Sombres Mystères 5/6
Le soir venu, les aspirants Défenseurs regagnèrent leurs dortoirs sous la houlette de Madame Dungarron. Les professeurs avaient rejoint leurs quartiers et le silence s'était abattu sur les jardins de la bâtisse, bercés par l'enivrante lueur de la lune se reflétant dans la neige. C'était une nuit paisible, comme toujours. Dans la file d'élèves montant à l'étage, Milléïs et Draval interceptèrent la vieille surveillante, afin de la prévenir de leur rendez-vous chez Monsieur Pepperain.
— Ah, enfin, vous allez r'tirer vos pansements ? Ça aura duré un bail, c'bazar ! Votre chute vous aura coûté cher. Allez-y alors et n'tardez pas trop !
D'un commun accord, le binôme s'éclipsa vers l'aile droitière. La marche fut courte, car au premier crochet, ils tombèrent nez à nez avec le directeur. Celui-ci, dans son déchaînement, manqua de les heurter de plein fouet. Visiblement étonné, Wynstead leur glapit :
— Par la Trinité, que faites-vous ici, vous deux ? C'est encore pour vos pansements ?
— Précisément, monsieur, répondit Draval, légèrement crispé.
Sévèrement, le directeur soupira.
— Ce n'est pas bientôt fini ces allers et retours, la nuit ?
— Ce sont nos derniers, après ça, nous n'auront plus besoin de venir, l'avertit Milléïs.
— À la bonne heure ! Vous direz à Monsieur Pepperain que je ne suis pas très fier de son travail. Faire venir des enfants ici le soir, ce n'est guère prudent.
— Pourquoi ça ?
Wynstead jaugea gravement Milléïs. Il exhala avec calme :
— Vous êtes très curieuse, Miss Gazergray. La curiosité est un très vilain défaut, le savez-vous ?
— Excusez-la, Monsieur le directeur, intercéda Draval, avant que Milléïs ne puisse ouvrir la bouche. Elle ne réfléchit pas toujours avant de parler.
L'homme opina avec dédain, puis exposa son départ précipité. Tel une brise de vent, Wynstead s'évapora de l'autre côté du mur. Une fois seuls, Milléïs appuya un regard tranchant et accusateur sur son meilleur ami.
— Merci beaucoup de me faire passer pour une imbécile !
— Voyons, ce n'est pas vrai ! Je t'ai seulement évité un sermon.
— La belle affaire ! Et puis, que faisait-il encore ici ? Je suis sûre qu'il sortait encore des donjons...
— Je n'en sais rien et je ne veux pas le savoir !
Draval avait plaqué ces mots en reprenant le chemin de l'infirmerie. Estomaquée, Milléïs lui courut après pour le rattraper.
— Attends-moi ! C'est trop étrange, cette affaire. Nous l'avons croisé bien trop de fois à cette heure. C'est comme s'il se rendait dans les donjons chaque soir. Quelque chose cloche...
— On s'en fiche, Milléïs, d'accord ?
La voix subitement forte et menaçante de Draval paralysa la jeune fille. Il ne lui avait jamais parlé ainsi. Il semblait avoir atteint un degré d'exaspération maximum quant à ce sujet ; ce n'était pas l'image du garçon souriant et sensible qu'elle connaissait. Sans en rajouter, Draval frappa à l'antre du médecin. Sur ce point, Milléïs ne le comprenait pas. Eux qui naviguaient sur la même longueur d'ondes habituellement, ce questionnement envenimait constamment leurs discussions. Bientôt, ce serait trop pour elle. Ces geôles d'interrogations devenaient bien trop conséquentes pour son esprit. Sa curiosité ne disposait d'aucun remède.
Bientôt, elle allait devoir découvrir ce que ces mystérieux donjons dissimulaient. Avec ou sans Draval.
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— Milléïs, ça suffit maintenant ! C'est ridicule !
Le lendemain matin, faisant trembler les murs de la salle de séjour, un litige volcanique explosait entre Milléïs et Draval. Après le petit-déjeuner, l'éternelle lubie de la Gazergray avait finalement fait jaillir la colère de Draval. À croire que flirter avec le danger lui procurait autant de plaisir que la dégustation d'une brioche perlée. Isolés près du piano, profitant des quelques rais de lumière matinaux, leurs hauteurs de voix diminuées s'élevaient en rafales et violentaient les vitres innocentes de la fenêtre.
