sa vision s'embruma légèrement et l'air lui manqua, comme si le poids des secrets et des émotions étouffait chaque inspiration.
Il posa ses pouces tremblants sur le clavier, tapota quelques mots, puis les effaça d'un geste brusque. Il en réécrivit un autre, puis le supprima à nouveau.
À sa quatrième tentative, un soupir exaspéré lui échappa.
« Putain... »
Il prit une profonde inspiration.
Mais l'angoisse le rattrapait, toujours plus forte.
Il recommença. En vain. Mentir à son tuteur lui semblait insurmontable, surtout quand la seule pensée qui l'obsédait était de dénoncer Jungkook. Dans son esprit, aucun mot ne se formait, hormis ces cri silencieux : « Viens me sortir de là », « C'est Jeon Jungkook qui a tué monsieur Choi » et « Il veut s'en prendre à Jin ».
Alors taper un message pour lui signifier « Je vais bien, ne t'inquiète pas » était au-dessus de ses forces.
C'était son cœur qui s'opposait à son esprit, son désir de liberté qui se heurtait à sa résignation de rester auprès du blond, pour atteindre son propre but.
C'était devenu une prison dorée.
Et quand bien même dans son esprit tout était clair, il se sentait irrémédiablement perdu.
« J'arrive pas », se lamenta-t-il, irrité, les yeux humides et les mains légèrement tremblantes.
Écrasé par le poids d'une émotion qu'il ravala aussitôt à l'écho de sa voix, Jungkook préféra détourner les yeux pour échapper à son regard implorant. Il présenta sa paume et Taehyung y déposa son téléphone avec brusquerie.
Comme s'il avait été brûlé et voulait s'en débarrasser au plus vite.
Jungkook leva vers lui un regard indéchiffrable, presque noir. Puis, sans perdre de temps, le blond remonta vers les messages antérieurs, s'imprégnant de l'expression écrite de son cadet.
Il écrit comme il parle.
Il pianota sur l'écran tactile avec une rapidité fulgurante.
Curieux d'en lire le contenu, Taehyung renifla discrètement en frottant ses yeux afin de lever le voile de larmes et observa attentivement Jungkook. Les sourcils de ce dernier se froncèrent légèrement, ses lèvres se plissèrent dans un soupir retenu et les muscles sa mâchoire tressautaient sans cesse. Ses doigts volaient au-dessus de l'écran, hésitants, comme s'il pesait chaque mot avec une précision méticuleuse, tandis que son nez se froissait subtilement, trahissant son malaise.
Le message entièrement rédigé, Jungkook tourna l'écran vers Taehyung.
Aujourd'hui, 8 h 31
< Yoon, je suis désolé de t'avoir autant inquiété, mais je vais bien. >
< J'ai juste pris quelques jours de vacances, j'ai besoin de m'éloigner un peu, et comme tu sais que sans raison valable, si je rate plusieurs jours de cours, je serais viré. D'où le faux certificat. Pardon de ne pas t'avoir prévenu, je pensais qu'à m'en aller et j'avais éteint mon téléphone. Et je te promets que je vais bien, je suis parti seul et je suis seul, personne me dérange.>
< Je t'appelle dès demain, promis ! >
À mesure que les mots dansaient devant les yeux de Taehyung, un grognement irrité s'échappa de ses lèvres. Les joues rougies par l'émotion, il voulut cracher des remarques acerbes, mais il les retint avec une maîtrise fragile.
Il baissa la tête, les yeux fixés sur le sol clair, cherchant désespérément une échappatoire à la lourdeur qui pesait sur son cœur. L'envie de fuir cette pièce oppressante le titilla, mais il resta immobile, prisonnier de ses propres émotions, incapable de faire le moindre pas vers la sortie.
Jungkook envoya le message avant de déposer l'appareil sur son bureau en verre. Il savait que Yoongi ne s'en contenterait pas. Comme s'il avait prédit l'avenir, en moins de trente secondes à peine, l'appel de Yoongi vint confirmer ses appréhensions.
La sonnerie fit sursauter Taehyung.
« C'est lui ? »
En se penchant vers l'écran, Taehyung retint son élan, son impulsion brûlante de se précipiter vers l'appareil, de répondre à cet appel qui portait la promesse d'entendre à nouveau le timbre rauque et familier de la voix de Yoongi, quand bien même il entendrait ses remontrances.
Il luttait si fort. Jungkook le voyait aisément à la crispation de son corps, de ses poings et de sa mâchoire. Il reprit le téléphone et, avant même qu'il prenne l'initiative de l'éteindre afin de ne plus le voir souffrir autant que lui se haïssait, le son caractéristique d'un message reçu se fit entendre. Taehyung s'approcha aussitôt du blond et lut par-dessus son épaule, les yeux avides et le cœur sur le point de s'arrêter.
Gigi l'aigri – 1 appel manqué, aujourd'hui, 8 h 32
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 8 h 32
< Fils de pute t'es pas Taehyung >
< Il parle pas comme ça >
Jungkook fronça les sourcils.
« J'ai pourtant suivi ton écriture à la lettre, incluant même les points, je ne comprends pas. »
Sans plus attendre, Taehyung saisit le téléphone des mains du blond, la colère pulsant à ses tempes.
« Rends-moi ça, le réprimanda-t-il, son visage se durcissant.
— Vous voulez que je sauve la situation ou pas ? cracha-t-il. Remerciez-moi plutôt de pas vous laisser dans la merde, je le connais mieux que vous. »
Alors ta gueule.
