Derrière la porte, une vaste pièce marbrée et mouchetée d'or s'étendait. Deux longues tables, aux pieds larges, trônaient en plein milieu. Le couvert y était mis. Aussitôt, Wynstead invita chacun à prendre place. Sans plus attendre, les élèves s'asseyèrent en spéculant sur le menu à venir. Le directeur et les deux professeurs rejoignirent leur table, située horizontalement à quelques mètres de celle des pensionnaires. Des chandeliers étaient disposés sur celle-ci, alors que d'autres personnes y étaient déjà attablés. Lorsque tous furent en place, Wynstead ramena le silence en frappant son verre à l'aide de son couteau :

— Avant de commencer ce somptueux festin, j'aimerais vous remercier d'être tous ici, mes chers petits. Sachez que cette tradition se perpétue grâce à vous. Au nom du Gouverneur et de tout Lumènia, nous serons heureux de vous instruire et de vous former cette année entre ces murs. Vos professeurs, ici présents, ainsi que toutes les personnes travaillant au pensionnat, prendront grand soin de vous. Ils vous enseigneront tout ce que vous devez savoir sur le métier de Défenseur. Ils seront un peu comme votre deuxième famille. Mais trêve de bavardages, vous devez avoir grand faim. Commençons dès à présent ce fabuleux repas de bienvenue. Excellent appétit à tous, finit-il, en se reposant sur son trône.

Sitôt dit, sitôt une milice de serveurs élégamment vêtus sortirent des cuisines dans un rythme quasi chorégraphique. Des plats sous cloches vinrent se déposer sous le nez de chaque apprenti et professeur, qui, coordonnés d'une danse millimétrée, exposèrent leurs alléchants trésors. C'était un plat traditionnel lumènien : une volaille aux molvetts. Un morceau de viande doré à souhait, agrémenté d'oignons caramélisés et des célèbres champignons roses, revenus dans une sauce à la crème. Mal cuite, la molvett pouvait être toxique pour l'être humain. On distinguait toutefois l'exactitude lorsque le chapeau devenait brun. Le tout, accompagné de pain frais du matin, constituait un repas absolument divin.

Milléïs et Draval n'avaient jamais rien mangé d'aussi bon de leur vie. Même la volaille marinée d'Icencia n'avait pas la tendresse de celle du pensionnat.

— Excuse-moi, tu pourrais me passer l'eau, s'il te plait ?

Interpelée, Milléïs se tourna vers celui qui s'adressait à elle : un garçon avec une houppette. Il avait des joues pleines et un nez rond. Ses petits yeux verts avides oscillaient frénétiquement entre le pichet frais et la jeune fille. Milléïs lui donna ce qu'il désirait et en remerciement, il lui tendit son plus beau sourire.

— Merci beaucoup. Ce repas est vraiment exceptionnel ! Chez moi, je n'ai jamais goûté de tels délices.

L'adolescente lui répondit en désignant Draval :

— Nous aussi, c'est la première fois.

— Vous venez d'où, vous deux ?

— De Solécendre, poursuivit la blonde.

— Oh, la ville mécanique ! Vous êtes chanceux. J'adorerais la visiter dans ses moindres recoins. La toute première fois que j'y suis venu, c'était ce matin, lorsque le cocher a été y chercher certains apprentis. C'est une cité absolument incroyable !

— Oui. Si tu deviens Défenseur, tu seras peut-être amené à travailler là-bas, le rassura Draval en mastiquant sa bouchée.

Le garçon soupira :

— Oh, je n'en sais rien. Toute ma famille vit dans la bourgade de Kettlesbarrow, y compris ceux qui sont devenus Défenseurs. Ils travaillent tous sur place. Mes quatre cousins Défenseurs sont même nommés le « Quatuor Ventripotent » par les villageois. J'espère que pour moi, ce sera différent.

Il mordit goûlument dans un champignon, puis se présenta :

— Au fait, je m'appelle Lunich. Lunich Bigham et vous ?

— Je suis Milléïs Gazergray et lui, c'est mon partenaire de binôme, Draval, lui sourit-elle.

— Vous formez déjà un binôme ? Moi, je suis venu seul. J'ai un peu le trac à l'idée de recevoir une ou un partenaire, rougit Lunich, la bouche pleine.

— Il ne faut pas t'inquiéter pour ça, je suis certaine que ton partenaire sera très gentil.

Devant le croissant de lune que lui offrait Milléïs, Lunich papillonna des yeux avant de les baisser dans son assiette. C'était un tic nerveux qui le trahissait depuis toujours ; ça lui prenait lorsqu'il discutait trop longtemps avec une jolie fille, comme à cet instant. Lunich était timide et ne s'en cachait pas, même quand les moqueries pleuvaient sur lui. Il avait justement peur de cette lancinante appréhension qui pourrait avoir raison de sa crédibilité, lorsqu'il recevrait enfin son ou sa partenaire de binôme.

Il craignait simplement d'être ridicule.

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La panse pleine suite au banquet, les apprentis suivirent le directeur Wynstead et les professeurs jusqu'à la salle de séjour. Milléïs et Draval marchaient côte à côte dans la file, accompagnés de Lunich. Le jeune homme costaud talonnait le binôme, plus confiant. Ces deux-là faisaient partis des rares à qui il avait osé adresser la parole depuis son arrivée. Heureusement, ils étaient sympathiques.

