La Rencontre des Binômes 3/5
Sous les ordres des Gouverneurs, tous les Lauréats quittèrent la salle de réunion. Leurs affaires arrivées au rez-de-chaussée, ils prirent les escaliers afin de redescendre au plus bas de l'édifice. Chacun se garda de toute parole, privilégiant l'écho de leurs pas ainsi que les regards circonspects. Devant l'entrée, un tas de bagages de toutes les couleurs attendait sagement.
Les adolescents se ruèrent sur leur bien qu'ils installèrent précautionneusement entre leurs omoplates. Milléïs grimaça d'envie en voyant ceux des Lockspear : ils étaient faits dans un tissu noble, semblable au satin, doux et brillant. Tout le contraire du sien ou celui de Draval, qui n'était qu'en vulgaire toile.
— Alors, c'est donc vous le double binôme ?
Cette voix paresseuse interpella les quatre lumèniens qui se tournèrent vers sa source. C'était le garçon culotté de tout à l'heure ! Son baluchon bleu jeté sur l'épaule, le jeune fiorran aux yeux bicolores leur faisait face. Les mains dans les poches et le dos voûté, il attendait une réponse qui ne mit que quelques secondes à arriver.
— Euh, oui. C'est nous, lui dit Draval.
— Ah... Vous faites jaser dans les couloirs, vous le savez ça ? Tout le monde parle de vous, surtout les Lauréats. Ne soyez donc pas surpris par les regards qu'ils vous lancent de travers. Si vous voulez mon avis, votre participation n'a rien de normale. Je sais que mon île a utilisé le même procédé voilà des années, mais... Je trouve le choix du Gouverneur Morchrès totalement stupide en vue des circonstances.
— En quoi est-ce stupide ? continua Milléïs, en faisant un pas ferme vers lui. Tu as dit toi-même que ton île avait fait pareil. Dans ce cas, ton gouverneur était aussi stupide que le nôtre.
Le garçon ricana, tout en glissant une main dans ses cheveux platine. Le joli minois marquait un point.
— Cléodème ! Qu'est-ce que tu fais, crénom d'Orone ?
Soudain, la partenaire du dénommé Cléodème arriva derrière lui. La jeune fille, petite et à l'étrange chevelure argentée, ondulée et coiffée au carré, bouscula le grand gaillard qui lui servait de binôme. Elle paraissait minuscule à côté de lui.
— J'espère pour toi que tu n'es pas en train d'importuner tout le monde !
Elle gigota sur ses jambes ridicules, l'air furieuse, faisant sursauter les deux macarons de cheveux qui ressemblaient à des oreilles d'ours au sommet de son crâne. Son sac à dos suivit le mouvement, tintant lorsque ses nombreuses clochettes et décorations futiles s'entrechoquèrent.
— Luanna, je ne fais que discuter, se justifia Cléodème.
— Mais bien sûr ! clama-t-elle. À peine ai-je le dos tourné que tu disparais pour embêter les autres. Tu es une plaie, mon vieux !
Il soupira en roulant des yeux, sous le nez de Milléïs, Draval, Sielle et Lascan qui restaient figés devant leur querelle.
— Je suis désolée si mon partenaire vous a dérangés. Il n'a pas conscience que parfois, les gens n'ont pas envie de connaître son avis bien trop personnel.
— Je n'ai rien dit de mal, rigola le jeune concerné.
— Ferme-la donc un peu, idiot du village ! l'apostropha Luanna, son index rigide pointé sur lui.
Espérant calmer le jeu, Sielle leur glissa avec douceur :
— Ça va, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas très grave.
— Certes. Il devrait juste apprendre à ne pas juger le vaisseau des autres lorsque le sien est détérioré, finit Lascan, de son ton éternellement cinglant.
Luanna fronça les sourcils.
— C'est encore cette histoire de double binôme ? Il ne fait qu'en parler depuis qu'on a pris la route pour Solécendre. J'avoue que c'est assez insolite, mais pas impossible. De toute façon, le choix des gouverneurs n'est pas discutable, on va devoir faire avec et espérer que la chance soit de notre côté. En passant, je m'appelle Luanna. Luanna Bonbory ! Et l'autre malpoli, là, c'est Cléodème.