« Rends-le-moi immédiatement. Ne m'oblige pas à te toucher », le menaça-t-il, le ton sec.
L'ignorant, Taehyung tapa fébrilement, les dents serrées et le visage froissé par l'agacement.
Aujourd'hui, 8 h 33
< Mais Yoon ??? Je te promets que c'est moi 😭 >
À peine son message envoyé, un visage surgit dans son champ de vision. Proche, si terriblement proche que Taehyung en fut pétrifié. Leurs souffles s'entrelacèrent. Ce qui le rendait vulnérable comme une proie devant son prédateur, c'était ce regard impitoyable qui le clouait sur place avec une férocité inouïe.
Et il ne le touchait même pas.
« Un jour, Kim, ça se finira mal pour toi. Tu ne cesses de mettre à l'épreuve la patience d'une personne instable. Je suis instable et je porte quotidiennement une arme chargée. Une fois ma limite franchie, je ne répondrai plus de mes actes, et nous le regretterons tous les deux. »
Son murmure ; un sifflement sinistre du vent glacial qui serpentait entre les arbres d'une forêt abandonnée.
Elle paralysa Taehyung comme se paralyseraient de terreur ceux qui croiraient entendre des rires diaboliques dans la nuit noire.
D'un mouvement brusque et imprévisible, Jungkook lui arracha le téléphone des mains si promptement que Taehyung n'eut guère le temps de réagir. Des picotements désagréables parcoururent sa main, témoignant de la violence de la prise.
Taehyung prit une grande goulée d'air tout en reculant brusquement de quelques pas.
Il eut l'impression d'avoir été un plongeur émergeant des profondeurs après une éternité sans souffle.
« Respecte mes requêtes comme je respecte les tiennes. Ne fais pas preuve d'ingratitude », ajouta Jungkook avec une autorité si imposante qu'elle ébranlerait le plus solide des hommes.
Taehyung oscilla entre rire nerveux et flot d'insultes.
C'est moi l'ingrat ?
Aucun ne l'emporta. Le souffle court et les narines dilatées par la fureur, Taehyung le fixa d'un regard noir, pourtant pétrifié par la peur. Jamais le ton du blond ne lui avait paru si terrifiant.
Parce qu'il le croyait sur parole.
Il voyait en Jungkook un homme qui, la fureur à son paroxysme, se laisserait submerger par une folie dévastatrice.
Le son d'un message reçu brisa leur échange belliqueux, le blond baissant aussitôt les yeux sur l'écran. Il lut le message et fut réceptif à ces menaces, grimaçant légèrement.
Puis Yoongi appela de nouveau.
Jungkook s'avança d'un pas vers Taehyung qui en fit deux en arrière, saisi par une hésitation instinctive.
Un claquement agacé de la langue fendit l'air.
Et Taehyung se figea de nouveau, la peur contrôlant son corps.
« Lis », ordonna-t-il avec une élégance impérieuse, présentant le message à Taehyung, le téléphone levé devant son visage.
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 8 h 33
< Alors prouve-moi que t'es Taehyung >
< Dis-moi un truc récent que seul toi connais >
< Dépêche ou je te jure que si t'es pas Tae je te trouve je t'éclate la gueule et je te démonte >
« Qu'est-ce que je réponds ? », demanda Jungkook d'une voix grave et posée.
Taehyung était furieux d'avoir été blessé dans son orgueil. Il laissa sa réponse traîner, se débattant contre la peur qui paralysait son esprit et anéantissait sa capacité à fournir une réplique acerbe.
Il lui offrit une grimace de dégoût et, sans ciller, Jungkook répondit par un regard acéré.
« Des rollers en émoji, grommela-t-il. Ajoutez "vingt juillet" et "des barres de rires qu'on a failli en crever". »
Jungkook plissa les yeux, suspicieux.
« Il comprendra, dit-il, les dents serrés. Et finissez avec un émoji qui chiale. »
Sceptique, Jungkook obtempéra. À peine eut-il envoyé son message qu'une réponse immédiate le prit de court.
Gigi l'aigri – Aujourd'hui, 8 h 34
< Taehyung bordel de merde c'est vraiment toi dieu merci >
« Il te reconnaît. »
L'expression à présent soucieuse, Taehyung trottina vers lui et se pencha légèrement pour lire sur l'écran, à l'envers. Une grimace douloureuse déforma son visage, le cœur saignant à l'idée de se jouer de son tuteur.
C'en était trop.
Il exhala un souffle tremblant en se tournant, offrant son dos au blond. Même s'il réussit à ravaler ses sanglots, une larme trahit sa résolution en glissant le long de sa joue.
Furieux, bouleversé et éreinté, Taehyung était à la lisière de l'effondrement. Un rien semblait capable de déclencher en lui une tempête incontrôlable, tant il était à fleur de peau.
Jungkook fut soulagé de ne voir que son dos, se doutant bien que Taehyung se cachait par pudeur. Il craignait de voir la douleur dans ses yeux, une douleur qu'il avait lui-même provoquée, par son égoïsme.
Existe-t-il une clé qui fermerait les portes de mes putains de pensées ? Je m'en moque, de ses états d'âme !
Il se berçait d'illusions, construisant des châteaux de sable au gré de ses propres mensonges.
« C'est simplement pour le bien de notre pacte, Kim », dit-il d'un ton un peu las malgré son ton affirmé.
