♢ 15 Febrio 1878 ♢

Par un bel après-midi, quatre mois après la disparition de Madame Dungarron, les élèves profitaient d'un brin de soleil dans la cour arrière, le visage tiré et cramoisi par les morsures du froid. La neige commençait à fondre. Les arbres, nus de leurs feuilles, semblaient greloter sous les lamentations du vent. Le printemps prenait tout son temps pour se montrer. C'était leur jour de repos, le dernier de leur éreintante semaine où ils pouvaient faire ce que bon leur semblait. Ni cours, ni apprentissage ; seuls flâneries et jeux obtenaient grâces auprès des élèves. 

Milléïs et Draval s'étaient donnés rendez-vous avec Tegan, Andronika et Lunich derrière le château, pour faire une partie de Kizziar : un jeu traditionnel de l'archipel. L'Atrium du pensionnat était un lieu parfait pour y jouer, car il comprenait une superficie assez vaste pour ne pas se rentrer dedans.

C'était un complexe rectangulaire aux bas incurvés, ouvert et accroché sur l'aile gauche du pensionnat. De par ses deux lignes d'hublots sur toute la longueur, les rayons du soleil entraient et éclairaient son plafond peint à la main et ses murs de roches ouvragées. Il servait à stocker le matériel, les armes et réparer les objets cassés, tels que les Méca-Condors ou les tonneaux détruits par Miss Dahiri. Il était courant que les élèves, lors de leurs jours de repos, venaient ici pour une partie de Kizziar.

Sur le chemin neigeux, Milléïs exhala un soupir qui partit en panache blanc dans l'air, puis déplora :

— Je ne sais pas jouer au Kizziar, je vais être ridicule.

— Ce n'est pas grave, je ne suis pas un très bon joueur non plus. On dit que le plus important, c'est de participer, non ? rit Draval en marchant à ses côtés. Tegan a assuré qu'il nous apprendrait les bases, il a l'air d'être calé dans ce domaine.

Milléïs acquiesça à mi-mots, peu convaincue. C'était la première fois qu'elle prenait part à un jeu de Kizziar, même si elle avait déjà vu des enfants de sa rue pratiquer des parties de fortune entre deux allées aménagées de rampes. Elle espérait seulement ne pas être trop mauvaise, sinon, Lascan Lockspear ne se lasserait pas de moquer d'elle. En longeant l'allée de graviers blanchis derrière le château, une ombre fugace coupa la route du binôme.

Une petite boule de fer sortit d'un trou creusé dans la pierre de l'édifice et courut devant leurs pieds. Surpris, Milléïs et Draval constatèrent qu'il s'agissait de Spoon. La jeune fille, étonnée, dit :

— Spoon ? C'est toi ?

À l'appel de son nom, la souris mécanique cessa de fuir. Elle se redressa et observa le duo de ses minuscules capsules bleues, avant de venir vers eux, ses pattes s'enfonçant dans la fine couche de poudreuse qui craqua sous son poids. Milléïs la saisit alors entre ses mains et la souleva, confuse.

— Spoon... Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu n'es pas avec Madame Dungarron ?

— Elle l'a peut-être oublié, proposa Draval, tout aussi confondu.

— Non, Madame Dungarron n'oublierait jamais Spoon... C'est son ami, elle y tient plus que tout. Qu'est-ce qu'il faisait dans ce trou ?

— Peut-être qu'il se cachait ? Ça fait depuis le départ de Madame Dungarron qu'on ne l'a pas vu.

— Mais... Se cacher de quoi ?

Les sourcils froncés de questions, Milléïs porta le rongeur métallique près de son visage et lui demanda, d'un ton inquiet :

— Où est Madame Dungarron, Spoon ? Tu le sais, n'est-ce pas ?

Spoon pencha la tête et trembla, le museau et les moustaches baissés. Il semblait triste, voire apeuré. Mais par quoi ? Ou par qui ? Touchés par ce comportement, Milléïs et Draval se jetèrent une œillade, tentant de trouver une réponse inespérée dans le regard de l'autre. Or, un éclat de voix les ramena à la réalité.

— Hey, vous deux ! On vous attend depuis une heure, dépêchez-vous !

C'était Andronika, debout près de l'entrée de l'Atrium, balançant son bras de gauche à droite comme pour marquer sa présence.

D'un accord commun, Milléïs et Draval dissimulèrent Spoon pour ne pas inquiéter les autres ; ça ne servait à rien d'ameuter le pensionnat, autant y réfléchir un peu plus tard et paraître naturels. Milléïs enfouit donc la souris dans la large poche de sa robe et lui demanda de ne pas faire de bruit.

