Mission de Sauvetage 6/9
♢ 10 Octo 1878 ♢
Le soir venu, alors que la majorité des lumèniens dormaient à poings fermés, une paire d'yeux dorés scintilla dans la nuit, telle une étoile dans le néant.
Dans la Forêt de Liesel, le silence se proclamait roi. Cette vastitude à la mauvaise réputation était bordée de nombreuses intersections. Les bifurcations et les différents niveaux du terrain la rendaient assez difficile à traverser à pied. Les allées et venues des animaux produisaient des effets fantomatiques aux alentours, n'éveillant pas les soupçons des hommes de Jobal, entourant l'abbaye et ses feux de camp. Même la douceur nocturne ne pourrait les dérider. Nul ne devait outrepasser leur secteur, le territoire des fauves.
Sur les hauteurs du plateau champêtre, cinq têtes émergèrent de l'immensité de verdure assombrie par la nuit.
Laliza, Milléïs, Draval, Sielle et Lascan venaient d'arriver à destination. Derrière eux, cachés, les membres de l'équipe d'assaut patientaient en attendant les ordres. Le stress grimpait dans la poitrine de Milléïs, comme une flèche propulsée à grande vitesse. Enfin, ils y étaient. Dennis et les autres enfants étaient ici ; leur ravisseur également. Derrière les feuillets, elle trépignait de se jeter dans le tas et courir à leur rescousse. Même si elle ne voyait pas encore Dennis, elle savait qu'il était présent tout près, ce qui, étrangement et irrationnellement, la rassurait.
Draval, lui, était hérissé de chair de poule à l'idée de croiser l'un des fameux fantômes appartenant aux Onysiens, morts dans cette forêt. À la lisière des buissons, il avait quitté l'univers de la détermination pour celui de la crainte purement viscérale. Il se maudissait d'être aussi poltron ! Même s'il tentait par tous les moyens de cacher sa peur et de régulariser sa respiration, son regard vif partait dans tous les sens, trahissant son calme apparent.
S'armant de jumelles, Laliza parcourut l'abbaye des yeux, afin de compter le nombre d'hommes présents à l'extérieur. Un... Deux... Trois... Quatre... Ils étaient près de dix ; des ivrognes beuglant leur hymne meurtri à la lune. En rangeant son matériel, la jeune femme chuchota :
— Ça ne va pas être de la tarte d'entrer là dedans.
D'un geste transpirant l'expérience, elle glissa sa main dans l'une des poches de son Sabretache, fermement maintenu à ses hanches. Elle en extirpa trois minuscules boules de fer noires qu'elle exhiba sur le plat de sa paume. Tout aussi bas, Milléïs la questionna :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ce sont des Méca-Espions, on s'en sert pour ratisser le terrain et veiller à ce qu'il n'y ait aucun piège aux alentours. On les contrôle ensuite sur le Radar.
Laliza les posa sur le tapis de brindilles. Les sphères se déplièrent, laissant apparaître de petites créatures à six pattes semblables à des araignées. Leurs grands yeux en forme de gouttes d'eau scintillaient d'une lueur rouge. Aussitôt, les trois espionnes s'enfoncèrent machinalement dans les feuillages. Elles dévalèrent le dénivelé pour se fondre dans les herbes épaisses, tout près des brasiers et des flacons d'alcool vides.
Laliza sortit alors une sorte de boîtier rectangulaire métallique d'une autre poche. Son antenne placée au sommet, entortillée d'un fil noir, partait dans des directions aléatoires et irréfléchies. Lorsqu'elle pressa le premier bouton, trois lumières pourpres apparurent sur le petit écran sombre. Elles se déplaçaient et prospéraient sous l'inconscience des sbires établis dehors.
— Les Méca-Espions cherchent la trace d'une magouille. Ils ont été spécialement développés à cet usage, afin d'éviter certains problèmes liés à des pièges toxiques. Ce genre de types ne lésinent pas sur les moyens quand il s'agit de protéger leur base.
Soudain, l'un des points vira au vert. À côté d'elle, Lascan arqua un sourcil.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Un piège a été détecté à soixante quinze mètres de nous.
Sur l'écran de contrôle, des séries de numéros et de lettres incompréhensibles apparurent. Pour les adolescents, ce n'était que du charabia, mais pour Laliza, tout était clair.
— Un piège filet. Tu poses le pied dessus et te voilà prisonnier, suspendu dans les airs. Ah... Ça ne m'étonne pas de ces maudits Contestataires ! Il va falloir être prudent.
Lorsque les Méca-Espions revinrent vers elle, Laliza les attrapa et les rangea à leur place.
— Nous allons devoir former une stratégie pour y entrer. Si nous voulons intercepter Jobal et ses acolytes, nous allons devoir nous la jouer fine. Il est hors de question d'attaquer de front. Si Jobal est caché dans l'abbaye, il risquerait de prendre la fuite en écoutant le bazar à l'extérieur.