Taehyung ne lui fit guère le plaisir d'y répondre. Il demeura silencieux, respirant profondément, oxygénant son esprit tourbillonnant, apaisant le tumulte de son cœur.
Un énième ping fendit l'air.
« Il dit qu'il attend ton appel et qu'il vaut mieux ne pas le décevoir. »
La posture de Jungkook s'affaissa légèrement, comme si un fardeau invisible s'était posé sur ses épaules. Comme si le message lui avait été personnellement adressé.
D'un geste rageur, Taehyung sécha sa joue, laissant dans son sillage des rougeurs dues aux frottements brusques. Il pivota à nouveau, faisant face à son pire tourmenteur.
Jungkook s'attendait à voir un un visage marqué par le désarroi et l'affliction.
À la place, ses yeux se posèrent sur des joues humides de larmes, sur un visage défiguré par un dégoût si intense que Jungkook ressentit presque l'impact d'une flèche empoisonnée transpercer son cœur.
Si sa force mentale n'avait pas été telle, si son cœur n'avait pas été solidement façonné par les innombrables vices et la noirceur qu'il avait côtoyés, si son âme, bien que marquée et ternie à certains endroits n'avait pas été si robuste, Jungkook aurait vacillé sous l'impact brutal de ce regard.
Il se serait effondré, se serait replié sur lui-même, cherchant refuge contre la déferlante déchirante de détresse mêlée à la répulsion de son captif.
Et il était entièrement responsable de ce regard. Il méritait ce regard.
« Vous paierez cher pour ce que vous me faites subir. Il existe une justice invisible qui n'épargne personne, dit-il d'un ton hargneux. Ce jour-là, je serai le plus heureux de vous voir répondre de vos actes. »
Il fissura davantage la carapace du blond.
Jungkook serra ses poings avec une intensité presque douloureuse, réprimant le puissant élan qui le poussait vers la sortie. Il voulait se tenir lâchement à l'écart de Taehyung, cherchant refuge dans son propre mur de protection contre lui.
Contre la vérité.
Jamais encore n'avait-il ressenti un tel désir de voyager dans le passé, de retrouver ce moment précis où tout avait basculé afin de ne pas reproduire sa pire erreur.
De tout recommencer de manière plus saine. D'être l'ami, plutôt que le bourreau.
« Advienne que pourra », rétorqua Jungkook d'un ton nonchalant, avant d'éteindre le téléphone par simple mesure de sécurité.
Son cœur criait « pardonne-moi ».
Taehyung en fut ébranlé. Les poings serrés par la colère, il laissa ses yeux cracher des éclairs de rage. Ses narines frémirent et ses lèvres se pincèrent en une ligne droite, dure.
Mais son corps trahissait sa résolution. La force l'abandonnait, le laissant démuni face à sa fureur.
Seul un faible ricanement désabusé s'échappa de ses lèvres, accentuant sa fatigue déjà bien présente, comme si un fardeau supplémentaire venait de s'abattre sur ses épaules déjà courbées par le poids de sa fatalité.
J'en peux plus.
Le pas vif, Jungkook s'échappa de la pièce lourde d'émois, attendant que le plus jeune en fasse de même avant de clore son bureau à clé sous le regard encore furieux de Taehyung.
Il le suivit jusqu'à la cuisine, la tête basse et les bras croisés. Il profita du chemin pour se reprendre autant qu'il le pouvait.
Mais sa fureur était obstinée, refusant de se dissiper, s'accrochant à lui avec ténacité.
« Prends place », dit-il en désignant la cuisine d'un léger mouvement de la tête.
Taehyung était perplexe tout en s'asseyant sur une des chaises hautes noires devant le comptoir séparant la cuisine du séjour. Alors qu'il s'interrogeait sur la raison de sa présence à cet endroit précis, ses yeux se posèrent sur le large dos du blond qui s'activait.
« Non, viens te laver les mains, d'abord, se reprit Jungkook.
— C'est quoi l'idée, là ? demanda-t-il sans bouger d'un iota, renfrogné.
— Manier une arme demande de l'énergie. »
Ta famine doit cesser.
Taehyung haussa les sourcils.
Qu'est-ce qu'il me chie ?
Puis, comme la brume du matin, sa fureur consentit à s'amenuiser lorsqu'il comprit.
Lentement, il se leva et s'avança vers l'évier, tandis qu'à quelques pas de lui, Jungkook ouvrait le réfrigérateur. Il fit couler l'eau, les yeux fixés sur la nuque de son aîné qui faisait réchauffer de nombreuses boîtes, l'esprit vagabondant sans cesse.
Malgré sa rancœur profonde et tenace, Taehyung ne put réprimer la légère reconnaissance qu'il éprouvait envers lui. Il savait qu'il avait deviné sa malnutrition, et le simple geste de lui offrir de la nourriture suffisait presque à apaiser entièrement la fureur qui l'avait consumé dans le bureau.
Si Yoongi ne lui avait pas apporté de quoi manger pour le mois, Taehyung aurait pu se contenter d'éprouver un immense soulagement en sachant qu'il était sur le point d'apaiser cette faim dévorante, mais ce n'était pas tout.
Il était bouleversé, secoué par des émotions complexes, submergé par la tristesse et la faim qui tiraillait tout de même ses entrailles, n'ayant rien pu avaler sous le poids de l'anxiété, ce matin, et ne pouvant se permettre le luxe de manger trois repas par jour.
