Sombres Mystères 1/6
— Bienvenue, mes chers enfants, et soyez les bienvenus dans mon cours d'histoire et de géographie.
Assis à la dizaine de tables doubles qui s'étendaient en face d'un grand tableau d'ardoise, les élèves attendaient, les doigts sagement croisés sur leurs livres. La mine sentencieuse et une énorme lavallière autour du cou, Monsieur Rhonarick se tenait, le dos voûté, devant son bureau aux dorures patinées. Son visage flétri noyé par la lueur crue du soleil, il écarta ses bras enrobés d'une redingote beige à gros boutons. Il semblait si maigre que tous redoutaient sa chute imminente à cause de la lourdeur du nœud qui pesait sur sa nuque.
— Comme vous le savez d'ores et déjà, je suis le professeur Rhonarick. Je suis un ancien Défenseur ayant servi le MAJE durant plus de cinquante ans. Je suis devenu par la suite un membre de l'équipe rapprochée du feu Gouverneur Neverwick, le cinquième dirigeant de notre île. Je l'ai assisté jusqu'à sa mort, puis je me suis tourné vers la profession d'enseignant. C'est pourquoi aujourd'hui, pour le plaisir de vos maigres cervelets, je vais vous transmettre mon savoir. Partager avec vous ces trésors du passé, afin que votre culture de Défenseur ne soit pas uniquement basée sur la force et le combat. Prenons en compte que vous êtes de parfaits ignares, car vous l'êtes, je vais vous aider à combler le trou béant de vos connaissances. L'histoire de notre archipel est riche, sa géographie l'est également. Vous avez énormément à savoir sur Enkkorag, ses îles, ses légendes, ses chefs et tous ses recoins qui se comptent en myriade.
Monsieur Rhonarick se tourna vers Milléïs et Draval, siégeant l'un à côté de l'autre, au premier rang.
— Monsieur Pepperain m'a informé de votre accident. Allez-vous pouvoir noter ?
— Oui, je crois, répondit Milléïs en levant ses mains bandées, de concert avec Draval.
— Fort bien. Dans ce cas, commençons ! Ouvrez vos manuscrits à la première page.
Les pensionnaires s'exécutèrent. Rhonarick déambula alors jusqu'au tableau et tira la languette qui pendait au-dessus. Une fiche jaunie se déroula, arborant des courbes rocheuses de différentes couleurs, des étendues océaniques, des pics enneigés et des monts verdoyants. La carte d'Enkorrag était magnifique. À l'aide d'une grande règle, il pointa une masse imaginaire au centre du papier :
— Voici Enkkorag, notre bel archipel. Séparé en quatre îles principales, nommées les Îles Marâtres : Lumènia, Fiorra, Prisme et Galdoroc, il possède plusieurs morceaux de terres raccrochés de près ou de loin à son cercle océanique. À savoir, Molyngsie, Kalata, Kor Gaherys, le Schtar, l'Îlot d'Alivi et les Îles Troglodytes. Aujourd'hui, nous allons nous pencher sur son histoire.
Il s'éclaircit la voix.
— Il y a cent soixante-dix-sept ans, en mille sept cent un, notre monarchie actuelle a été fondée. Auparavant, l'ordre et la compassion n'étaient guère pris en compte, les nations étant constamment en guerre, laissant leurs convoitises choisir à leur place. Les ressources précieuses, les matières premières et les gisements de fer étaient des points culminants de ces affrontements parfois sanglants. La décadence d'une partie du bas peuple était à son paroxysme, hurlant que la haute société les traitait comme des déchets, les négligeait et les laissait mourir de faim et de froid. Cependant, tout a changé avec l'événement chaotique de la Conquête de Kalata, lorsque l'empereur Kyunokhan de Kalata, un souverain conquérant égoïste et avide de domination, a décidé d'envahir l'archipel en quête d'un empire bien plus riche et expansif que son île seule. Sa flotte au drapeau rouge a amarré sur le port de la préfecture d'Hyramina et a mis Lumènia à feu et à sang pendant trente jours, s'en prenant directement à la branche directive des Îles Marâtres. Dites-moi... Qui pourrait me dire ce qu'est la préfecture d'Hyramina ?
Parmi les élèves, une paume laiteuse se leva dans la salle de classe.
— Oui, Miss Lockspear.
— La préfecture d'Hyramina est l'ancien nom de Solécendre, avant que le Gouverneur Quellin Richmond ne reprenne les choses en mains, suite à sa destruction par les kalats.
