Mission de Sauvetage 3/9
Jamais de sa vie, Sielle Lockspear n'avait prit part à une telle pagaille. En devenant Défenseure, elle savait qu'elle serait tôt ou tard confrontée au combat, au désordre et à la destruction. Dans son enfance, Lascan et elle se battaient souvent pour des broutilles et son frère avait toujours le dessus. Même si elle pleurait et se plaignait de douleur, Sielle était toujours celle sur qui la faute était reportée. Cette pièce inutile, ce bouc-émissaire par lequel on passait sa colère verbale. Au fil du temps et des remises à l'ordre, elle avait appris à se faire plus discrète qu'elle ne l'était déjà, afin d'échapper à ces sentences.
Elle voyait Laliza qui luttait contre Lahik et l'un de ses acolytes. Sa supérieure évitait avec habilité les coups des deux hommes qui ne prenaient pas conscience qu'ils avaient une femme en face d'eux. Sans pitié, Laliza se plia pour administrer un poing sulfureux dans le plexus détendu du comparse qui tomba sur son chef. Durant l'espace d'un souffle, Sielle envia sa maestria et son expérience au combat au corps à corps. Elle était éblouissante.
Soudain, un bras puissant tira Sielle en arrière, la faisant émerger de la surface cotonneuse de ses songes. Il s'agissait de Lascan, il venait de lui éviter le coup hargneux d'un ennemi en l'entraînant dans la salle de préparation. Avec rage, il lui cria :
— Sielle ! Qu'est-ce que tu fais ? Réveille-toi un peu, Laliza nous a appelés à l'aide !
Le verre se brisa et tapissa d'éclats le parquet humide d'alcool. Les premiers coups de feu s'échangèrent et le bruit aviva les personnes réunies en hauteur qui commencèrent à fuir. Dans leurs cages, les animaltroniques glapissaient de peur.
Un géant au teint torréfié se présenta devant les jumeaux, sa bouche était hérissée de dents démolies par un visible coup de massue. Il écrasa sa poigne droite dans la gauche, pour leur exhiber le fait qu'ils allaient passer un sale moment.
— Tiens-toi prête, Sielle. On va lui régler son compte !
L'héritière fut étonnée par le ton de son frère. Parmi sa fermeté habituelle, elle avait cru percevoir une pointe subtile de complicité. Même si elle pensait patauger dans l'erreur, Sielle s'arma de courage et d'une détermination alimentée par ce simple sentiment. Le colosse chargea comme un boulet de canon. Lascan l'esquiva avec la flexibilité d'un félin, puis lui asséna un coup de coude dans les omoplates.
Les Lockspear trouvèrent de vieilles épées jetées dans les tas de pièces métalliques et entamèrent un ardent duel à trois avec leur ennemi ayant, lui aussi, sorti un beau cimeterre brillant. D'un coup de pied au thorax, il repoussa Lascan contre une cage. L'homme frappa ensuite l'épée de Sielle qui glissa au sol, puis il la saisit dangereusement par le poignet. Un cri s'extirpa d'entre ses lèvres pâles lorsqu'elle sentit ses os grincer.
Ses genoux tremblaient, ses sens s'évertuaient à la faire ployer sous la difficulté. Or, jamais elle n'aurait abandonné. C'était sa mission, son devoir de Défenseure. Pour l'honorer, elle suerait sang et eau. Son poing libre se serra alors, de concert avec sa mâchoire. Dans un geste désespéré, Sielle élança ses phalanges et les appuya de toutes ses forces sur le nez de son bourreau. La chair se malaxa sous ses jointures. L'os se brisa et le sang se déversa, projetant une souillure carmin sur la pommette immaculée de la Lockspear.
Sous les yeux ahuris de Lascan, Sielle enchaîna avec un pied retourné dans l'abdomen. Dans sa rotation, sa longue chevelure tournoya dans l'air. Sous les complaintes de l'adversaire, Lascan se réveilla de son étonnement et abattit le manche de son épée contre la nuque du tuméfié.