Pour épargner chaque mets et retarder le plus possible sa visite au bar.
Ses sentiments étaient à vif, exacerbés par le geste de son hôte qui, sans prononcer un mot, semblait le comprendre.
Ce même hôte qui le tourmentait.
Pour qui il avait ressenti une haine telle qu'il aurait pu se consumer.
Et qui, à l'instant, l'avait contraint à tromper son tuteur.
Je le hais d'être aussi versatile. Je hais son humanité. Je le hais parce que, malgré tous mes efforts, j'arrive pas à véritablement le haïr.
Cette contradiction le tenait enchaîné, le faisant osciller entre le désir de repousser Jungkook et l'incapacité de s'en détacher. Chaque facette nouvelle qu'il découvrait en lui était un miroir cruel de sa propre vulnérabilité.
C'était une valse incessante, une valse étourdissante de ressentiment et de compréhension.
Il était perdu.
Jungkook l'entendit s'asseoir et renifler discrètement. Il s'efforça de poursuivre ses gestes, résistant à son désir de se retourner et poser ses yeux sur lui. Il ne voulait voir aucune larme, aucune affliction. Il ne s'en sentait pas capable, à cet instant précis, se remettant doucement de ses émotions.
Il s'installa de l'autre côté du comptoir, un grand verre de jus de pomme à la main, après avoir dressé la table sous l'œil à la fois embarrassé et curieux de Taehyung.
Devant ce dernier reposaient une dizaine de petites assiettes, chaque présentoir garni de mets savoureux.
Un petit déjeuner de roi.
Les couleurs vives des kimchis fermentés, les arômes épicés du bulgogi mariné et les textures croustillantes des hobakjeon frits formaient un festin. Les tangs, les bibimbaps colorés et les gâteaux de riz gluant le firent saliver.
Taehyung distinguait parfaitement les deux portions qui lui étaient servies. Jungkook n'en avait qu'une.
Une vague d'émotion envahit sa poitrine, faisant vibrer sa gorge d'un pénible tremblement.
Il m'a donné deux putain de portions.
Ses yeux s'embuèrent de nouveau légèrement, tandis qu'il lâcha un petit rire désabusé. Il ne pouvait guère feindre l'indifférence ou cracher une remarque acerbe.
Sa gratitude le retenait.
Qu'on me pince, je sais même pas si c'est un rêve ou un cauchemar.
Le regard scrutateur, Jungkook perçut le tourbillon en lui. Il le voyait se retenir de fondre en larmes, immobile, les yeux rivés sur la nourriture.
Cet enfant égaré agitait les tréfonds de son âme, étant un miroir de lui-même à cet âge.
Il claqua sa langue contre son palais, agacé par ses propres pensées.
« Tu attends une invitation royale ? Mange », ordonna Jungkook sans le lâcher des yeux.
Jungkook lui-même retenait le soupir pesant qui menaçait de s'échapper de sa poitrine compressée par la peine.
La gorge nouée, Taehyung déglutit, sentant son ventre se tordre et son appétit gronder au fond de lui.
« Non, je fais une grève de la faim », dit-il d'une voix éraillée.
Son ton fut si faible et doux que son sarcasme échoua.
La main timide, embarrassé sous le regard perçant du blond, il se saisit des baguettes noires et plates en inox. Déglutissant de nouveau sous l'écoulement presque excessif de salive, il tenta une première bouchée.
Lorsque le goût savoureux du kimchi explosa sur sa langue et contre son palais, ses pupilles se dilatèrent instantanément, ses doigts devinrent fébriles et sa faim se fit insatiable. Plus rien n'avait d'importance. Hormis dévorer. Il engloutissait chaque bouchée sans réfléchir, perdu dans l'ivresse de cette sensation, oubliant avec qui il était et où il se trouvait.
Son seul dessein désormais, impérieux et brûlant ; une hâte fiévreuse de chasser la faim.
Jungkook ressentait une affliction viscérale qui lui nouait les entrailles. Immobile, il observait cette scène désolante. Il se demandait si son cadet avait développé un trouble. La manière dont il dévorait la nourriture, sans goût ni plaisir, gobant les bouchées comme un naufragé affamé, l'alarmait. Il s'étouffait, mais s'empressait d'engloutir encore, comme si chaque bouchée pouvait lui être arrachée par un vent cruel.
Il se pouvait que Taehyung se nourrisse ainsi même après avoir surmonté sa période de famine.
À engloutir uniquement dans le but de chasser la faim. Sans la moindre étincelle de plaisir.
Je ne l'espère pas.
Ses doigts se resserrèrent autour de son verre et sa mâchoire tressauta. Il maudissait Seokjin en silence.
Comment avait-il pu précipiter son propre frère dans une telle misère, dans une pauvreté qu'il trouvait non seulement injuste, mais également d'une cruauté déchirante ? Cette famille possédait une fortune incalculable. Où était l'héritage de Taehyung ? Pourquoi était-il privé de ce qui lui revenait aussi de droit ?
Que s'est-il réellement passé entre ces frères ?
Puis, une seconde question impitoyable traversa son esprit. Il ferma fortement les yeux à cette idée qui le cloua sur place tant elle était atroce, si atroce que ses mains tremblèrent dans un soubresaut quasi imperceptible.
Pourquoi Jin ne l'a pas effacé plutôt que de le condamner à un tel échafaud ?