— On va devoir y entrer par les airs, alors ? proposa Milléïs.
— Non, un Méca-Condor va encore plus attirer l'attention.
— Pour une fois, je trouve l'idée de Gazergray plutôt intéressante.
L'attention vira vers Lascan qui fixait intensément les tours de l'édifice religieux. Milléïs fronça le regard, où voulait-il en venir ? L'héritier se frotta le menton, d'un air pensif.
— Si on ne peut compter sur la malice, comptons sur les acroabaties. Est-ce qu'on possède des cordes ? Je crois avoir une idée de génie.
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À l'intérieur de l'abbaye, Jobal méditait. Auprès de Barthélise, endormie à ses côtés, il songeait à son enfance, son parcours, ses déboires, se perdant dans l'infinité de sa mémoire. Vivre dans cette église commençait à devenir difficile, bien plus qu'il ne l'aurait imaginé. Le froid était bien plus mordant dans cette partie de la forêt, comme si la mort se tenait à sa porte. Allongé de tout son long sur le vieux couchage de l'hôtellerie, il bougea lorsque Barthélise se tourna et se blottit contre son torse.
Elle l'aimait, il le savait. Il les avait sortis de la misère, Gédéus et elle. Mais pour lui, l'attachement n'était qu'un leurre, une faiblesse. Comment pouvait-il gérer cette relation d'amour véritable lorsque son esprit n'était occupé que par le devoir et la vengeance ? Il aurait aimé, pourtant. Il aurait aimé pouvoir lui rendre la pareille, mais seule sa main sur sa taille témoignait de ses sentiments enfouis. Pouvait-il imaginer un futur avec elle ? Peut-être, lorsque tout ceci serait fini. Lorsqu'ils ne seraient plus obligés de vivre entre ces murs de pierres, dans cette urne funéraire grandeur nature. Lui, Barthélise et tous ses frères et sœurs pourraient enfin obtenir cette vie qui leur avait été refusée.
Au bout de la pièce, un ronflement sonore attira son attention. Gédéus dormait sur son drap, il semblait heureux de sa situation et même la fraîcheur aiguë ne pouvait le ternir. Dans un flash, Jobal se rappelait la fois où son amante lui avait raconté sa rencontre avec Gédéus. Étant né monstrueux et défiguré, il avait été maltraité et abandonné dans la rue par sa famille. Personne n'avait jamais voulu de lui, attisant les craintes à cause de sa laideur et son caractère d'animal écervelé. Son chemin avait alors croisé celui de Barthélise.
La jeune femme, encore prisonnière de son ancienne profession, se faisait agresser par deux Défenseurs malintentionnés et aguichés par son corps. Gédéus l'avait sauvée en faisant partir le binôme et de ce fait, Barthélise fut prise de sympathie envers cette pauvre créature et l'avait donc adoptée.
Jobal disposait désormais d'une famille, des gens comptaient sur lui, tout comme ces enfants rassemblés dans la pièce d'à côté. Il serait leur rédempteur. Plus tard, ils le remercieraient de leur avoir montré la juste voie. Le cœur apaisé par le calme bien trop enjôleur, le Contestataire s'octroya une minute de repos.
Seulement, il ignorait qu'un plan ingénieux était en exécution, à l'extérieur.
Au-dessus de la tête étourdie des gardes de fortune, un grappin fendit le ciel et s'accrocha au rebord d'une des puissantes tours. Une corde raide et solide traversa le champ de pièces métalliques. Perchés sur une plateforme de terre plus haute qui surplombait toute l'abbaye, Laliza et ses élèves s'étaient réunis. Le plan de Lascan avait été sélectionné par nécessité, néanmoins, il restait exécutable. Ils n'avaient qu'à ramper jusque sur les piliers.
Laliza fut la première à se positionner pour passer.
— Si ça se passe mal, repliez-vous avec les autres, leur conseilla-t-elle.
— Pourquoi ça se passerait mal ? grimaça Sielle.
— Sait-on jamais. Ils sont assez nombreux.
Mécontente de cette idée, Milléïs grogna :
— Il est hors de question qu'on s'enfuie comme des lâches ! Tout va bien se passer. Dans le cas contraire, on foncera dans le tas !
Laliza soupira. Cette gamine était fatigante d'optimisme. Non loin, Lascan persifla :
— Depuis quand tu prends les décisions, Gazergray ?
— Elle ne prend pas les décisions, elle nous pousse à ne pas abandonner en cas d'échec. Tu devrais en faire autant, blaireau, maugréa Draval, à son intention.
— Qui traites-tu de blaireau, sale pouilleux ? Retourne donc pleurer dans ton nid à acariens.
— Je suis peut-être un pouilleux, mais moi, quand je regarde à l'œillet, mon nez ne reste pas planté dans la porte !
