Pensionnat Richmond, Nous Voilà ! 1/7
♢ 28 Septo 1877 ♢
La veille du départ pour le pensionnat, Draval ne tenait plus en place. Au jour levé, lorsque la nuit serait vaincue, il partirait vers son rêve de toujours. Dans sa chambre, le jeune homme préparait son maigre sac pour le lendemain. Il y mit des sous-vêtements, quelques paires de chaussettes bien chaudes, son pyjama, mais aussi des pantalons de rechange.
Le Pensionnat Richmond fournissait des uniformes pour tous les apprentis, charger la garde-robe était donc inutile. Cependant, il y avait bien une chose qu'il ne risquait pas d'omettre : l'écrou de Milléïs, le petit anneau de cuivre de leur enfance. Il n'avait toujours pas trouvé le moment propice pour l'offrir à nouveau à son amie. Le trouvera-t-il un jour ?
En aurait-il le courage, en vue des sentiments qu'il lui portait ?
Ces sentiments qui faisait battre son cœur lorsqu'elle était là, trembler ses mains et rougir ses joues. Milléïs n'était pas au courant et il craignait que dévoiler cette part éprise de lui depuis des années puisse briser en quelques mots leur si précieuse amitié. Ce n'était pas ce qu'il voulait, bien au contraire. La perdre était une peur bien réelle pour lui.
Avec un sourire nostalgique mêlé de tristesse, Draval déposa l'écrou parmi ses paquetages. Qui sait ? Peut-être que l'avenir lui dirait si c'était une bonne chose ou non.
Au Pensionnat Richmond, l'année d'entraînement se faisait sur place. Les résidants étaient logés, nourris et blanchis. Durant ces jours et ces saisons, Draval serait loin de chez lui, de sa mère, de ses repères. L'adolescent se demandait comment les apprentis postulants seuls faisaient pour ne pas se sentir... seuls ? Même s'ils recevaient immédiatement un partenaire de binôme, à leur place, Draval s'imaginerait en exil total.
Au moins, Milléïs serait là, avec lui. Le dépaysement serait donc moins consequent.
Après avoir bouclé sa sacoche, Draval pivota vers la porte où plusieurs coups retentirent. Joya apparut dans l'encadrement.
— Tu prépares déjà tes affaires ?
— Oui. Je veux être prêt pour demain matin.
— Ce n'est pas plus mal. Le dîner est prêt, tu viens manger ?
— Oui, j'arrive, maman.
— Je t'ai fait une tarte aux pommes en dessert.
Draval lui sourit en guise de remerciement, creusant ses adorables fossettes. Joya savait que son fils adorait cette pâtisserie, surtout lorsqu'elle y mettait du bon beurre et qu'elle saupoudrait les pommes avec une touche de cannelle. C'était le dernier repas qu'il partageait avec eux, elle voulait donc lui faire plaisir. Néanmoins, un sujet épineux bousculait ses pensées. Elle hésita quelques secondes, inquiète, puis osa le partager.
— Draval, tu... Tu es sûr de vouloir en parler à ton père, dès ce soir ? Tu ne préfères pas que je lui dise lorsque tu seras parti, pour éviter que...
— Non, maman ! la coupa-t-il avec ferveur. Je veux être fier de lui dire que je pars pour devenir Défenseur. Son jugement et son désaccord ne me font pas peur. Je veux partir l'âme en paix et libérée. J'aurais trop peur de savoir ce qu'il pourrait te faire si tu lui avouais après mon départ.
Elle baissa les yeux. Il était vrai que Sullivan demeurait imprévisible ; seule la Trinité pouvait anticiper ses éruptions volcaniques. Ce ne serait pas la première fois qu'il la frapperait ou la malmènerait. Joya avait quelques fois essuyé les grosses colères de son époux et malgré sa petite taille, elle avait encaissé ses gifles courageusement.
— Je suis prêt à subir son courroux, maman. J'ai l'habitude.