— Très bien, sourit le professeur. En effet, Hyramina est le premier nom de notre belle capitale. D'ailleurs, à l'époque, elle ne l'était pas. Elle était simplement l'une des métropoles les plus grandes de Gorstys, où le commerce était fleurissant de par son accès à la mer. Elle était celle qui comptait également le plus de pauvreté dans ses rues. En montant au pouvoir, le Gouverneur Richmond la rebaptisa Solécendre en l'honneur de ce nouveau départ serein sous un beau soleil. En parlant de ceci, savez-vous qu'avant, les Gouverneurs n'existaient pas ?
— Mais alors... Qui gouvernait le pays ? demanda Andronika.
— Ceux qui dirigeaient les nations autrefois étaient appelés les Préfets Territoriaux. Ils étaient des hauts-placés issus de la noblesse, formant à eux la branche directive qui veillait au bon rondement de leur population. Ceux-ci s'occupaient de l'administration des plus grandes villes, dites les Préfectures, laissant à desseins les plus petites bourgades. Suite à l'invasion des flottes kalats survenue à Gorstys, plus d'une soixantaine de Préfets Territoriaux furent exécutés par l'ennemi. L'un des rares à avoir survécu fut Quellin Richmond, notre premier Gouverneur. Voyant que les jours d'assauts devenaient critiques, que les morts pleuvaient et que les moyens de protection du peuple devenaient désuets, il demanda de l'aide à quatre préfets venant des îles voisines : Adolard Dinklebauer de Prisme, Ségléphir Divara de Fiorra et Venus Westergaard de Galdoroc. Craignant que la rage des kalats ne retombe sur leurs contrées, ils acceptèrent, ravalant pour certains les litiges non résolus du passé.
Il prit une courte pause pour reprendre son souffle.
— Les quatre futurs Gouverneurs créèrent un bataillon de combattants qui repoussèrent les kalats et leur empereur, les forçant à quitter Lumènia. Les Îles Marâtres jurèrent à Kalata de leur rendre la pareille en saccageant à leur tour leurs terres sacrées ; mais pauvre au niveau de l'effectif comparé aux quatre îles réunies, Kyunokhan s'avoua vaincu et demanda un traité d'isolation territoriale qui dure encore de nos jours. La victoire obtenue, Richmond, Dinklebauer, Divara et Westergaard furent salués comme des héros représentant ainsi, aujourd'hui, la vaillance, la beauté, la sincérité et la robustesse. En vue du nombre exorbitant de préfets disparus, le peuple, affaibli et apeuré, prêta allégeance et désigna leurs sauveurs comme étant leurs chefs suprêmes. C'est de la sorte que Quellin Richmond devint Gouverneur, bâtissant auprès de ses semblables le siège du MAJE et ses nombreuses branches.
— Comment sont nés les Défenseurs, monsieur ? Comment ont-ils eu l'idée ? questionna Lunich, en levant la main.
— La brigade volontaire, formée pour défendre les villes, fut félicitée par les Gouverneurs. Quellin Richmond leur offrit alors l'opportunité de continuer à protéger les innocents à leurs côtés. Ces combattants n'étaient que des gens lambdas, parfois pauvres ou orphelins, désirant servir la justice afin que toute l'horreur de la Conquête de Kalata ne reste qu'un mauvais souvenir. D'autres volontaires se manifestèrent et ce, dans toutes les nations, pour apporter leurs mains à leurs libérateurs. Hoghart Lamarine et Xavia Parrish, mes ancêtres, avaient été de précieuses recrues durant l'affrontement. Ils furent reconnus comme étant les toutes premières personnes ayant porté l'uniforme des Défenseurs lumèniens. Mais aussi, à avoir étudié au Pensionnat Richmond, qui était autrefois le château du premier Gouverneur.
L'éducateur fit un demi-tour devant la moue attentive de son auditoire.
— Un pacte de paix fut établi entre les Îles Marâtres lorsque nos bienfaiteurs montèrent sur le trône, afin que la paix préside et que la guerre soit abolie. C'est d'ailleurs ce pacte qui leur donna l'idée de créer un championnat. Une série d'épreuves qui mettrait les Défenseurs à l'honneur une fois tous les cinq ans. « Si la paix est désormais de mise, la compétitivité le sera aussi. » tels sont les mots du Gouverneur Venus Westergaard. Voici comment est né le Championnat des Nations, mais aussi notre patrimoine.
Monsieur Rhonarick enroula à nouveau la carte d'Enkorrag pour libérer le tableau. Il se saisit d'une craie blanche, puis se mit à griffonner sur la surface noire. Le mot « Gouverneurs » apparut sous ses mouvements lents et fatigués.