L'air crépitait entre eux, comme des étincelles. Lascan grimaça, vexé, son regard luisait d'une intensité menaçante et irréelle. Il s'apprêtait à rétorquer quand Laliza les interrompit :
— Arrêtez avec vos disputes fatiguantes ! N'oubliez pas la règle numéro trois du code des Défenseurs : pas de mésententes entre binômes ! Faites un effort et bouclez-la !
Ennuyés par la remontrance de leur cheffe d'équipe, les deux garçons se turent. Elle avait probablement raison, ce n'était pas le moment de s'empêtrer dans cette mélasse sans retour.
— Restez cachés ici jusqu'à ce que je vous fasse signe, termina-t-elle.
Un souffle de motivation s'échappa des lèvres de l'ingénieure. Il lui en fallait pour se donner le courage et la force de traverser ce champ de vide. Lorsqu'elle fut prête, Laliza accrocha ses mains et ses jambes autour de la corde, puis la longea dans la plus grande prudence. L'extrémité arrière était scellée autour d'un arbre fort et charnu. Vingt mètres environ la séparaient du sol. Si elle tombait, elle se blesserait gravement à coup sûr.
Très vite, Laliza chassa ce nuage de pensées noires et continua son ascension par la seule force de son corps. Elle jouait les funambules en ayant le vertige. Chaque centimètre était pour elle une épreuve et une réussite. Le moindre craquement de corde suffisait à introduire en elle un sentiment de malaise incontrôlable : cette corde, beaucoup trop fine à son goût, par laquelle sa vie se balançait. Fermer les yeux étouffait ce ressenti durant quelques instants, avant qu'il ne revienne plus fort. Elle devait se convaincre de ne pas regarder en bas. De ne pas tenter ce vide qui l'aspirait et la narguait. C'était une passe nécessaire pour la mission.
Lorsqu'elle arriva vers le grappin, elle prit appui sur les constructions avec ses jambes et se stabilisa enfin sur le large mur des piliers. Une dose d'anxiété s'envola enfin, la libérant de son carcan. Elle soupira, puis observa derrière elle la cour de l'abbaye. Elle était vide, aucune lumière ne présageait qu'une âme était éveillée en son sein. C'était parfait.
Elle considéra ses élèves de l'autre côté de la corde, puis leur fit signe que la voie était libre. Milléïs fut la seconde à passer sans encombres, ensuite Sielle. Vint le tour de Lascan qui soupesa l'idée insolente que la corde casse. En bas, les hommes dormaient autour des feux, le moindre faux mouvement pourrait en réveiller un. Non sans précaution, l'héritier retint son souffle tout au long de sa traversée la tête en bas. Lorsque ses pieds touchèrent la fermeté, ce fut un degré de stress qui le quitta. Il fantasma sur la perspective de ne pas avoir perdu contenance durant son passage.
Draval fut le dernier. Il savait qu'il n'aurait aucun problème à passer, lui qui avait l'habitude d'escalader les gouttières et les poutres de la ville. Ces capacités lui avaient valu le surnom affectueux de « petit primate » de la part de sa mère. En pensant à elle, il songeait qu'elle devait se faire un sang d'encre. Lorsqu'elle avait appris l'objectif de leur mission, il avait lu comme une grande crainte dans son regard. Intérieurement, l'adolescent désirait que cette opération se finisse vite, pour qu'il puisse aller rassurer sa chère maman.
À la moitié du trajet, Draval sentit comme un leste sur la corde. Sa vision semblait s'affaisser, tout au même point que son accroche. Le nœud à l'arbre perdait de sa résistance après avoir soutenu tout ces poids tour à tour.
En faisant deux murs autour de sa bouche à l'aide de ses mains, Milléïs chuchota à son partenaire, paniquée :
— Dépêche-toi de traverser, Draval !
Même si sa voix était beaucoup moins forte qu'à l'accoutumée, le jeune homme perçut nettement les mots de son amie. Il se pressa de toutes ses forces jusqu'à recevoir l'aide de ses compagnons. Postérieur sur la roche, le garçon les remercia en exhalant un souffle qui se voulait sauf.
— Équipe d'assaut, nous sommes passés. Nous allons pénétrer dans l'abbaye. Campez sur votre position et attendez les prochains ordres, commanda Laliza dans sa radio.
Après avoir reçu une réponse positive, elle replaça l'objet de communication. Juste après, Laliza poussa les quatre débutants à la suivre le long des tours et leurs guérites. Bientôt, tout serait fini.
Les enfants étaient tout près et leur bourreau ne se doutait encore de rien. Seulement, l'acidité parcourait Sielle qui, a contrario des autres, était prise d'un mauvais pressentiment. Ce gêne au cœur l'oppressait lorsqu'elle pensait à son frère.
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