Mission de Sauvetage 4/9
— Il est tard, vous devriez rentrer chez vous, maintenant. Vous avez grand besoin de repos. Soyez au Défensariat à sept heures tapantes demain matin ! Vous avez bien travaillés, les bleus...
Les paroles de Laliza tournaient en boucle dans la tête de Milléïs. D'un côté, elle était fière d'avoir eu les éloges de cette fille si impressionnante. Mais de l'autre, se lever avant sept heures pour ne pas être en retard, ce n'était pas la plus réjouissante des nouvelles.
Il était trois heures du matin, enfin l'équipe était dissoute pour le moment.
Les Lockspear étaient rentrés chez eux et le modeste binôme remontait les quartiers à pieds. Quelques lampadaires illuminaient leur chemin nocturne, tandis que le chant des grillons apportait à l'atmosphère une certaine sérénité que nul ne pourrait faner.
Solécendre était calme à cette heure-ci, même un peu trop. À l'entour d'une ruelle, Draval sursauta en écoutant un bruit suspect qui s'avéra être la course d'un chat errant. Milléïs rigola doucement ; Draval et ses peurs... Toute une histoire ! Elle se souvenait sans peine des contes de fantômes qu'elle adorait lui raconter enfant, lorsqu'il venait dormir chez elle. Son malin plaisir était de le voir pâlir et crier de terreur au moment où elle lui disait que le spectre se tenait dans son dos. L'amusement s'évanouissait à grandes lampées lorsqu'Icencia déboulait dans leur sanctuaire, en robe de nuit, furax de les voir encore debout.
En y réfléchissant, Draval était resté le même. Il avait simplement arrêté de croire que le fantôme le suivait.
Lorsque le rire de Milléïs cessa, Draval repensa silencieusement à sa soirée. À l'interrogatoire et aux révélations de Lahik, mais surtout... À ce nom : Jobal Zelior. Étonnée qu'il n'ait pas grommelé à ses moqueries amicales, Milléïs se tourna vers son meilleur ami.
— Dis... Quelque chose ne va pas ?
— Je réfléchissais... répondit-il, après une seconde.
— J'ai cru remarquer, tu ne m'as pas décroché un mot depuis notre départ.
Devait-il lui faire part de son souvenir ? En aurait-elle gardé une trace au fond d'elle ? Milléïs n'avait pas posé plus de questions que ça au Défensariat. Sa fatigue et son expérience du soir devaient embrumer et peser sur ses facultés mnésiques.
Ne sachant comment engager le sujet, Draval se gratta nerveusement la tête et privilégia la franchise.
— Tu te souviens de Jobal Zelior ?
Les sourcils de Milléïs se froncèrent.
— L'homme dont Laliza et Yoghran parlaient au Défensariat ? Le chef du gang ? demanda-t-elle, afin d'être sûre.
— Oui. Nous l'avons déjà rencontré...
— Quoi ?
La surprise fut de taille lorsque son ami s'arrêta face à elle, la mine dévoilant une étrange tristesse. Planté sur la rue, il lui montra la cicatrice à son arcade. Il ne suffit que d'une seconde à Milléïs pour que la réminiscence fatale ne lui revienne. À travers les yeux de Draval, deux miroirs du lointain, elle revoyait leur enlèvement.
Ce fou criant ses inepties dans les murs infâmes d'un cagibi.
Blanchie de stupeur, un seul murmure lui échappa.
— C'est lui ?
— J'en suis sûr, j'en mettrais ma main au feu.
— Mais... Il avait été arrêté lorsque les Défenseurs l'avaient attrapé, en haut de la tour !
— Je le sais, mais ça remonte à si longtemps... Il a très bien pu être libéré entre temps. Il a même pu s'enfuir...
C'était une possibilité. Le cœur de l'adolescente en vibrait de haine. Dans le calme de la nuit, elle cracha dans un souffle :
— Il n'a donc jamais arrêté... Ce monstre n'a jamais arrêté d'enlever des enfants.
— Visiblement. Mais nous verrons cela demain, au Défensariat. Peut-être que Lahik en dira plus à son sujet, mais aussi au sujet de leur planque.
En plaçant son bras autour des épaules d'une Milléïs ternie et en colère, Draval lui appuya un baiser chaste dans les cheveux. Il la poussa ensuite à avancer jusqu'à leur quartier depuis longtemps assoupi. Ce geste d'une douceur incomparable eut le pouvoir escompté de calmer la jeune fille. Elle savait qu'elle pourrait toujours compter sur lui. Jamais il ne l'abandonnerait dans une telle épreuve et vise versa. Cet ami pour la vie autour duquel elle glissa à son tour, avec tendresse, son bras frêle.
Rien n'aurait pu gâcher ce délicieux moment d'inconscience.
