Ours, Contestataires et Menée Secrète 9/10
♢ 28 Septo 1878 ♢
Des semaines passèrent et le jour J arriva. Par un immense soleil brillant au zénith, le Pensionnat Richmond accueilla sa remise de diplômes. L'excitation auprès des élèves était à son paroxysme. Beaucoup n'espéraient qu'une chose : avoir obtenu suffisamment de points au cours de l'année pour représenter Lumènia lors du championnat. Même si certains, plus réalistes, désiraient simplement ramener ce trophée sur papier jusque chez eux et ainsi apporter fierté et satisfaction à leur famille.
Dans l'arrière cour du pensionnat, chaque binôme était aligné, debout sur le gazon jauni. Tel un art pictural, la végétation se peignait dans de nombreuses strates de verts et d'oranges. L'automne précoce s'apprêtait à renaître de ses cendres. Les oiseaux pépiaient gaiement, signe que la journée était belle et propice au bonheur.
Dans les rangs, Milléïs et Draval étaient intenables. Le dos droit et les mains réunies derrière celui-ci, un sourire vivace coloriait leurs visages. Sielle et Lascan, eux, étaient couvés par l'œil de leur père, Ingwald, ayant fait le déplacement spécialement pour assister à la cérémonie des récompenses. Sa présence avait été une attraction pour les apprentis qui avaient été honorés de rencontrer le célèbre fabriquant des Solarépées. Andronika s'était même dit que, nonobstant son âge avancé, le père Lockspear était à l'image de son fils : une personne très belle, élégante et fort rabaissante.
Une estrade avait été érigée. Devant elle, disposés près des quatre marches menant à ses planches, Monsieur Cumberstone, Miss Dahiri, Monsieur Norixius et Monsieur Rhonarick se tenaient droits, tels les remparts protégeant la sommité s'étant déplacée jusque sur leur territoire. En effet, aux côtés du directeur Wynstead, Rogan Morchrès en personne surplombait l'audience, admirant d'un œil presque paternel, la totalité des jeunes âmes ayant si durement travaillé. C'était un privilège pour lui, encore une fois, de délivrer ce discours de fin de formation et d'annoncer les résultats.
Avec une certaine appréhension, le Gouverneur commença :
— Chers enfants, cher cadre enseignant, que ce jour si spécial reste gravé à jamais dans vos mémoires. Ce jour si important où tous les efforts de nos chers apprentis vont enfin être récompensés. Votre détermination, votre travail acharné, votre cohésion de groupe et votre amour de nos couleurs vous aideront à assurer la sécurité de nos concitoyens. Vous avez fait un réel parcours et avez progressé de façon phénoménale et ce, grâce à vos professeurs que je remercie chaleureusement. Je suis fier et heureux de vous voir si épanouis, si matures. Je n'ai plus des enfants en face de moi, mais de jeunes adultes prêts à protéger leur île et honorer leur rôle de Défenseur. Au nom de toute notre nation, je tiens à vous remercier, car sans vous, la création de notre cher ancêtre, Quellin Richmond, ne serait pas. Son rêve même n'existerait pas sans la dévotion que vous lui portez.
Des applaudissements retentirent près de la porte d'entrée du château, où étaient réunis le personnel du pensionnat et Ingwald Lockspear. Les professeurs et le directeur rejoignirent ce mouvement. Morchrès redressa ses petites lunettes sur le sommet de son nez large, puis continua :
— Voilà cent soixante dix-huit ans, nos premiers Gouverneurs enkkoragiens nous ont légué un héritage. Celui que nous respectons encore de nos jours, au nom de la justice. Les conditions qu'impliquent votre entrée future dans cette nouvelle phase de vie vous paraîtront peut-être dures. Mais ensemble, comme jadis nos prédécesseurs l'ont fait, vous relèverez la tête avec dignité et affronterez avec bravoure les dangers qui vous barreront la route. Vous êtes la nouvelle génération, celle d'un monde meilleur, d'un futur radieux. Et votre exemple sera celui de vos successeurs. Bien, il est temps de passer au moment que vous attendez tous.
Morchrès pivota vers Wynstead qui lui donna une feuille de papier pliée. Un à un, le Gouverneur appela les binômes sélectionnés sur scène pour recevoir leur diplôme et le significatif Insigne des Défenseurs ; un rouage de bronze orné d'ailes de la même couleur, représentant le Grade Imperitus, le rang débutant.