Draval fut le premier à gronder sa partenaire.
— Tu n'iras pas dans les donjons, c'est trop dangereux !
— Qui te dit que c'est dangereux ? contra Milléïs, en veillant à ce que personne ne les écoute. On ne sait pas ce qu'il y a dedans !
— Justement ! Tu ne comprends pas que nous risquons le renvoi ? Tu mets notre place de Défenseurs en jeu avec tes élucubrations !
— Ce que je ne comprends pas, c'est que tu puisses être aussi ferme sur cette idée ! Où est passé le Draval curieux et joueur que je connais depuis près de dix ans ?
— Ce Draval est resté à Solécendre. Eh, mais, tu m'écoutes ?
Milléïs leva rapidement la tête, la bouche dégoulinante de sucre et la main plantée dans le bocal rond où des Cerubis étaient mis à disposition, sur le piano. Les perles rouges semblaient appeler au secours. Devant le regard réprobateur de Draval, la jeune fille s'excusa maladroitement. Ces yeux auraient pu calmer n'importe quel voleur avec un minimum de jugeote.
— Je t'en prie, Milléïs, ce n'est pas une bonne idée. Oublie ça, fais ça pour moi...
En avalant sa bouchée, Milléïs ferma ses paupières et étudia la résonance suppliante de son meilleur ami. C'était un choix draconien. Lorsqu'elle se plongeait dans cette noirceur homogène, elle revoyait l'entrée des donjons dans un éclair de nébulosité ; l'œil froid du directeur qui la toisait, sa silhouette et sa canne qui disparaissaient derrière l'imposante porte. Le mystère l'enrobait à la manière d'une seconde peau. Cela en tournait presque à l'obsession ; honorer les paroles de Draval lui était impossible.
— Je suis désolée... Je ne peux pas.
Soudain, Madame Dungarron arriva et annonça que le premier cours de la journée allait débuter. L'essaim d'élèves rejoignit la gardienne et, après avoir enfourné une poignée de bonbons dans sa poche, Milléïs voulut les imiter. Or, Draval la retint par le bras, bondissant face à son minois. Sa hauteur la dominait.
— Milléïs, je t'en prie !
— Je n'irai qu'une fois...
— C'est une fois de trop, tu es complètement folle ! la coupa-t-il, toujours à mi-mots.
— Laisse-moi finir ! Et je te serai gréée de bien vouloir m'accompagner.
Cette fois, l'âme dépitée de Draval s'arracha littéralement de son enveloppe corporelle.
— Alors là, ne rêve pas ! Je ne risquerai pas ma place ici pour ce genre de bêtises ! Et tu ne t'y rendras pas non plus.
— Ce n'est pas toi qui décides ! Si tu es trop peureux à l'idée de découvrir ce qui s'y cache, eh bien soit. Reste ici, ça ne me dérange pas ! Mais moi, j'irai avec ou sans toi !
Ces paroles torpillées avec dureté le clouèrent sur place. Même s'il detestait sa hardiesse, Draval essaya tout de même de la retenir. Or, Milléïs lui passa dessus tel un char, d'un pas assuré et autoritaire, puis se fraya un chemin vers la sortie. Elle lui dit, cependant, avant de partir :
— J'y serai ce soir, à minuit. Si jamais tu changes d'avis, rejoins-moi à l'escalier.
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L'heure trépassa, jusqu'à ce que la nuit ne vienne installer son voile sur l'horizon. En dépit du fondement maladroit de son ingénieux plan d'évasion, Milléïs avait ignoré Draval une bonne partie de la journée. Même lors de la leçon de vol sur Méca-Condor, elle avait opté pour une démonstration solo au lieu d'une en binôme. Tandis qu'elle flottait sur le dos d'Arktis, le visage neutre de Draval semblait transmettre un sentiment d'indifférence flagrant.
Néanmoins, son regard brillant ne mentait pas... l'attitude de Milléïs le blessait.