Même si, loin de là, au centre-ville, une ombre furtive émergea des ténèbres. Avec rapidité, l'être cauchemardesque se faufila entre les allées noires de Solécendre. À l'aide d'outils spéciaux, il crocheta la fenêtre d'une habitation des quartiers aériens et s'infiltra dans une chambre.
De sa grosse main, il pressa la bouche de l'enfant qui y dormait.
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Le lendemain matin, Milléïs prit le petit-déjeuner avec sa mère. Pendant qu'elles mangeaient, Icencia confia à sa fille qu'elle avait été très inquiète de la voir rentrer aussi tard, au point qu'elle n'avait pas trouvé le sommeil jusqu'à son retour. Milléïs lui expliqua toute la trame des événements dans le Hall Béryllium, mais aussi l'arrestation et l'interrogatoire de Lahik. La mère célibataire était très impressionnée par le périple nocturne du binôme, fière et heureuse qu'ils aient réussi à coincer ce Contestataire malintentionné.
Milléïs omit volontairement la mention de Jobal Zelior, afin de ne pas affoler sa mère. Elle savait qu'Icencia avait très mal vécu cette portion révolue de son existence. Se dire qu'elle avait été inconsciente au point de laisser sa précieuse fillette gambader seule, à la merci des malfrats, lui rappelait sans cesse à quel point son rôle de mère exemplaire, auquel elle aspirait tant, avait été remis en question.
Les deux Gazergray quittèrent alors la maison tordue, vaquant chacune à leurs occupations personnelles. Après un baiser laissé sur la joue de sa fille, Icencia partit avec son panier livrer sa tournée de médicaments. Spoon sur son épaule, Milléïs passa prendre un Draval physiquement épuisé. Les cernes immenses sous ses yeux présageaient un sommeil trop court. Elle devait avouer qu'elle le comprenait ; le réveil avait été dur pour elle aussi, bien plus que celui du pensionnat.
Ensemble, ils rejoignirent le Défensariat.
Dans l'allée menant à la grande porte, ils croisèrent les Lockspear. En dépassant Lascan, Draval se moqua avec entrain :
— Eh, bien, Lockspear, on arrive en retard ? On n'a pas réussi à se tirer du lit ?
Le concerné releva un œil assombri, ne réclamant qu'une seule chose au forgeron : du silence. Milléïs salua gentiment Sielle qui elle, avait l'air de bonne humeur. Soudain, l'héritière aperçut une chose sur l'épaule de la blonde qui lui fit écarquiller les yeux.
— Oh, mais c'est Spoon ? Qu'est-ce qu'il fait avec toi ?
— Je l'ai gardé après le départ de Madame Dungarron. En fait, je pense qu'elle l'a oublié, car nous l'avons trouvé tout seul au pensionnat, quelque temps après qu'elle soit partie.
— C'est étrange, elle avait l'air très attachée à lui, se questionna Sielle.
— Oui, c'est ce qu'on s'est dit, avec Milléïs, déplora Draval.
— Pauvre Spoon, il a dû être si triste d'être abandonné.
Sielle le plaignit en caressant doucement sa coque de fer. Le quatuor entra finalement dans le Défensariat tout en discutant de tout et rien. Parmi le capharnaüm habituel, la voix de crécelle de Pénélope, la réceptionniste, traversa le hall. À son air chafouin, les adolescents comprirent qu'elle n'était pas très contente de les voir. Ils interrompirent enfin leur bout de chemin.
— Vous là, les nouvelles recrues ! Venez par ici, tout de suite !
Redoutant une remontrance à cause de son intonation, les novices obéirent et avancèrent à petits pas. Elle portait toujours ses énormes lunettes. Il fallait d'abord s'habituer à elles avant de pouvoir apprécier le visage de la femme. Même si secrètement, Milléïs pensait que ces lunettes étaient là pour conférer un certain caractère à sa physionomie relativement juvénile pour son âge. Elle devait bien approcher des trente-cinq ans, mais en paraissait sept de moins.
— Laliza m'a demandé de vous dire de l'attendre dans le hall, elle est partie faire une course en ville. Non, mais franchement ! Je n'ai que ça a faire de faire passer des messages ? Non, madame, je n'ai pas que ça a faire !
Pénélope empilait ses dossiers tout en les claquant les uns aux autres, comme pour donner plus de poids à ses paroles. Milléïs se risqua à chuchoter à Draval :
— Elle est réceptionniste, les messages ça devrait être son fort...
— Tu as dit quelque chose, toi ? glapit Pénélope, d'un ton interdit.
Milléïs répondit par la négativité, craignant les éclairs que les cul-de-bouteilles lui dardaient, sans pitié. Sielle s'octroya un rire discret, caché derrière son poing, faisant croire à une toux bénigne. De toute évidence, la Gazergray n'avait peur de rien, même si son comportement audacieux et un brin immature agaçait Lascan. Une vraie gamine !