Draval se rendit enfin vers sa mère, confiant et toujours souriant. Elle était si fière de lui, mais étrangement, la peur lui nouait l'estomac. Non pas pour son aventure future chez les Défenseurs, elle craignait beaucoup la réaction de Sullivan en l'apprenant.
Une délicieuse odeur de soupe s'échappait de la minuscule cuisine boisée. Assis à la table, les trois membres de la famille Whiteley mangeaient silencieusement. Pendant un instant, Joya et Draval échangèrent un coup d'œil, sous l'air détaché de Sullivan qui savourait son repas sans se préoccuper d'eux.
Comme ces soupers du soir pouvaient être oppressants ! Il y flottait constamment un fort sentiment d'austérité émanant du chef de famille. En avalant sa cuillerée, Draval décida qu'il était temps de briser le silence. À travers ses yeux, Joya comprit aussitôt sa décision. Elle tenta de le supplier d'un regard, fantasmant sur l'idée que ce calme rassurant perdurerait encore un peu.
Or, il était déjà trop tard.
— Papa, j'aimerais te parler de quelque chose.
Sans un mot, Sullivan souleva ses yeux verts. La lourdeur de ce contact l'incommoda intérieurement, mais l'adolescent ne se dégonfla pas. La voix quelque peu hésitante, il commença :
— Voilà, j'ai... une grande nouvelle à t'annoncer.
— Tu as enfin décidé de laisser tomber l'autre petit parasite de Milléïs ? dit Sullivan, d'un ton plat, en prenant une autre lampée de potage. Il serait temps, cette fille ne t'apportera que des problèmes.
Draval se racla la gorge en se ratatinant sur lui-même. Ses doigts détachèrent d'eux-mêmes le premier lacet de sa chemise, trouvant l'air bien trop irrespirable.
— Non... C'est autre chose, avoua-t-il, sous le grognement de son père. Ça a un rapport avec moi...
Un second grognement de la part de Sullivan.
— Et mon avenir ici.
Après avoir avalé ces propos d'une seule bouchée, Sullivan se figea. Son œil devint plus grave, comme si ce sujet était tabou. Joya s'activa subitement, très pâle :
— Sullivan, c'est...
— Tais-toi et laisse-le parler ! l'interrompit sévèrement son époux.
Joya mordilla sa lèvre inférieure, prise d'angoisse. De sa place, Draval restait inébranlable de façade, courageux. Même si de l'intérieur, il se liquéfiait comme un glaçon au soleil. Jouant sur l'intimidation, Sullivan se saisit silencieusement de la carafe de thé glacé et s'en servit un peu. Il la reposa au milieu de la table dans un bruit sourd qui trahissait sa fureur.
— Pourquoi veux-tu parler de ton avenir, Draval ? Je suis curieux.
— Je... Je sais que depuis ma naissance, tu as décidé que je devais reprendre la boutique, comme tu l'as toi-même reprise après ton père et ainsi de suite. Mais... Je ne suis pas sûr... d'avoir les épaules nécessaires pour ça.
— Pourquoi donc ? Si c'est pour tes muscles inexistants, il ne faut pas te faire de soucis. En grandissant, tu vas attraper de la carcasse, lever le marteau sera un vrai jeu d'enfant pour toi.
— Ce n'est pas ça, papa. Je... Je ne veux pas devenir forgeron.
Soudain, le couvert que tenait Sullivan s'écrasa brusquement contre la table. Le claquement fit bondir Joya qui cacha son visage entre ses mains minuscules, comme si elle ne voulait pas voir la suite. Le géant dit alors le plus solennellement possible :
— Pardon ?
— Je ne veux pas suivre le pli familial... Je veux suivre ma propre voie, battre de mes propres ailes. Être forgeron, ça signifie que je vais devoir rester ici toute ma vie. Je veux voir du pays, avoir un navire et naviguer vers de nouveaux horizons. Je veux être libre, tout simplement ! Ce pourquoi... J'ai décidé de devenir Défenseur.