— En tout, nous avons eu sept Gouverneurs depuis la création du MAJE. Le premier est bien évidemment Quellin Richmond.
Il écrivit son nom au tableau.
— Qui pourrait me dire qui est le second Gouverneur ?
Aussitôt, une paume se dressa au ciel, s'agitant sous les globes ronds des autres élèves. Monsieur Rhonarick sourit.
— Oui, Miss Lockspear.
— Le second Gouverneur était la fille unique du Gouverneur Richmond, Eterna Richmond. Elle a pris le pouvoir à l'âge de trente deux ans, à la mort de son père. Elle a été assassinée à l'âge de cinquante-six ans, laissant derrière elle son époux et ses deux enfants. Son meurtrier ne fut jamais retrouvé.
— Félicitations, c'est bien cela, vous êtes très douée, Miss Lockspear, dit-il en écrivant le second nom. Maintenant, qui pourrait me donner le troisième ?
Cette fois, ce fut Banha qui leva la main.
— Le troisième est Maximilian Rycroft. Il était le Vice-Gouverneur de la seconde Gouverneure Richmond, il a pris les rênes lorsqu'elle est morte. Certaines rumeurs disent qu'ils étaient amants et que c'est lui qui l'aurait assassinée, car elle refusait de quitter son mari.
— Oui, c'est exact. Il a trouvé la mort en mille sept cent soixante-dix-sept, de cause naturelle, après quarante ans de règne. Ce fut l'un des Gouverneurs les plus remarquables malgré ces rumeurs. C'est grâce à lui si l'expansion de Solécendre a pris de l'ampleur. Il a été le premier à construire de grands immeubles pour offrir des logements au peuple qui vivait encore dans la rue. Bien, passons au quatrième, demanda Rhonarick en inscrivant le troisième Gouverneur au tableau.
Parmi les tables, Lascan fut le prochain à prendre la parole.
— Le quatrième, si mes souvenirs sont bons, est Népomicène Zépherius. Il a remplacé Rycroft et a régné durant vingt-neuf années. Il était connu pour être un homme respectable, franc, glacial et implacable. Il avait la tête sur les épaules et la parole véridique. On dit que le litige centenaire entre Lumènia et Galdoroc a était instauré par sa faute et je ne comprends toujours pas pourquoi. Il a simplement dit que les galdors n'étaient que des pouilleux sans richesses, qui préféraient boire pour se réchauffer plutôt que de travailler et cultiver leurs terres. D'après moi, il n'avait pas tort sur ce point-ci.
De sa place, Banha jeta un regard noir au jeune homme, touchée en plein cœur. Elle ne pouvait croire qu'il parlait de son peuple avec tant de mépris. Cependant, il sembla ne pas remarquer son mécontentement et continua imperturbablement son monologue.
— Les galdors sont connus pour être le peuple le plus pauvre d'Enkkorag, encore aujourd'hui. Et ces miséreux n'ont rien trouvé d'autre à faire pour leur défense que d'attaquer les escadrons limitrophes des Défenseurs lumèniens, en place à leur frontière maritime. Une tuerie absolument idiote et inutile, surtout en vue du pacte de paix signé des années avant. Voilà bien des marques dignes des galdors : la fourberie et la bassesse. De plus, ils pensaient que la victoire était à eux...
— Mais elle est bien à eux, rectifia Rhonarick. Après la destruction de leurs navires par les canons galdors, Lumènia a battu en retraite pour soi-disant éviter d'autres morts. Moi, je pense plutôt que c'était une marque de faiblesse. Nous ne sommes pas invincibles, il y aura toujours plus fort que nous, jeune héritier. Et à cause de ce stupide contentieux, même après que la paix fut revenue, les lumèniens et les galdors gardent une certaine animosité entre eux. Tout cela à cause de Zépherius. Lorsqu'on attaque, on reçoit, c'est bien connu. C'est d'ailleurs à cause de sa langue bien pendue qu'il a été assassiné.
Sous l'œil luisant de désaccord de Lascan, Rhonarick nota le nom « Zépherius ». Il enchaîna directement avec « Neverwick », qu'il traça juste en bas.