Au moment d'aller au dortoir, il ne reçut aucun bonne nuit, aucun sourire, seulement une œillade. Une seule œillade plus expressive qu'un paysage d'été, le priant de réfléchir à sa récente proposition. À l'extinction des feux, en robe de nuit blanche, Milléïs se prélassa sous ses édredons, comme chaque soir, n'éveillant aucun soupçon chez ses camarades de dortoir. Dans quelques heures, lorsque les bougies seraient mortes, elle les quitterait pour assouvir sa soif intraitable de découvertes.
Juste quelques heures.
Ce fut au cœur de la nuit que Milléïs ouvrit enfin les yeux, comme avertie par une horloge interne. La noirceur ouvrageait les silhouettes endormies des quatre autres filles de la chambre. Il était minuit, enfin. Sans un bruit, la blonde repoussa ses draps et glissa ses jambes sur le côté. Lorsque ses pieds nus touchèrent le sol glacé, un frisson foudroyant lui traversa l'échine. Elle tenta de se déplier le plus lentement possible, étouffant le grincement du sommier qui suivait son mouvement.
En alerte, Milléïs regarda les filles ; elles dormaient encore. D'un pas de velours, elle se déplaça jusqu'à la porte, ignorant les respirations lentes habillant la chambre.
— Milléïs ? Qu'est-ce que tu fais ?
L'appelée se mortifia dans le temps. Coupable, elle se tourna vers Andronika qui était redressée sur les coudes. L'espace d'une seconde lui parut une éternité, alors qu'elle ratissait toutes les possibilités d'excuses imaginables à déblatérer à sa colocataire.
— Je... Je vais soulager ma vessie. Rendors-toi, je reviens.
À son plus grand soulagement, Andronika ne chercha pas à en apprendre davantage, puis se recoucha. Dans un souffle à peine audible, Milléïs extériorisa la pression accumulée durant cet affrontement. Les battements de son cœur à nouveau réguliers, la blonde déverrouilla lentement la porte. Le couloir aux miroirs était harnaché d'une pénombre aveuglante. Le corps en vibration, la jeune frondeuse vérifia si la voie était libre, puis elle déglutit ; aucun Draval en vue.
Était-ce une bonne idée, finalement ? Ne prenait-elle pas des risques inutiles pour un désir futile ? Brusquement, Milléïs balaya ces pensées saugrenues, ce n'était guère le moment d'hésiter.
Bravement, ses enjambées la guidèrent jusqu'en haut des escaliers qui menaient au rez-de-chaussée. Dans le noir total, seul l'astre de nuit à travers les vitraux éclairait faiblement son pèlerinage infructueux. Milléïs tendit l'oreille, espérant entendre le tintement des clés qui se balançaient à la ceinture de Madame Dungarron durant sa ronde de nuit. Les petits pas métalliques de Spoon, claquant sur les pierres de l'édifice. Ou encore, un simple murmure. Mais le silence demeurait assourdissant.
Le stress la gagna à l'idée de rejoindre l'aile droite. Encore une fois, son courage légendaire fit peau de chagrin. Après tout, Draval avait peut-être raison... fouiller dans l'interdit n'était sûrement pas recommandé.
Seulement, un sursaut de terreur l'agressa lorsqu'une paume s'échoua sur son épaule.
— Tout doux, ce n'est que moi !
Dans un rayon lunaire, Milléïs constata avec soulagement que ce n'était que Draval. Avec émotion, elle lui murmura :
— Tu es venu...
— Oui, je n'allais pas te laisser prendre des risques seule. Quel ami serais-je sinon ?
Milléïs étala un sourire attendri sur sa bouche, sous la mine inconfortable du garçon.
— Néanmoins, faisons vite. Je ne voudrais croiser personne...
La jeune fille lui donna sa parole. Ce fut ensemble, main dans la main, que le tandem intrépide s'aventura dans les sommets obscurs du Pensionnat Richmond. La nuit qui se sculptait autour d'eux affectait des formes monstrueuses prêtes à les déchiqueter avec appétit. Sans faire de bruit, sans soulever l'attention des âmes assoupies, Milléïs et Draval s'immobilisèrent enfin devant l'entrée maudite des donjons du château.
Quels secrets allaient-ils découvrir là-bas ?
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