Enfin, c'était dit ! Joya se fit aussi petite que possible, craignant l'explosion éminente de son mari. Draval avait rassemblé toute sa bravoure, toute sa persévérance, toute sa foi, afin de ne pas flancher face au titan. Celui-ci ne bougeait d'ailleurs pas, muré dans un mutisme presque terrifiant.
Un silence qui fut brutalement cassé par son éclat de rire. Décontenancé, Draval fronça les sourcils.
— C'est une plaisanterie, j'espère ? Toi, Défenseur ? Tu as peur de ta propre ombre, Draval. Ce n'est pas sérieux !?
— Si, ça l'est ! s'écria l'adolescent, bousculé de colère. J'ai été retenu pour apprendre au Pensionnat Richmond, avec Milléïs ! Je m'y rends dès demain matin ! Les autres rêvent de succès, mais pas moi ! Moi, je suis réveillé et je compte bien me surpasser pour y arriver. Et ce n'est pas toi qui me fera obstacle !
Sullivan perdit la raison. Sans prendre la peine d'essuyer ses lèvres parsemées de quelques miettes de pain sec, il se leva de table en faisant voler son assiette. Défiguré et le poing serré, il administra une gifle monumentale à Draval qui embrassa la froideur du sol. Terrifiée, Joya le suivit de près afin de le raisonner. Elle le supplia, agrippée à son bras :
— Sullivan, calme-toi, je t'en prie ! Laisse-le !
— Tu n'iras nulle part, Draval ! Tu m'entends ? Nulle part ! C'est encore cette sale petite peste de Milléïs qui t'a fourré des idées dans la tête ! Tu penses avoir l'étoffe d'un Défenseur ? Tu n'es rien d'autre qu'un bon à rien, un trouillard pas capable d'honorer le travail de sa famille. Tu es faible ! Je le jure sur la cendre de ton grand-père que tu n'iras pas dans ce pensionnat !
La bouche en sang et la joue tuméfiée, Draval se releva en titubant et se jura de ne pas plier. S'avouer vaincu serait lui offrir la victoire qu'il espérait tant. Celle qu'il lui offrait à chaque tour, lors de leurs disputes. Cette fois, il était hors de question de le laisser gagner !
— Milléïs n'a rien à voir avec ça ! C'est mon choix ! Tu ne pourras pas m'empêcher d'y aller ! Mon inscription est déjà prise en compte. Dès demain, je partirai et tu ne me reverras pas pendant une année entière. Pour une fois dans ta vie, papa, sois heureux pour moi ! Vois plus loin que le seuil de ta boutique ! Pour une fois, sois fier de moi, bon sang !
— Baisse d'un ton avec moi, sale morveux ! Moi vivant, jamais tu n'entendras ces mots sortir de ma bouche !
Draval ressentait une telle haine, une telle souffrance que la fourchette qu'il tenait fermement dans sa main tremblait. Si cela dégénérait davantage, aurait-il le courage de l'utiliser pour défendre sa mère et lui-même ?
La planter dans la carotide... ou en plein cœur...
— Je t'ai élevé depuis le berceau, je t'ai nourri, enseigné des valeurs, appris à travailler... et c'est de cette manière que tu me remercies, petit ingrat ? En voulant faire partie de ceux qui volent notre pain ? glapit Sullivan, la veine du front proéminente et son énorme doigt pointé vers son fils. Fort bien, fais comme tu veux. Mais dans ce cas, ne m'adresse plus jamais la parole. Pour moi, tu n'existes plus.
Sans en rajouter, Sullivan expulsa violemment les mains de Joya présentes sur lui, puis quitta la maison. Draval resta de marbre, retenant vainement ses larmes. En pleurs, Joya sursauta lorsque la porte de sortie se claqua. Le contentieux avait rapidement tourné au vinaigre.
Elle n'avait même pas entendu le son de la fourchette embrassant le sol.
Dans la seconde suivante, elle fondit dans les bras de son fils qui la rassura et lui jura que son père allait se calmer. Un jour ou l'autre, il espérait...
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