Au moment où Taehyung s'étouffa une énième fois, toussant brusquement avec la bouche pleine à en devenir rouge, Jungkook fut ramené brutalement au présent. Abandonnant son verre, il se leva précipitamment pour lui offrir de l'eau, s'invectivant mentalement d'avoir oublié de lui en servir. Taehyung n'attendit pas pour le boire d'une traite, des larmes perlant au coin de ses yeux.
Jungkook retint un soupir peiné. Il se pencha vers lui, attendant que le plus jeune se stabilise et lève les yeux.
Et le regard larmoyant croisa celui serein.
« Mange plus lentement, la nourriture ne s'envolera pas. D'accord ? »
L'instant fut brièvement suspendu, et Taehyung détourna les yeux, le poids de la honte alourdissant ses épaules, accablé par la scène déplorable qu'il avait laissé entrevoir.
« Pardon... j'ai pas... »
Mangé, ce matin.
« J'ai juste... »
Atrocement faim.
« Peu importe, l'interrompit Jungkook d'une voix feutrée. Je te demande simplement de ralentir ou tu ne seras pas correctement repu. Je veux te voir débordant de vitalité, pas nauséeux », ajouta-t-il nonchalamment.
Il se redressa, s'éloigna et lui servit un verre de jus de pomme.
« Et on a tout notre temps, aujourd'hui », ajouta-t-il en se rasseyant gracieusement.
Taehyung ne pipa mot. Il n'éprouvait ni l'envie de se montrer fier ni le désir de dissimuler le fait qu'il était affamé. Ce Jeon lui tendait une offrande de survie, une occasion de se sustenter, un geste de générosité dans cette relation ambivalente qui les liait.
Un lien de rédemption conflictuel. Paradoxal. Instable. Complexe.
Loin d'être sain.
Mais encore une journée en ne se nourrissant que d'un seul repas, et il serait à la limite de l'évanouissement, emporté par la torpeur de la faiblesse. Il était si carencé en vitamines et de minéraux qu'il se demandait parfois si son inquiétante perte de cheveux, autrefois si abondants, n'en était pas la conséquence.
En plus de son teint presque grisâtre, terne, autrefois lumineux et délicieusement hâlé.
De sa peau qui pelait par endroits.
De ses ongles cassants, pâles, serties de stries et de rainures.
Et bien entendu, de sa maigreur, de ses joues et son ventre légèrement plus creux que la normale.
Embarrassé, il s'éclaircit la voix et hocha simplement la tête, avant de reprendre plus lentement.
Ses bouchées restaient néanmoins grandes, ses baguettes picorant entre trois assiettes à la fois.
« À quand remonte ton dernier repas ? », demanda-t-il, l'expression soucieuse et sévère.
Taehyung stoppa ses gestes un court laps de temps, surpris. Puis, lentement, il releva la tête.
« Ça vous regarde ? répondit-il, piqué au vif, en détournant les yeux, avant de gober une grosse bouchée de viande.
— Combien de temps ? », réitéra-t-il d'un ton plus exigeant, mais toujours maîtrisé.
Taehyung sentit son cœur accélérer ses battements. Il avait la nette et désagréable impression d'être sur le point de dire une bêtise réprimandable.
« Hier soir, répondit-il, luttant pour dissimuler son embarras en mâchant.
— Combien de repas par jour ?
— On s'en fo...
— Kim. »
Taehyung soupira.
« ...Un », souffla-t-il en levant les yeux au ciel, embarrassé.
Et encore...
Il entendit aussitôt une mélodie sinistre. Les dents de Jungkook grincèrent, se mêlant à un soupir et à une invective grondante. Ses yeux tombèrent sur la main encrée et baguée se resserrer implacablement autour du verre en une étreinte si féroce qu'il se demanda si le fragile cristal ne succomberait pas en mille éclats comme une ultime note de tragédie.
Taehyung en fut touché, malgré lui.
« Je suis vivant, c'est tout ce qui m'importe », déclara-t-il d'une voix plus ferme qu'il ne l'aurait souhaité avant de reprendre son repas.
Jungkook avisa la quantité de nourriture qu'il prenait entre ses baguettes et ne put s'empêcher de s'arracher la peau intérieure de sa bouche. La famine était une torture cruelle, une douleur qu'il avait autrefois connue.
En guise de punition.
Il détourna son attention du passé qu'il préférait oublier, luttant contre une aura qui commençait à l'envelopper, une présence sensible au souvenir de la famine endurée.
Ses yeux dévièrent vers le bracelet traqueur ornant le poignet osseux de son cadet. Il fronça les sourcils aux les légères éraflures qui marquaient sa peau fine.
A-t-il tenté de l'ôter ?
Non, ça ressemble plus à des traces d'ongles, comme s'il s'est gratté.
« Tu as utilisé les transports, hier », lança-t-il promptement.
Taehyung releva la tête de ses nombreuses petites assiettes, les joues gonflées et les lèvres luisantes de sauce.
« Comment vous... ? Ah. »
Il comprit lorsqu'il vit les orbes du blond fixés sur son poignet entravé.
« Vos potes qui me collent vous ont rien dit ? demanda-t-il après avoir avalé, ses baguettes picorant d'ores et déjà dans d'autres petites assiettes et bols fournis. Je sais qu'ils m'ont suivi.
— Je n'ai pas eu le temps d'écouter leur rapport, ce matin.
— C'est bien, ça. Quel professionnalisme, railla-t-il d'une voix légère. Bon, après, vous étiez accompagné », dit-il avec un petit sourire en coin.