— Le cinquième Gouverneur était Aristarque Neverwick, pour qui j'ai travaillé durant des années dans la Brigade Exclusive. C'était un homme admirable. C'est lui qui a établi que l'île de Molyngsie faisait partie intégrante de la nation lumènienne. Longtemps meurtrie par les colonies de pilleurs et de pirates convoitant ses nombreuses ressources et richesses, elle fut utilisée à des fins commerciales et bien pire. Esclavagés, les femmes étaient régulièrement violées et les hommes, travaillant dans les rivières à la recherche d'or, étaient battus parfois jusqu'à la mort. Lumènia vint alors délivrer les côtes méridionales de Molyngsie de l'occupation de Rey Kenly, dit Kenly les Mains Rouges, un pirate sanguinaire de l'époque. Neverwick et ses troupes ont repoussé les avilisseurs hors de l'actuel Cap Zana, les forçant ainsi à quitter l'île, lorsque leur chef fut tué.
Il prit une petite pause, ses poumons ronflants peinant à accueillir l'air, puis continua :
— Les molyngsiens avaient admiré le courage et la maîtrise des Défenseurs qu'ils montèrent au rang de gardiens de la Providence. Tombé en amour de ces tropiques autrefois sauvages et si agréables à vivres, Neverwick voulut donner à ces autochtones la chance inouïe de faire leurs preuves. Grâce à cela, de nombreux candidats molyngsiens purent réaliser leur rêve de devenir Défenseurs, pour protéger leur île qui s'est bien développée depuis. C'est même grâce à lui qu'Ebenezer Morchrès, un natif de Molyngsie, devint notre sixième Gouverneur.
Le nom de Morchrès s'ébaucha en blanc sur l'ardoise.
— D'abord Défenseur, Ebenezer Morchrès s'est vite fait une place dans les hauts sommets en vue de son travail plus que remarquable. On lui doit le sauvetage légendaire de la ville de Satsmarx, prise d'assaut par une caste de renégats fiorrans sévissant dans tout Enkkorag, à l'époque. Des années après, son grade Dominus en poche, il est devenu le chef du Département des Armes et Inventions, au MAJE. Il est à l'origine des Méca-Condors, une formidable création. Le poste de Vice-Gouverneur lui fut ensuite attribué par le Gouverneur Neverwick, qui voyait en lui un futur dirigeant. Lorsqu'il devint Gouverneur, son fils unique, Rogan, était enseignant de combat dans ce pensionnat. Lui aussi était un puissant Défenseur qui faisait la fierté de sa patrie, tout comme son père, à son âge. Seulement... Lorsque l'attaque de la Guivre Mécanique survint, notre cher Ebenezer Morchrès disparut tragiquement. Il donna sa vie pour protéger sa ville dont il était si fier. Son fils prit donc le relais, après lui...
En soulevant son index, Milléïs l'interrompit pour lui poser une question qui lui picotait la langue depuis quelques minutes.
— Excusez-moi, Monsieur Rhonarick. J'avais entendu dire que le directeur Wynstead était déjà Vice-Gouverneur lorsque la Guivre Mécanique avait attaqué Solécendre. Pourquoi n'est-il pas devenu Gouverneur à la place du fils Morchrès ?
À ces mots, une multitude de billes impitoyables se mirent à examiner la jeune fille qui faisait preuve d'un courage inébranlable. Le vieil homme aux yeux d'or s'assit lentement sur son bureau et posa ses mains blêmes et osseuses sur son genou. Finalement, il avoua :
— Très bonne question, Miss Gazergray. En effet, notre directeur Wynstead aurait dû être Gouverneur à la place du fils Morchrès. Telle est la règle. Mais... Peu après sa mort, nous avons découvert qu'Ebenezer Morchrès avait rédigé un testament. Un testament qui stipulait que Rogan Morchrès devait être Gouverneur à la place de Wynstead ; c'était sa dernière volonté. Il désirait que son fils le remplace, au lieu de son bras droit qu'il avait lui-même désigné comme Vice-Gouverneur... Ce fut une bien étrange décision de la part du père Morchrès, mais le MAJE n'a pas cherché à contredire ces ultimes souhaits. Rogan Morchrès est donc devenu notre Gouverneur actuel, et il fait son travail à merveille depuis quatorze ans.
Suite à ce discours, Milléïs et Draval se fixèrent du regard, surpris par cette révélation. Un testament ? Était-ce la raison pour laquelle Wynstead n'avait pas pris le pouvoir ?
Malgré ses rhumatismes lancinants, Rhonarick se leva pour écrire avec soin le baptême du septième Gouverneur, avant de ranger délicatement sa craie dans son écrin.
— Voilà. Je veux que vous notiez dans votre cahier tout ce dont on a parlé aujourd'hui. Vous devrez l'apprendre par cœur pour notre prochain cours. Un Défenseur n'est rien sans connaissances. Vous avez deux heures !
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