Ce fut avec un bonheur immense que Morchrès accrocha la médaille sur le veston de ceux ayant honoré leur formation, ému par les pleurs de joie de certains apprentis. Lascan ne fut même pas étonné d'avoir obtenu sa place avec sa sœur.
Au tour de Milléïs et Draval, la tension monta lorsque le duo, heureux d'avoir été nommés, marcha jusqu'à la stature gigantesque du dirigeant de Lumènia.
Tremblants, ils se placèrent devant Morchrès qui reconnut immédiatement la fille d'Icencia, de par son nom de famille. Le regard pétillant de cette si jeune demoiselle lui donnait l'impression de voir sa mère au même âge. En balayant ses souvenirs, l'homme noir leur offrit deux lettres contenant leur diplôme, puis il piocha dans la boîte sculptée que tenait Wynstead et en sortit deux broches qu'il accrocha sur eux, à l'emplacement du cœur.
Les formes de l'insigne étaient minutieusement reproduites, ces détails les frappèrent. De leurs faibles connaissances dans la matière, le bronze avait dû être travaillé et martelé. Pourtant, le rouage semblait être descendu du ciel, tant par sa douceur, que par ses imperfections inexistantes.
Il était juste parfait.
Avec sincérité et un tendre sourire, le Gouverneur dit :
— Félicitations, votre mère sera très fière de vous, Miss Gazergray.
Touchée, Milléïs lui rendit son croissant de lune en étouffant une larme. Elle avait du mal à rester en place tant les trépidations de son cœur étaient fortes. Elle attendait ce moment depuis tant d'années, rêvant d'enfin faire face au chef de ces anges salvateurs dont elle avait tant de fois admiré le courage. En échangeant un œil avec Draval, Milléïs comprit aussitôt que cet instant n'était pas le fruit de son imagination. Ils avaient été récompensés à leur juste valeur !
De retour dans les alignements, les derniers binômes furent sélectionnés, notamment celui d'Andronika et Tegan, puis, surprenant l'assemblée, Banha et Lunich suivirent. Lorsque la vingtaine d'élus reçurent leur insigne, en dépit des derniers ne goûtant qu'à la déception et à l'amertume de la défaite, le Gouverneur décida de passer à l'étape cruciale.
— Félicitations à tous les sélectionnés. En arborant l'insigne, vous êtes dorénavant des Défenseurs à part entière, des protecteurs au service de la justice. Or, votre apprentissage n'est pas terminé, car vous continuerez d'apprendre sur le terrain afin de pousser vos connaissances à leur paroxysme. En augmentant de grade avec les années, vous aurez également la possibilité de vous ouvrir à des voies supplémentaires qui ne feront que vous enrichir. Pour ceux qui n'ont pas eu la chance d'obtenir d'insigne, ne perdez pas espoir, vous avez donné le meilleur de vous, malgré tout. Sachez que les Défenseurs sont une guilde élitiste et que peu sont ceux qui ont la chance d'être appelés à en devenir. Vous pourrez retenter votre chance dans cinq ans ; en attendant, dites vous que vous avez suivi une formation d'élite qui vous sera utile, pour l'avenir. Désormais, il est temps de passer à la seconde étape de la cérémonie. Celle que bon nombre d'entre vous attendent avec impatience.
À ces mots, Lascan releva le menton, affichant des traits plus impatients que l'étaient ceux de son père. Or, Ingwald n'était pas inquiet, contrairement à Sielle. Le mordillement incessant de sa lippe laissait présager une grande anxiété. Enfin, Morchrès brandissa un carnet et le présenta à tous.
— J'ai ici le classement des binômes. À l'intérieur : les noms des Lauréats qui auront l'immense honneur de représenter notre belle île lors du Championnat des Nations de cette année. Le binôme le plus méritant et le plus talentueux d'entre vous tous.
Le temps sembla se figer lorsque Morchrès ouvrit le bulletin, dans un froissement qui enveloppa toute la cour. Des cœurs s'accélèrent, comme des lèvres furent tordues par l'éruption de stress. Discrètement, Milléïs serra la main de Draval dans la sienne, le poussant à croire. Croire en ce moment, en leur équipe et en leurs forces fournies tout au long de cet apprentissage. Ils avaient l'étoffe d'y arriver.
Or, ce rêve fut annihilé lorsque les noms tombèrent :
— Sielle et Lascan Lockspear.