Puis, Taehyung se figea et cligna des yeux, ébloui par l'audace qui venait de l'habiter, lui qui d'ordinaire fuyait ce sujet comme on fuit l'ombre menaçante d'un passé douloureux.
Jungkook se contenta de soupirer en secouant légèrement la tête, mi-dépité, mi-amusé.
« Donc vous avez suivi ma trace grâce au bracelet, hier », consta-t-il après s'être timidement éclairci la voix.
Jungkook acquiesça.
« Simplement vérifier si tu avais réellement l'audace, ou peut-être la folie, de marcher pendant deux heures par pure fierté.
— Plutôt vous assurer que j'irais pas dans le commissariat du coin, grommela-t-il.
— Ça va de soi, avoua Jungkook, faisant lever les yeux de Taehyung au ciel.
— De toute façon, comme vous êtes un maniaque du contrôle, vous aurez fini par me rattraper une fois libre de votre invité inattendu, non ? Si vous aviez compris que je marchais, hier.
— À moins que tu souhaites périr en traversant le boulevard de l'autoroute », admit-il à demi-mots, sans cligner des yeux, réfrénant un rictus amusé à sa remarque.
Jungkook but une dernière gorgée de son verre avant de se munir de baguettes et d'enfin entamer son repas.
Taehyung se figea, son regard mêlant amusement et confusion. Étonné par cet aveu, il choisit de l'ignorer, bien que des questions se multipliaient en lui.
Donc, là, il vient de m'avouer qu'il m'aurait carrément rejoint en plein chemin pour m'emmener chez moi s'il avait vu que je marchais ?
Stupéfait, Taehyung lâcha un petit ricanement. Jungkook plissa légèrement les yeux tandis qu'il mâchait élégamment, la bouche fermée, tentant de le déchiffrer derrière ses baguettes.
« J'ai préféré prendre les transports, j'aurais jamais eu la force de marcher plusieurs kilomètres le ventre vide. Quitte à me prendre une amende... dit-il en piochant de nouveau dans une assiette de viande.
— Tu as eu une amende ? », tiqua le blond.
Oui.
« Pourquoi vous agissez à l'opposé de ce que je vous dis ? demanda-t-il d'une voix calme, l'ignorant tout en prenant une énième bouchée.
— J'ai des hallucinations auditives ou c'est vraiment toi qui viens de faire cette remarque ? répondit-il, un sourcil moqueur arqué.
— Vous avez parfaitement entendu. Le billet. J'ai dit que j'en voulais pas, alors pourquoi il s'est retrouvé dans ma poche comme par enchantement ? s'enquit-il, tout en continuant à manger sereinement.
— Je crains que la réponse à ta question me soit inconnue », avoua-t-il avec dignité, maintenant leur regard.
Taehyung le scruta un instant, le voyant légèrement perplexe. Les mots n'étaient pas nécessaires ; l'incertitude planait entre eux comme un voile délicat. L'épais silence enveloppait la pièce tandis que le ténébreux, après avoir avalé sa bouchée, se leva avec grâce sans s'excuser de le faire en plein repas.
Ses pas le menèrent jusqu'au séjour où son manteau gisait sur l'un des canapés, puis glissa une main dans la poche intérieure pour en extirper son porte-monnaie luxueux.
Dernier cadeau de son père à ses quinze ans. Juste avant le drame.
Jungkook plissa les yeux, l'esprit ailleurs.
Il est d'une dignité rare. À le voir paré de ses luxueux atours, nul ne pourrait deviner sa précarité ni son mal-être quotidien.
Quand Taehyung reprit son siège, Taehyung ouvrit son bien sous le regard attentif de Jungkook. Ce dernier, feignant une patience sereine, guettait avec une curiosité à peine contenue chaque mouvement de son cadet.
Chacun des gestes de Taehyung était un calcul minutieux, exécuté avec une lenteur délibérée, tandis que son regard impénétrable se plongeait dans celui circonspect du plus âgé.
Il extirpa le billet de cinq mille wons.
Puis esquissa un petit sourire satisfait lorsque l'expression de Jungkook se mua en une légère surprise, avant de relever les yeux vers les siens, les sourcils froncés par l'incompréhension.
« Je crois que c'est à vous, exposa Taehyung en le glissant jusqu'au blond qui ne détourna guère le regard.
— Je n'ai jamais rencontré une personne aussi têtue que toi.
— Je vous retourne la remarque, rétorqua-t-il calmement. Comptez pas sur moi pour apaiser votre conscience. Mais si ça vous tient tant à cœur, on peut dire que vous vous rattrapez bien avec ce petit déj. Pas besoin d'en faire plus.
— Ce n'est pas pour apaiser ma conscience. J'ai simplement agi comme tout aîné le ferait pour son cadet », dit-il avec une fausse assurance.
Et il dut lutter contre l'impulsion de détourner le regard, geste qui trahirait son trouble.
Taehyung esquissa un rictus moqueur, et soutint son regard sans fléchir. Jungkook intensifia le sien, perçant, agacé d'être démasqué, encore.
« Moui, dit Taehyung d'une petite voix lourdement sarcastique. Tout comme assommer votre cadet, le kidnapper, chambouler sa petite routine déjà assez difficile, le forcer à mentir à son tuteur, et cætera. Je vais pas vous rappeler les détails, hein, vous connaissez la sordide histoire par cœur. »
Le grincement des dents que Taehyung entendit le combla de joie. Il ne dissimula guère son petit sourire triomphant, tandis qu'il reprenait son repas, sereinement, vainqueur.