— Cléodème Amblecrow, pour vous servir !
Il leur sourit en faisant un petit salut militaire.
— Je suis Milléïs Gazergray. Lui, c'est Draval, mon partenaire de binôme et eux, ce sont les jumeaux Lockspear, Sielle et Lascan.
— Depuis quand tu prends les devants, Gazergray ? râla l'héritier, l'œil plissé d'exaspération. Nous sommes assez grands pour nous présenter seuls, moi et ma sœur.
Luanna gloussa gentiment.
— Je vois que vous avez aussi une plaie dans votre équipe.
— Et pas des moindres, ajouta Draval.
— Je vous entends, vous êtes au courant ?
Tout le monde commença à rire, hormis Lascan qui bouda de son côté, jugeant que ces imbéciles heureux ne méritaient pas son attention. Luanna termina :
— Dans ce cas, nous vous souhaitons bonne chance, chers rivaux. Et que la meilleure île gagne !
— On se retrouve au port de Solécendre pour la première épreuve. Ça va être quelque chose. À plus !
Cléodème clôtura l'échange avec ces mots. Il envoya ensuite un signe de main, puis un clin d'œil aux quatre Défenseurs avant de partir avec Luanna. Sur l'instant, Milléïs eut l'impression que ce geste lui était destiné, mais elle chassa très vite cette pensée saugrenue de sa tête. Pourquoi lui aurait-il fait un clin d'œil spécialement adressé ? Elle l'ignorait et le rougissement à ses pommettes ne passa guère inaperçu aux yeux de Draval qui lorgna sa partenaire avec une certaine incompréhension.
Cléodème Amblecrow... Quel bien étrange garçon.
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L'après-midi même, sous un soleil radieux, les Lauréats arrivèrent sur le port animé de la capitale lumènienne. Les mouettes, partant à la chasse aux crabes, chantaient au rythme fracassé des vagues se heurtant aux coques des bateaux. Les pêcheurs criaient de concert avec les maraîchers et les gens venus supporter les champions avant leur départ. Au loin, le souffle ardent d'un réacteur attira l'attention de tous.
Un Aéronef au ventre chargé de marchandises venait d'entrer dans la rade du port. Aussitôt, les marins s'activèrent dans une série de bousculade et de vociférations. Le gigantesque bateau volant ne frôlait même pas l'eau, il flottait au-dessus. L'air qui s'échappait violemment de son arrière-train ridait les eaux profondes où le ciel se reflétait avec exactitude. La coque de bois claire était striée de tuyaux d'échappement faits d'un acier similaire à l'or. Des lignes lumineuses y étaient incrustées et fournissaient les voiles et les ailettes en énergie solaire, lui permettant ainsi de léviter.
Tout était prêt pour le départ. Milléïs, Draval, Sielle et Lascan siégeaient aux côtés du Gouverneur Morchrès qui, lui-même, accompagnait ses homologues et leurs poulains. Les acclamations des habitants roulaient entre les pavés salés du port et emplissaient Milléïs de joie ; elle avait l'impression d'être une célébrité. Ses mains serrées aux lanières de son sac, pétillante, elle n'attendait plus qu'une chose : l'arrivée au vaisseau.
Escortés par les six membres de la Brigade Exclusive, le cortège longea tout le littoral pour rejoindre le plus grand dirigeable de l'Aéro-Quai : le zeppelin.
Lorsqu'ils abordèrent son territoire, tous le reconnurent. Sa forme si spéciale ne trompait personne. Le zeppelin était connu pour ses courbes rappelant celles d'un ballon ovale maintenu par une armature métallique. Une énorme coque et un pont en fer étaient accrochés à ses rondeurs où l'emblème de l'archipel était cousu. Ses trois réacteurs, aussi gros qu'un Aéronef de base, crachaient une gerbe de vapeur qui se mêlait aux tournis des hélices. Autour de lui, tout un régiment s'agitait à le faire briller, tel le roi de la rade.