Une émergence de félicités parcourut le jardin. Tandis que des têtes se décomposaient, Lascan savoura sa victoire en arborant un rictus carnassier et un poitrail gonflé. D'une démarche altière, suivi par sa sœur dont les cils n'avaient pas quitté le sol, le fils Lockspear retourna sur la scènette auprès du Gouverneur.
Figée, Milléïs déplora cette défaite en silence.
C'était un coup dur pour elle qui désirait tant connaître l'adrénaline et le feu de ce championnat qu'elle avait toujours observé de loin. Jamais. Jamais elle ne pourrait en être l'héroïne. Celle que tout le monde regardait, acclamait, telle l'étoile la plus brillante du firmament. Elle n'était qu'une flammèche éteinte dont les efforts avaient été vains. Or, les doigts de Draval qui s'enroulèrent aux siens lui firent relever le museau.
Celui-ci la recouvrait d'un regard compatissant, presque mélancolique. Il lui faisait comprendre dans un mutisme que le plus important n'était pas de gagner, mais d'avoir participé.
Sous la horde d'applaudissements, Wynstead échangea une œillade avec Ingwald Lockspear. Le père créateur fléchit du menton en guise de remerciement. Cette attitude familière ne passa guère inaperçue dans l'œil affûté du Gouverneur. Morchrès arqua un sourcil, jugeant ce contact extrêmement troublant.
Il projeta ses yeux sur le bulletin et vérifia les noms qui suivaient ceux des gagnants : Milléïs Gazergray et Draval Whiteley.
Leur score était inférieur de seulement deux points. Une idée saugrenue germa dans l'esprit de Morchrès, tandis qu'un semblant de feuille déchirée dormait dans la marge. La première fiche avait-elle été arrachée ? En toisant le directeur d'un œil froncé, Morchrès se redressa en s'appuyant sur une façade des plus strictes et naturelles qui soit. Il fit taire les clameurs d'une paume levée et raccorda l'attention de tous sur lui, y compris celle d'Ingwald et Wynstead.
— Félicitations aux jeunes Lauréats. Votre remarquable travail a été votre porteur jusqu'à ce titre hautement convoité, vous pouvez être fiers de vous.
— Nous seront honorés de représenter Lumènia, Sir Morchrès. C'est mon plus grand rêve et je vous promets de ne pas vous décevoir, étala Lascan, avec une ferveur inouïe.
— Je vous crois sur parole. Or, j'ai le plaisir de vous annoncer que cette année, les codes habituels vont changer.
Cette déclaration déclencha une vague d'interrogations sonores parmi les corps présents. Décontenancé, Wynstead jaugea son supérieur d'un air étonné et livide, se demandant foncièrement quelle était cette plaisanterie. Il n'était indubitablement pas d'humeur à rire.
— Il n'y aura pas un binôme de représentants... mais deux !
Un brouhaha s'étira alors dans tout le jardin, défigurant le père Lockspear qui ne comprenait rien à ce retournement de situation incongru. Comment deux binômes d'une même île pouvaient-ils participer au championnat ? Il était impossible qu'une telle chose puisse arriver !
Lascan, lui, se liquéfia aussitôt. Son œil fou sondait les paires d'élèves à la recherche de ce fameux binôme, alors que la surprise gorgea Sielle de curiosité.
D'une pâleur coupable, Wynstead s'activa et s'emmela dans ses balbutiements :
— Deux binômes ? Mais comment est-ce possible ?
— À vous de me le dire, mon cher, sourit la sonorité principale, avec une pointe subtile de reproche. Laissez-moi donc vous présenter le second binôme qui représentera Lumènia lors du championnat... Milléïs Gazergray et Draval Whiteley !
Dans les rangs, Milléïs crut tomber dans les pommes. Avait-elle bien entendu ? Ou ce n'était qu'un mirage désespérément formé par sa déception ? En réalisant les faits, son cœur cessa de pulser. L'air revint violemment dans ses poumons, sa cage thoracique bondissait à chaque battement alors que Draval clamait sa joie dans un hymne euphorique.
Tegan, Andronika et Lunich étaient si heureux pour leurs amis qu'ils trahirent leur posture militaire pour rejoindre le câlin que Draval avait offert à sa partenaire encore sonnée.
De son perchoir, Lascan blêmit, saisi d'un terrible sentiment d'impuissance. Derrière les sourires de sa sœur, il maudissait, ulcéré, ces satanés rats de la casse qui allaient contre toute attente partager l'événement le plus important de sa vie : sa réussite, sa gloire !
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