Je lui rappellerais ses actes tous les jours, s'il le faut, surtout que je sais qu'il en souffre. Bien fait pour sa gueule.
« Il serait souhaitable que tu prennes mes paroles pour ce qu'elles sont, dit Jungkook d'une voix presque grondante.
— Et moi j'ai une sainte horreur du mensonge », soupira-t-il, son ton glacial et ses yeux fixant sévèrement ceux du blond.
Jungkook se contenta de croiser les bras en s'appuyant sur le comptoir et de le regarder continuer calmement son repas.
Plutôt que de s'irriter, il voyait son respect pour Taehyung, déjà profondément enraciné, s'épanouir davantage.
Tant qu'il accepte de se nourrir.
« J'imagine que tu as déjà envisagé de vendre quelques effets personnels ? », demanda Jungkook, dissimulant à peine sa curiosité et son désir de comprendre.
Saisi par l'étonnement, un frémissement délicat parcourut les sourcils de Taehyung. Les coins de ses lèvres et ses yeux tressaillirent, tant il s'empêchait de grimacer.
Pourquoi autant de curiosité ?
« Oui, mais tout ce que je vendrais sera une partie de mon passé qui s'en ira. Je veux pas. Je tiens à tout ce qui me reste d'eux, dit-il, les yeux baissés, dans le vague, triturant le pan de sa serviette sur la table.
— Quitte à t'affamer ? »
Sous le poids de la voix perplexe et basse du blond, Taehyung mordilla sa lèvre inférieure, une infime honte le submergeant à l'idée de ses agissements maintenant exposés à la lumière crue du jour. Il savait que personne ne pourrait le comprendre.
Personne, sauf celui qui a tout perdu du jour au lendemain, ne peut saisir la nécessité de s'entourer de vestiges d'un passé plus précieux que sa faim, pour ne pas sombrer dans la folie née de la solitude.
Il était accroché à ces fragments douloureux comme à des radeaux fragiles, il luttait contre le tourbillon du deuil. Chaque éclat de mémoire était une bouée, une quête désespérée de réponses, de compréhension, sans lesquelles il ne pouvait trouver la paix.
Car qui pourrait comprendre la tempête intérieure d'un adolescent ayant été frappé par un drame aussi brutal et dévastateur ?
« C'est un peu comme vous avec le revolver de votre père. Vous pourriez le céder si c'était votre seule solution ? »
Jungkook le fixa intensément et, intuitivement, Taehyung répondit à son appel muet. Leurs yeux se rencontrèrent de manière féroce et pleins d'une compréhension profonde que nul autre ne pourrait prétendre saisir.
D'un léger mouvement de tête négatif, Jungkook lui signifia sa réponse, ses yeux scintillant d'une lumière plus vive.
Taehyung perçut une légèreté nouvelle envahir sa poitrine, son cœur libéré d'une étreinte désagréable.
Au final, il comprend. Pas comme Yoongi. Et là, j'ai besoin d'en parler.
Il faillit rire jaune face à ses pensées.
En parler avec celui qui m'enchaîne, la blague du siècle.
Secouant doucement la tête, il posa ses baguettes avec une lenteur réfléchie, puis prit une profonde inspiration. Après une gorgée d'eau, il se gratta distraitement la joue, les yeux perdus dans le vide, à la recherche des mots sous le regard attentif de son aîné.
Jungkook avait abandonné son repas, son esprit entièrement focalisé sur celui qui, à l'origine, n'était qu'un simple pion dans son échiquier. Le voilà qu'il s'intéressait à la manière dont il avait vécu l'après-drame.
Qui s'inquiétait pour sa maigreur.
Qui le considérait davantage comme un égal.
Et ça ne fait même pas trois jours qu'on se côtoie.
« Et ? Arrête de faire genre tu sais pas
pourquoi ce gosse te prend aux tripes. »
La peau autour de ses yeux se tendit sous l'emprise d'un agacement croissant, tandis que son nez se plissait, trahissant son irritation.
« Non, mais, y'a des limites au déni, aussi. »
Jungkook fit glisser sa langue le long de l'intérieur de sa joue, comme un fauve en cage cherchant à apaiser une colère sourde.
« J'ai essayé de vendre un tableau qui m'aurait rapporté une belle somme, mais ma mère l'adorait. Ce porte-monnaie coûte une blinde, son prix pourrait me servir pour des semaines et des mois, mais c'était le dernier cadeau de mon père à mes quinze ans. Même la table du salon, qui vaut autant qu'une voiture, a été offerte par mon père à ma mère, et... »
Il se frotta légèrement le front en soupirant, pris dans l'émotion de ce souvenir précieux.
« J'étais encore qu'un gosse, mais je revois avec précision la fierté et l'amour dans les yeux de papa quand maman l'avait chaleureusement remercié en le serrant longuement contre elle. Ils étaient si amoureux malgré les années et les épreuves, ils... »
Ils étaient mes meilleurs modèles.
Ses derniers mots s'éteignirent dans un souffle étranglé, sa voix se brisant en un murmure rauque. Jungkook s'humecta les lèvres, luttant avec une détermination farouche contre la douleur lancinante que ravivait le souvenir, se forçant à garder une expression neutre.
Pourtant, son cœur s'était emballé, cognant à tout va contre sa poitrine saillante.