En sortant du mess, sur le couloir de droite, plusieurs portes s'offraient à eux. Wynstead ouvrit l'une d'entre elles, dévoilant une salle spacieuse, étincelante et boisée. Un piano à queue métallique dormait dans un coin et au milieu, un carré de sofas avait été formé, face au drapeau arborant fièrement le blason de l'archipel. Les colories chaleureuses de la pièce laissaient planer une atmosphère conviviale absolument parfaite pour détendre les âmes. Les apprentis allaient prendre du plaisir à la visiter lors de leurs moments de pauses.

Wynstead invita les adolescents à s'asseoir. Lorsque le silence fut revenu, le directeur et les enseignants se placèrent dos au tissu flottant, dans une posture droite. Sa canne aigle serrée dans sa main, le Vice-Gouverneur commença son discours :

— Chers enfants, nous y voilà. En ce si beau jour, que dis-je, en ce si grand jour ! Avant tout, laissez-moi vous présenter ceux qui vous transmettront leur savoir durant cette prochaine année, j'ai nommé vos professeurs.

Le grandiloquent Wynstead se tourna vers Miss Dahiri, à sa gauche :

— Voici Tileyla Dahiri, une puissante Défenseure originaire de Molyngsie. Elle sera votre enseignante de combat. C'est avec elle que vous apprendrez à vous défendre au corps à corps, comme au duel à l'épée. À ses côtés, autant vous tenir à carreaux si vous voulez éviter les remises à l'ordre ; ceci est un conseil.

En vue de l'œil torve que leur lança la concernée, les apprentis crûrent dur comme fer en la véracité des propos du directeur. L'homme roux fut ensuite désigné.

— Voilà Amaury Cumberstone. Votre enseignant de vol sur Méca-Condor. Grâce à lui, vous pourrez fendre l'air sur vos fidèles oiseaux de métal. Sachez aussi que Monsieur Cumberstone est un Défenseur très important à Solécendre. Il dirige le Défensariat de la capitale d'une main de fer. Il est venu spécialement cette année pour participer à l'apprentissage des nouveaux binômes. Si vous devenez Défenseurs en poste dans la ville mère, c'est lui qui vous attribuera vos missions.

Monsieur Cumberstone les salua avec un grand sourire irradiant de sagesse.

— Je vous présente Monsieur Silas Rhonarick, votre professeur d'histoire et de géographie. Cet homme respectable est issu d'une famille de riches Défenseurs ayant traversé les âges et les décennies. Monsieur Rhonarick est le descendant direct du tout premier Défenseur de l'histoire, Hoghart Lamarine. L'histoire des Défenseurs, il la connaît sur le bout des doigts.

À ces mots, Sielle Lockspear se redressa, les yeux comparables à deux soleils. Étant une admiratrice de Lamarine, l'héritière était honorée de rencontrer l'un de ses arrières petits-fils. Celui-ci portait une queue de cheval et une barbe blanche anoblissant son visage ridé pourvu de petits yeux dorés. Son nez busqué ressemblait à une aubergine, long et violacé.

— Et pour finir en beauté, voici Quellin Norixius, votre professeur de tir. Son prénom aussi noble que celui du premier Gouverneur n'est pas son seul atout. Il manie les armes comme personne. Avec lui, le tir sur cible mouvante n'aura plus aucun secret pour vous.

Monsieur Norixius était un homme fort mystérieux. Traits accentuant cette sensation : sa longue chevelure brune tressée, ses vêtements cloutés, mais aussi ses énormes lunettes à la monture en forme d'engrenages. Ses verres noirs opaques ne laissaient rien transparaître de son regard. Les élèves se demandaient même comment faisait-il pour y voir correctement.

— Tous possèdent le grade Peritum, vous avez donc en face de vous une élite de Défenseurs. Un immense respect sera donc de mise à leur égard. Maintenant que les présentations sont faites, nous allons faire le tri parmi vous. Ceux qui sont venus en binôme viendront nous rejoindre. De cette manière, nous pourrons former dès à présent les nouveaux binômes avant de vous faire part des règles fondamentales du pensionnat.

Lunich déglutit, ses mains potelées triturant les rebords de son chandail de grosse laine. Enfin, le moment tant redouté arrivait. Wynstead sortit une page pliée de sa poche.

— J'appelle les deux binômes pré-formés de cette année : Lascan et Sielle Lockspear, ainsi que Milléïs Gazergray et Draval Whiteley.

Les nommés se levèrent, teintés de fierté, puis allèrent rejoindre les enseignants. Toute l'attention fut attirée vers les jumeaux Lockspear lorsque leur fastueux baptême fut énoncé. Un regard électrique s'échangea alors entre Lascan et Draval. Wynstead commença à faire l'appel parmi les élèves restants. Les binômes sélectionnés sur la fiche avaient tous été choisis au hasard par le Gouverneur Morchrès. Le choix ne serait aucunement discutable, ni même réversible.

De sa place, Lunich attendait vainement que son nom soit appelé, tout comme celui de sa ou son futur partenaire. Il était si impatient, mais à la fois si anxieux. Celui-ci retrouva un semblant de foi lorsque Milléïs et Draval lui offrirent un sourire encourageant, entre les rangs des binômes. Soudain, Wynstead s'humecta les lèvres en retournant sa feuille, passant au prochain duo :

— Bien, j'appelle désormais... Lunich Bigham et Banha Hagelheim.