Dans l'Atrium, Tegan et Lunich fouillaient parmi les containers et les rangements au fond de la pièce. Sur la pointe des pieds et les fesses rehaussées, Lunich avait la tête encastrée dans une boîte en palettes, cherchant avec peine ce que Tegan lui avait demandé.

En voyant ses deux derniers joueurs arriver, quelques mitaines en laine en main et un cageot de patins à roulettes près de lui, Tegan se tourna en faisant valser son geyser de dreadlocks.

— Vous voilà, ce n'est pas trop tôt ! On était à deux doigts de commencer sans vous.

— Tu n'aurais pas pu commencer sans nous, il faut minimum cinq joueurs, contredit Draval.

— Il marque un point, s'esclaffa Andronika, avec un pouce en l'air.

— Ça y est, je l'ai trouvé !

Suite à ces paroles, un tremblement survint du côté de Lunich. Il reçut toute une pile de genouillères sur la tête, tombées de l'étagère au-dessus de lui. Dans un rire à peine voilé, Draval et Tegan l'aidèrent à se dégager. Une fois redressé, Lunich émit un râle douloureux en frottant son crâne ; néanmoins, il ne sembla pas trop sonné.

Milléïs l'aborda aussitôt, inquiète :

— Tout va bien, Lunich ?

— Oui, ça va, merci. Avec Banha, j'ai déjà connu pire. J'ai enfin trouvé le Kiz, avertit l'appelé, en brandissant une petite balle noire en cuir, décorée de motifs de vagues.

Tegan lui saisit le dénommé Kiz et le fit habilement jongler entre ses deux mains. En se plaçant au centre de l'Atrium avec les autres, le jeune homme s'enchanta :

— Chouette ! On va pouvoir commencer. De ce que j'ai compris, personne ne sait trop comment jouer au Kizziar. Étant un grand fan de ce sport, je vais donc vous expliquer comment on fait. Déjà, le Kizziar est un jeu qui se joue avec cette balle : le Kiz. Le but du jeu est de l'envoyer dans le losange à sept mètres de hauteur et marquer des points. Monsieur Cumberstone nous en a même gentiment installé un contre le mur de droite. Cinq à huit joueurs s'affrontent pour leur pomme ou en équipe. On les appellent les Gantés, ils portent un gant de cuir et ont pour but d'esquiver les autres pour mettre le Kiz dans le losange. Un Ganté doit impérativement empêcher ses adversaires de marquer en leur faisant des tacles, en leur prenant la balle et en multipliant les feintes. Ils peuvent également pousser les ennemis pour les faire tomber.

Pâle, Lunich déglutit rien que de s'imaginer au sol, durement plaqué par un ennemi.

— C'est un jeu qui se joue sur patins à roulettes, il faut donc savoir en faire. Le Kiz peut être saisi et frappé avec les mains, les coudes, les genoux, la tête, les tibias, mais jamais avec les pieds. Si un joueur le touche avec le pied, il perd un point. Il est aussi éliminé s'il franchit la limite de la Zone, l'arène aménagée de rampes modulaires, généralement délimitée d'une ligne blanche partant dans différentes directions selon le match. Néanmoins, on peut gagner un point supplémentaire si on produit une figure acrobatique au moment de marquer.

— Une figure acrobatique ? questionna Milléïs, les yeux plissés d'incompréhension.

— Oui. On appelle ça un Coup Cyclonique, expliqua Tegan, passionné. Il faut être très souple et agile sur patins pour en faire un. Il en existe de toutes sortes, certains joueurs chevronnés créaient même leurs propres figures. Le meilleur pour cette discipline, c'est bien Deto Bonbory, le Ganté star de Nigredo. Sa souplesse et sa Rotation Universelle n'ont pas d'égales ; on le surnomme même le Cyclone. Plus tard, j'aimerais devenir un joueur aussi fort que lui.

Revenu sur terre, l'entraîneur amateur toisa ses camarades médusés.

— Bon, si vous avez compris, on va pouvoir jouer. Pour aujourd'hui, j'ai pensé que ça serait mieux de jouer à sept au lieu de cinq. Ça corsera un peu le jeu, partagea Tegan, d'un ton espiègle. Je nous ai déniché deux adversaires de choix à qui on va avoir l'immense plaisir de botter les fesses.

Tous arquèrent un sourcil face à cette déclaration. Qui était ces deux joueurs ? Ils eurent aussitôt leur réponse lorsqu'un duo foula l'entrée de l'Atrium, d'une démarche chaloupée.

— Eh bien, les perdants arrivent toujours en premier, à ce que je vois.

Ce timbre clair et hautain ne faisait aucun doute, tout comme les joues rosies d'Andronika. Milléïs et Draval s'attendaient à tout avec cette équipe trouvée par Tegan, excepté qu'il s'agissait de celle de Lascan Lockspear.