Lorsqu'il fut à terre, les jumeaux eurent un intense échange de regards. Ils avaient combattu comme une véritable équipe, c'était étonnant. Contre toute attente, Lascan étendit un rictus à sa sœur. Il était minuscule, à peine perceptible, mais Sielle y décelait comme une sorte de soulagement. Une infime satisfaction qui disparut presque aussitôt. Était-ce possible venant de lui ? En lui retournant son sourire, Sielle en était secrètement convaincue.
De l'autre côté de la salle, Milléïs et Draval tenaient le quatrième vaurien en étau. Très vite, la jeune fille fut repoussée par son bras musculeux, la mettant fesses à terre. Dans le dos de l'ennemi, Draval vit une ouverture exploitable. Alors que l'homme pourvu d'un cache-oeil avançait vers Milléïs, l'adolescent se saisit d'une chaise et le frappa à la tête. Le bois éclata et fit défaillir le touché. Draval le chargea ensuite, mais fut saisit au col par une main ferme. La force de la nature le souleva littéralement de terre.
— Tu vas me payer ça, petit salopard !
— Je te souhaite alors de jouir de ta victoire aveugle !
Suite à ces mots, Draval enfonça son pouce dans le globe oculaire à découvert de son détenteur. Le vaurien extériorisa un cri. Le Défenseur replia ensuite ses deux jambes et prit appui sur sa poitrine pour se propulser en arrière, se libérant ainsi de son joug. Draval fit une pirouette et glissa agilement sur son genou pour se mettre à l'abri.
L'homme imbibé d'alcool tomba sur les rotules, gémissant de douleur, avant de dégainer son arme à feu.
Peu importe si ce n'était que des enfants !
Il tira une première salve sur Milléïs qui eut juste le temps de se cacher derrière le mur de l'escalier. Son cœur battait à cent à l'heure. Ce n'était pas passer loin.
Une balle toucha accidentellement le verrou d'une cage renfermant des lapins et des chiens mécaniques qui s'enfuirent en courant à travers le champ de bataille, renversant les nombreux arrivants venus voir ce qu'il se passait.
À cet instant, un Spoon curieux sortit de sa poche et se positionna aux côtés de sa propriétaire, sur la première marche de l'escalier. Elle qui s'apprêtait à s'armer de son Magnergie, eut une idée.
— À mon signal, Spoon, tu l'attaques là où ça fait mal.
— Toi ! Ne murmure pas à l'oreille de la souris ! rugit le borgne blessé, rouge de haine. Sort m'affronter, petite !
Avec un sourire malicieux, Milléïs se baissa et actionna deux fois le petit remontoir présent sur le dos de Spoon.
— Maintenant !
La souris mécanique partit alors au quart de tour dans un bourdonnement ardent. Elle se fraya un chemin vers l'entrejambe de l'homme qui, lorsque l'animal de fer bondit et le mordit à cet endroit précis, ravala une lamentation plus aiguë qu'un couteau sur l'aiguisoir.
Son hurlement traversa tout l'espace confiné jusqu'à Laliza qui mettait à terre le camarade de Lahik. En le piétinant, elle continua ses assauts au poing, profitant de la fatigue du mastodonte en face d'elle. Elle fit craquer son cou et évita le poignard de Lahik qui allait la happer. Dans son élan, il perdit l'équilibre et tomba lourdement en avant. Par un mouvement prompt et contrôlé, Laliza rattrapa sa tête au vol et la fit entrer en contact avec son genou durement plié comparable à la roche. Quelques dents volèrent et finirent leur course sur le tapis.
C'était fini.
Dans une symphonie de râles douloureux, Laliza fixait Lahik qui gisait par terre. Sa poitrine était soulevée d'un souffle irrégulier. Milléïs, Draval, Sielle et Lascan vinrent la rejoindre.
— Tout va bien, les mômes ?