— Voici l'Occulu, le célèbre zeppelin du championnat, présenta Rogan Morchrès, d'une gestuelle presque théâtrale. Tous les Lauréats sont voués à le fouler pour se rendre sur les lieux des épreuves. Vos voyages se passeront avec lui. Venez, entrez, nous avons du monde à vous présenter.
Les Gouverneurs guidèrent leurs protégés jusqu'à la grande passerelle qui menait à l'intérieur de l'Occulu. Malgré le chemin assombri par la masse mécanique et la fumée, Milléïs et Draval avaient les yeux brillants face à cette gigantesque machine volante. Ralentissant le pas, le jeune homme était absorbé par sa beauté, tellement qu'il ne s'aperçut même pas qu'il prenait du retard sur les Lockspear et le reste des Lauréats. C'était un navire absolument magnifique, tel qu'il n'en avait jamais vu. Un sourire béat aux lèvres, il se dit à lui-même :
— Ça en jette...
— Totalement ! C'est une vraie petite merveille de technologie ! Tu savais que ses réacteurs, appelés aussi Moteurs-Fusées, fonctionnent grâce à une réaction exothermique due à leur moteur à ergols solaires ?
Draval arqua un sourcil et pivota vers sa droite où une fille était debout, elle aussi admirant le zeppelin. Ses épais cheveux, noirs et courts, serrés à son front par une paire de lunettes de soudure luisaient à la lumière du jour. Sa voix était rapide et enjouée tandis qu'elle étalait son savoir en toute insouciance.
— Ces nouveaux moteurs sont impressionnants. Bien plus performants que les anciens qui n'utilisaient que le carburant vapeur. L'avantage avec ces moteurs-ci, c'est leur facilité de contrôle de la combustion. L'eau stockée avec la chaleur forme la vapeur qui rajoute de la poussée à l'énergie qu'apporte les ergols solaires mise sous pression par la turbopompe. Il est ainsi aisé de régler la poussée et la rallumer plusieurs fois sans le moindre problème. C'est fascinant !
— Tu as l'air de t'y connaître, fit remarquer Draval, impressionné par ces explications.
La jeune fille sursauta légèrement, comme saisi d'un coup de jus.
— Oui, un peu. À vrai dire, ma mère m'a tout appris. C'est elle la pro dans le domaine et elle m'a transmis sa passion pour les vaisseaux. J'espère devenir une pilote aussi douée qu'elle, à l'avenir.
— Ta mère est pilote ? C'est génial !
— Oui, Défenseure dans la Brigade de Pilotage prismienne, vingt-cinq ans de carrière. Elle prend aussi en charge de gros engins comme ce zeppelin. Elle en est d'ailleurs la commandante-pilote.
Les deux adolescents échangèrent un regard. Celui de Draval était tout écarquillé.
— Ta mère est la pilote de l'Occulu ?
La jeune inconnue lui sourit en guise de réponse et lui tendit sa main entourée d'un gros gant taché de cambouis :
— Thélie Wixx. Et toi ?
— Euh... Draval Whiteley.
— Enchantée, adversaire !
Les deux rivaux échangèrent une poignée de mains au moment où la voix de Milléïs cria le nom de Draval. Elle agitait énergiquement ses bras au loin, le poussant à venir la rejoindre pour embarquer au plus vite.
— C'est ta partenaire ? demanda Thélie, le sourcil haussé.
— Oui.
— Au moins, elle ne t'oublie pas. La mienne est partie sans même voir si j'étais toujours derrière elle. En même temps, la seule chose à laquelle elle pense, c'est manger... Bon, on devrait y aller avant que ta partenaire ne se déboite l'épaule. Ça doit être plus difficile à remonter qu'un mécanisme d'Animaltronique, ces choses-là.
Ensemble, ils regagnèrent enfin la passerelle où les attendait Milléïs. Devant l'arche d'entrée géante de l'Occulu, Draval leva les cils vers sa voûte et bloqua sa respiration, comme s'il pénétrait dans une dimension parallèle dépourvue d'oxygène.
Les premiers pas vers l'aventure.
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