La Lettre d'Acceptation 7/7
Pétrifiée, Milléïs fixait le voleur, la gorge nouée. La ruelle semblait se refermer sur elle et RP, tandis que l'œil de l'homme était braqué sur eux. Discrètement, l'adolescente tâta sa ceinture de cuir pendante à ses hanches, espérant trouver quelque chose pour se défendre en cas d'attaque inattendue. Elle n'y dénicha qu'un vieux trousseau de clés qui tinta timidement sous ses doigts. Ses yeux inquiets s'égarèrent à droite, puis à gauche, fantasmant sur la perspective de voir un objet contendant non loin d'elle ; une barre de fer, un manche à balai, qu'importait ! Seulement quelque chose qui puisse faire mal.
Milléïs tenta vainement de le raisonner :
— Allons, soyez gentil et rendez ce sac. Vous risquez de graves problèmes avec la justice si vous ne changez pas d'avis.
— Oui, certes. Je suis un envoyé du MAJE, j'ai été créé par le gouvernement. Mon travail est de livrer ces lettres en toute sécurité. Je vous serai donc gré de bien vouloir obtempérer, et veuillez croire malgré tout, cher monsieur, en mon respect infini envers vous, dit RP, avec une politesse subjuguante.
La paupière droite du malotru fut troublée d'un spasme nerveux, tout comme sa lèvre supérieure. Tout un tas de micro-expressions sillonna son visage disgracieux, tandis que son cerveau un peu trop faible restait bloqué sur deux mots en particulier :
— Jus...tice... ? Gou... vernement... ? Mauvais... Mauvais... Mauvais...
Se tournant complètement en face du duo, l'homme à l'écharpe se voûta davantage dans une position animale. Il grogna et serra les dents, exposant leur éclat jaunâtre qui répugna Milléïs ; elle pouvait presque sentir son haleine fétide de son emplacement. Ses bras rejoints sur ses pectoraux métalliques, RP constata, un peu déçu :
— Oh, eh bien... Il n'a pas l'air d'accord avec nous.
Son pouls pulsant à vive allure, Milléïs fut accablée par l'aura de danger émanant de ce fou furieux. Il semblait prêt à lui sauter au cou. RP restait étonnamment calme, voire inconscient du déroulement incongru de ce sauvetage. Or, lorsque l'inconnu avança, son œil encore d'usage capta un mouvement furtif près de ses pieds.
Une petite souris passait son chemin au milieu de l'altercation.
Comme happé par un démon, le brigand ouvrit des yeux démesurés et recula en couinant. Dans l'affolement, il en lâcha la sacoche qui embrassa le sol. Le défiguré bondit de peur sur le couvercle de l'énorme benne à ordures, puis s'agrippa agilement sur le rebord d'une fenêtre, avant de se hisser au sommet d'un renfoncement creux surplombant la ruelle.
Stupéfaite, Milléïs le suivit en courant jusqu'à s'arrêter au pied du mur de briques. Quelle souplesse ! En exhalant un soupir, encore chamboulée, la blonde pivota vers la besace gisant au sol.
— Mais qui était ce malade mental ?
RP gloussa en observant le rongeur s'enfouir dans un trou.
— Je l'ignore, mais il n'a pas l'air d'apprécier ces petites choses.
— J'ai cru comprendre. Bon, déjà, tout est rentré dans l'ordre, c'est le plus important. Voilà ta sacoche !
La pression retombée, elle lui tendit son bien avec un sourire, rendant le robot si heureux que les ampoules lui servant d'yeux clignotèrent de joie.
— Je vous remercie infiniment, jeune Milléïs. Sans votre aide, je n'aurais sûrement pas pu récupérer mes précieuses lettres. Merci, merci, merci !
Cette politesse exagérée fit rire la fille qui balaya ses paroles de la main.
— Je t'en prie, RP. Je n'ai fais que mon devoir. Comme je compte devenir Défenseure, il était naturel pour moi de te venir en aide.
— Vous comptez devenir Défenseure ? Vous en avez l'étoffe, je suis certain que vous y arriverez.
— Merci beaucoup. Tu devrais retourner travailler avec tes congénères, maintenant. De futurs Défenseurs attendent peut-être leur lettre, finit-elle avec un clin d'œil.
— Vous avez raison, le devoir m'appelle !
— Et pour ne plus te perdre en ville, réfère-toi aux noms et aux numéros des rues et quartiers. Ça t'aidera grandement, crois-moi.
— J'y tâcherai. J'espère qu'on se reverra bientôt, jeune Milléïs. Au revoir !