Ils acquiescèrent, plus ou moins corrects. Le Hall Béryllium était sens dessus dessous. Bien davantage lorsque des cris familiers retentirent en haut, annonçant l'arrivée salvatrice des renforts : « Défensariat de Solécendre ! Personne ne bouge ! Vous êtes en état d'arrestation ! »
Les pas de Laliza crissèrent alors dans les bris de verre lorsqu'elle s'accroupit devant un Lahik gémissant. Elle l'attrapa par le dessus de sa crête et lui remonta la tête pour le regarder. Il murmura faiblement :
— Tu vas me le payer, sale garce...
— Tu veux une autre raclée ou je me trompe ? cracha Laliza, avec nonchalance. Regarde, nous avons décimé tout ton petit gang et les brigades sont arrivées pour faire le ménage dans le hall. Tu n'as plus le choix... Tu dois parler.
— Jamais ! Si je fais ça, Jobal me tuera...
À cet instant, Draval pila sur ces mots. Le dernier prénom donné tournait frénétiquement dans son crâne, heurtant ses parois cérébrales comme s'il voulait en sortir. C'était une sensation si gravement amenée, comme un éclair de déjà-vu le cognant en plein cœur. Il en était si chamboulé que ses sourcils inégaux se froncèrent contre son gré.
Qu'est-ce que cela signifiait ? Qui était ce Jobal ?
— Tiens donc... Tu vas nous en dire plus au Défensariat, mon gros, d'accord ?
Laliza le lâcha sans prendre compte de son mal, puis se tourna vers ses jeunes recrues, toute fière :
— On les embarque !
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En plein cœur de la nuit, des renforts vinrent prêter main forte à Laliza et ses élèves pour arrêter les groupes de brigands au Hall Béryllium. Ce fut une prise de choix et leurs trafics d'animaltroniques fut démantelés. Certains avaient pu s'enfuir par des tunnels cachés, mais beaucoup avaient pu être appréhendés à temps. Le tavernier fut accusé de complicité et lui aussi écroué.
Pendant qu'il fut menotté et embarqué, Laliza ne s'était pas gênée de récupérer sa bourse de duris encore posée derrière le comptoir.
Les bons comptes faisaient les bons amis, comme le disait l'adage populaire.
Tous furent dirigés vers les Cellules du Défensariat, en attente de leur jugement. Seul Lahik fut emmené au couloir A, tout droit vers le Bloc d'Interrogatoire.
Assis derrière l'unique table de la salle froide, Lahik émergeait encore de sa bataille. Laliza, Milléïs, Draval, Sielle et Lascan pouvaient le voir à travers la vitre sans tain. De par une aération, ils entendaient le questionnaire de Yoghran Mélès ; un membre des Brigades Détectives Internes qui s'occupaient des dossiers de crimes et des interrogatoires. Par ici, il était le meilleur dans son domaine. Sa peau caramel et ses cheveux châtains s'alliaient parfaitement avec le marron glacé de ses yeux, constamment plissés et rieurs. C'était un ami de Laliza, avec lequel elle avait fait son année au pensionnat.
Milléïs, Sielle et Lascan avaient pris l'initiative de s'assoir sur le sofa en arrière pour attendre le verdict. Seul Draval était resté droit, méditant sur chaque parole livrée. Un sentier sinueux gorgé de lacunes se traçait dans sa poitrine. Plus il en apprenait, plus les pièces du puzzle s'agençaient. Après plus d'une heure et demi, Yoghran sortit du bloc et vint rejoindre ses pairs. Milléïs et Sielle se levèrent d'un bond.
Aussitôt, Laliza l'accosta :
— Alors ?
— Il n'en dira pas plus. Récapitulons : il fait apparemment partie des Maximus Ultors, comme tous ses petits copains. Il était l'un des organisateurs du Hall Béryllium, c'est lui qui gérait l'arrivage des animaltroniques ou des sets d'amélioration, donc il a des connaissances qui laissent penser qu'il sait beaucoup de choses sur l'histoire des enfants disparus. Mais visiblement, il n'est qu'un sous-fifre dans la confrérie.
— Et sur les avis de recherches ?
— Il m'a donné des noms, à condition qu'on lui offre une protection.