Taehyung inspira profondément, frottant d'un geste discret le bout de son nez avec le dos de sa main, retrouvant ainsi une fragile contenance.
« Ils se couvraient de cadeaux, reprit-il. Tout le temps. Donc presque chaque objet a une histoire qui relie un souvenir. Et je veux pas effacer ces souvenirs. Il reste encore leurs vêtements et effets personnels. Je n'ai rien vendu, sauf quelques bijoux et mes propres vêtements que j'avais achetés à l'époque. Comme je ne pouvais pas m'en acheter de nouveaux à ma taille, j'en ai gardé. Je porte encore des habits de quand j'avais quinze ans, même si certains ne me vont plus et que je les ai vendus. »
Jungkook n'était guère surpris, comme si la vérité avait longtemps hanté les confins de son esprit, avant de se révéler soudainement dans une lumière crue. Pourtant, il était mortifié ; ses traits s'étaient fait plus durs, plus acérés, et son souffle plus profond.
Comment tu survis ?
« Comment tu te débrouilles ? l'interrogea-t-il, les dents serrées.
— Bah, je bosse, comme tout le monde. »
Taehyung se mordit la langue en guise de réprimande, n'ayant pas voulu que son ton soit aussi tranchant. Il saisit de nouveau ses baguettes, poursuivant son repas avec une sérénité feinte, tandis que Jungkook, brûlant de curiosité, attendait impatiemment la suite.
« Au black ? », demanda-t-il avec une légère hésitation, conscient d'être trop insistant.
Pour toute réponse, Taehyung acquiesça, la mine plus sombre et fermée. Inconsciemment, il ralentit ses mouvements tandis que sa tension montait. Ses yeux fixés sur un point invisible du comptoir, il restait sur le qui-vive, redoutant la question imminente de Jungkook, comme si une flèche menaçait de le transpercer à tout instant.
Jungkook lut son langage corporel. Les épaules voûtées, la respiration légèrement superficielle, l'évitement de regard.
Il stresse.
Il respecta le mutisme fragile de son cadet.
Je vais creuser la piste du bar dès ce soir.
« Euh, pouce. On peut savoir pourquoi ? »
Plongé dans les méandres de sa conscience fracturée, la respiration de Jungkook s'apaisa. Ses yeux fixés sur un point invisible reflétaient un échange interne que lui seul pouvait entendre.
Taehyung lui lança un regard furtif, se figeant un instant, frappé par la profondeur avec laquelle son aîné était plongé dans ses songes. Il baissa le regard, poursuivant son repas, entamant sa seconde portion.
Intrigué par son silence et son immobilité, Taehyung lui jeta un second coup d'œil. À sa surprise, il vit Jungkook incliner légèrement la tête, les yeux toujours dans le vague, semblant écouter un murmure secret. Puis apparurent au coin de ses yeux ces ridules significatives de son sourire presque imperceptible.
Qu'est-ce qu'il fout ?
Taehyung faillit sursauter lorsque les prunelles de Jungkook croisèrent soudainement les siennes, faisant bondir son cœur face à la brusquerie du geste.
Il fut happé par son regard apaisé, plus serein.
« Tu sais que tu es infiniment plus plaisant lorsque tu délaisses la provocation, Kim ? C'est très étrange, vois-tu », dit-il avec une nonchalance imperturbable, cherchant également à dissiper la tristesse qui pesait sur son cadet.
Pourtant, ses perles noires murmuraient un tout autre discours.
Je ne peux m'empêcher d'admirer sa ténacité et son esprit vif. Cette étincelle dans ses yeux... elle me trouble plus que je ne voudrais l'admettre.
Sans cesser de mâcher, Taehyung releva la tête. Dans les prunelles noires de son aîné qui le scrutaient, une lueur inattendue brilla. Un scintillement d'estime. Ce simple éclat lui procura un sentiment étrange, un mélange subtil de fierté, de satisfaction et de confusion.
Mais entre hommes, ils se comprenaient. Et Taehyung comprit parfaitement que le Jeon l'incitait à réagir davantage, à briser ce moment de confessions.
« Après. Je reprends des forces, d'abord », répondit Taehyung.
Il baissa aussitôt les yeux vers ses assiettes, tentant de contenir un rictus mutin, ce qui déclencha celui plus subtil chez Jungkook.
Ce dernier savait que sous ses mots, Taehyung avait décelé l'aveu implicite qui se cachait :
« C'est trop calme ».
Taehyung aussi trouvait cette trêve interminable, un sentiment qu'il ne pouvait pas ignorer.
La quiétude qui les entourait devenait presque dérangeante, inconfortable.
Elle avait perduré bien trop longtemps à leur goût.
Ils ressentaient le besoin de raviver leur duel verbal, ce combat de mots qui s'était ancré en eux, pour fuir cette compassion insidieuse qu'ils refusaient d'admettre l'un pour l'autre.
Ils préféraient se cacher derrière des regards plein de défi et des paroles acerbes, presque offensantes, parfaitement insolentes.
Se provoquant sans relâche.
Car ils refusaient obstinément de s'avouer l'évidence,
la masquant avec véhémence :
Que leurs cœurs parlaient de manière plus intense,
surpassant toute la raison et ses exigences.
𝐴̀ 𝑠𝑢𝑖𝑣𝑟𝑒...
𝑾𝒊𝒕𝒉 𝑳𝒐𝒗𝒆, 𝑫𝒂𝒓𝒌 𝑬𝒚𝒆𝒍𝒆𝒕 🖤
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