Les minutes passèrent et Laliza tardait à revenir. Sielle et Milléïs avaient pris le temps de papoter entre elles, devant le vitrail qui donnait sur l'extérieur, pendant que les garçons se faisaient la tête.
— Pourquoi ton frère reste si réfractaire à notre collaboration ? Nous ne sommes pas assez bien pour lui ? soupira la jeune blonde.
— Ce n'est pas ça, répondit Sielle, d'une voix basse et mal assurée.
— Je le vois, tu sais, je ne suis pas la dernière des idiotes. Il est impossible de se tromper sur son compte, l'emballage est aussi brutalement honnête que le produit. Je pourrai même parier qu'il rend l'air glacial, autour de son secteur. Il nous déteste, moi et Draval.
— Non, détrompe-toi... Tu sais, nous ne parlons pas beaucoup, lui et moi. Au manoir, nous restons la plupart du temps chacun de notre côté, hormis pour les entraînements. Moi, je pense que l'être humain est à la base animé de suspicions et de jalousie. Quand il voit quelqu'un ou quelque chose de plus beau, de plus fort ou de plus intéressant que lui, il désire absolument lui trouver un défaut. Je pense que c'est ce qu'il se passe, avec Lascan. D'un côté, il vous craint... car vous avez réussi à monter là où il pensait arriver seul.
Milléïs esquissa un fin sourire, touchée et satisfaite de ces paroles dont elle ne se doutait guère. Soudain, coupant leurs bavardages, un homme entra en trombe dans le Défensariat. Il devait frôler la cinquantaine, le cheveu dégarni et hérissé. La panique découlait de son visage. Il courut vers le guichet en brandissant un petit béret, serré à ses mains usées et cornées par le travail.
— S'il vous plait, vous devez m'aider ! Mon enfant a été enlevé, la nuit dernière !
Ces mots frappèrent Pénélope qui, ses couettes suivant son mouvement, se redressa avec diligence. Le plaignant semblait désespéré. De leur place, le quatuor le regardait en partageant sa détresse, une rage sourde s'ajoutant à ce sentiment.
Alors que Sielle et Milléïs venaient de les rejoindre, Lascan marmonna :
— Je n'en reviens pas... Encore un !
— Cette liste noire ne cessera pas tant que nous ne les arrêterons pas, ajouta Draval.
— C'est triste tout de même... Regardez cet homme, il a l'air tellement malheureux, constata Sielle, la mine triste.
Seule Milléïs gardait le silence. Ses deux astres bleus restaient greffés sur le chapeau que brandissait l'ouvrier. C'était étrange, elle avait l'impression de l'avoir déjà vu quelque part. Sans prendre la peine d'annoncer son choix, la blonde avança vers le comptoir du hall, à la rencontre de cet homme. L'esprit avait autant besoin d'hardiesse qu'un Magnergie avait besoin de Solarium. Elle devait savoir. Très vite, elle fut talonnée par Draval.
Avant que l'individu ne parte pour le Bureau des Plaintes, la jeune fille l'arrêta :
— Pardonnez-moi, monsieur... J'ai cru comprendre que votre enfant a été enlevé ? Nous sommes sur cette affaire d'enlèvements multiples avec mes camarades, nous essayons de réunir des informations qui pourraient nous être utiles pour retrouver ces enfants disparus. Pouvez-vous nous dire comment ça s'est passé ?
La douceur professionnelle de Milléïs calma quelque peu la peur qui consumait le cinquantenaire. En reniflant, il se voûta et serra le petit béret contre son cœur.
— Je ne sais pas comment ça s'est passé... Mon fils a été au lit hier soir et ce matin, il n'y était plus. Sa fenêtre était grande ouverte. Je sais mon fils incapable de fuguer, c'est un bon garçon, gentil et travailleur, même si ces temps-ci il attrape du galon et ne se laisse plus faire. Je m'en veux tellement... Je l'ai négligé, lui et sa mère, à cause de mon travail. Je m'en veux tant... Aidez-moi à le retrouver, je vous en prie.
Une larme se fraya un chemin entre les plissures creusant les joues du désolé. Son chagrin ne possédait ni borne, ni frontière. Ce triste père fendait le cœur. Or, son récit éveilla une clarté dans la mémoire de Milléïs. Tout ceci lui était familier. Quand la réalité la frappa enfin, elle provoqua un bond dans sa poitrine, plus frigorifiant que troublant.
Dans un murmure blanc, elle lui demanda alors :
— Vous... Vous êtes le père de Dennis ? Le petit livreur de journaux ?
— Vous connaissez mon fils ?
Aussitôt, Milléïs et Draval échangèrent un œil préoccupé ; l'œil de celui qui tirait la mort au jeu de Solacre. L'heure était grave, bien plus qu'ils ne l'avaient cru. Pétrifiés, le choc et le souci les entravaient sans relâche, tandis que la vérité s'exhibait de façon alarmante.
Leur ami, Dennis, avait été enlevé.
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