Il déposa l'avis de l'homme défiguré sur la table en face de Laliza.
— Cet homme s'appellerait Gédéus. C'est un Contestataire un peu bizarre, selon lui. Il agirait comme un animal, ne saurait pas parler et aurait une fâcheuse tendance à mordre et à lécher tout ce qu'il voit.
Laliza grimaça, se remémorant l'infâme odeur de sa langue contre sa joue.
— D'après ces descriptions, ça m'a l'air d'être une sorte de dégénéré mental. Peut-être retardé. Il obéirait aux ordres de cette femme, dit-il en posant l'autre fiche. Une dénommée Barthélise. Elle serait une sorte de haut-grade dans leur gang et ce Gédéus serait son bras-droit. Elle est la femme de leur chef...
Sous les prunelles impatientes de Draval, le dernier papier vint trouver sa place auprès des autres.
— Jobal Zelior, un recruteur hors pair. Il serait à l'origine de ce clan de renégats servant Maximus Ultors. Il les a enrôlés en leur promettant une vie plus belle lorsque le gouvernement serait tombé. C'est un fanatique, un manipulateur et un pervers narcissique qui n'hésite pas à tuer pour atteindre ses objectifs. Lahik a l'air de le craindre comme personne. Les enfants seraient en sa possession. Il les aurait enlevés dans un but sordide : les soumettre à un apprentissage brutal, une espèce de ralliement sectaire destiné à transformer ces petits en véritables serviteurs dévoués de la confrérie.
— C'est donc bien eux qui sont derrière tout ça, ces charognes... siffla Laliza, entre ses dents.
— Oui. Et ce Jobal Zelior en serait l'instigateur, certifia Yoghran.
— Jobal Zelior... ?
Draval avait murmuré ceci si bas que personne ne l'écouta.
Tout était désormais clair : il connaissait ce nom...
Si longtemps enfoui, oublié et soudain, réapparu comme par magie. Le mirage de son enfance, le rouge à son œil, les pleurs de Milléïs. C'était bouleversant, tellement que son crâne semblait prêt à exploser. Il n'arrivait presque plus à gérer son souffle.
Inquiète du teint blafard de son ami, Milléïs se dressa à ses côtés et déposa sa main sur son épaule, espérant capter son regard perdu, en vain.
— Leur équipe chercherait à s'emparer de la Guivre Mécanique pour redorer le blason de leur Mentor, d'après lui, celui qui régenterait la confrérie dans l'ombre. Un homme que peu de Contestataires lambdas ont vu, pour ne pas dire aucun. Un véritable fantôme. L'opération d'introduction dans les catacombes avait soi-disant été préméditée sous ses ordres. Zelior et son gang auraient une planque dans les alentours, selon Lahik. Mais la douleur à sa bouche était trop forte pour qu'il puisse continuer. Bravo, Laliza, tu as réussi un coup de maître...
La concernée ressentit la minime touche de sarcasme dans la voix de son interlocuteur, l'obligeant à émettre ce qui ressemblait à un grognement las. Yoghran ne changerait donc jamais, toujours aussi insupportable !
— Dans ce cas, nous reprendrons demain, continua-t-elle, en balayant l'air d'une main. Nous le cuisinerons alors à feu vif pour en savoir davantage. Mettez-lui de la glace, ça atténuera le gonflement. Une nuit au cachot, ça va peut-être le soulager et lui déverrouiller le clapet.
— On fera tout pour, donc ne t'inquiète pas, Laliza... On va les retrouver, ces enfants, la rassura finalement Yoghran.
Elle en était sûre. Plus que jamais, l'illustre petite fille avait hâte de clore cette affaire. En finir une bonne fois pour toute avec ces démons qui la hantaient et l'aigrissaient ; tourner cette page de rancœur et terminer ce chapitre difficile. Mais ce qu'elle attendait par dessus tout, c'était le moment où elle lèverait les cils vers la lune, et qu'elle pourrait enfin dire à Silver qu'elle lui avait rendu tout l'honneur qu'on lui avait arraché.
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