Le gentil RP quitta enfin la ruelle. Les tintements de ses arpions de métal sur les pierres retentissaient comme le son d'une cloche. Milléïs l'observa, rassurée, jusqu'à ce qu'il ne disparaisse derrière le crochet de la rue. S'octroyant un répit, son regard glissa à nouveau vers le haut de la paroi, se demandant qui était ce singulier personnage.
Sur le chemin de sa maison, Milléïs ne trouva réponse à sa question. Elle ne l'avait jamais vu dans le coin ; avec une tête pareille, elle s'en souviendrait. Ce qu'elle savait intimement, c'était que cet énergumène était dangereux. Elle l'avait ressenti jusqu'au plus profond de son âme. Ce n'était pas qu'un simple voleur... Il était terrifiant.
Une fois chez elle, la jeune fille fut interpellée par sa mère, visiblement impatiente :
— Milléïs ! Mais où étais-tu passée ?
La concernée déglutit. Avec la mare de risques dans laquelle elle s'était embourbée sans réfléchir, autant garder le silence sur cette aventure rocambolesque. Sa mère ne se gênerait pas de lui déblatérer son éternel sermon soporifique sur la prudence ; un discours fastidieux dont elle seule avait le secret. Heureusement, l'ancienne Défenseure passa vite à autre chose :
— Peu importe ! Pendant ton absence, nous avons enfin reçu la visite d'un Robot Postier. Ta lettre est arrivée !
Ne s'y attendant pas, Milléïs écarquilla de grands yeux. Icencia ajouta :
— C'est le grand jour, canari. On va enfin savoir si tu as été prise ou non. Ouvre vite ta lettre, je meurs d'impatience !
D'une paume tremblante, Milléïs saisit la belle enveloppe en parchemin que lui tendait sa mère, puis alla s'asseoir. Icencia et Joya étaient terriblement anxieuses par rapport au verdict. Le destin de Milléïs et Draval était mis en jeu dans cette missive.
Hésitante, Milléïs décolla le cachet de cire estampillé d'un rouage ailé. Avec délicatesse, comme s'il s'agissait d'une pièce de cristal, elle sortit la feuille soigneusement pliée dormant à l'intérieur. D'une œillade, Icencia encouragea sa progéniture à continuer, ce qu'elle fit, en lisant les premières lignes :
Le Pensionnat Richmond, guilde formatrice des Défenseurs lumèniens.
Ambassadrice de la vaillance fondée en 1701 par Quellin Richmond.
Chers Miss Gazergray et Monsieur Whiteley,
Après moult réflexions en vue du nombre important de candidats de cette année, nous avons la joie profonde et l'incommensurable plaisir de vous annoncer que votre candidature de binôme a été retenue...
Dans une tornade de réjouissance, Icencia serra sa fille contre sa poitrine. Joya avait même versé une larme.
— Je savais que tu serais sélectionnée ! J'en avais la conviction. Ma petite Milléïs va devenir une Défenseure comme sa mère, je suis tellement heureuse. Tellement honorée !
— Maman, lâche-moi, tu m'étrangles ! gémit la concernée, entre deux rires.
— Désolée. Continue, s'il te plait.
L'adolescente reprit un filet d'air lorsque Icencia s'écarta, puis acheva sa lecture, un sourire greffé sur son visage :
Vous bénéficierez d'un apprentissage d'un an au Pensionnat Richmond qui forme et instruit les futurs Défenseurs de l'île. La date du passage de la navette qui vous y emmènera est fixée pour le 1er Octo, au matin. Soyez vigilants. Nous vous envoyons, jeunes gens, toutes nos plus sincères félicitations et nos salutations les plus distinguées.
Cordialement, Rogan Morchrès, Gouverneur de l'île de Lumènia.
— Le premier Octo ? C'est dans moins d'un mois, réalisa Joya. Par la Trinité, je n'arrive pas à y croire. Mon Draval a été retenu pour devenir Défenseur. Il en rêve depuis tant d'années, je suis tellement émue...
— Ça va lui faire un choc, dit Icencia, avant de se tourner vers son amie. Quand vas-tu lui dire ?
Incertaine, la femme du forgeron leur offrit une réponse évasive. Se levant de table, Milléïs proposa gaiement :
— Pourquoi pas maintenant ? J'ai hâte de voir sa tête !
Cette annonce explosive fit subitement tourner le sang de Joya.
— Je ne sais pas... Sullivan est sûrement encore à la boutique avec lui. Je ne veux pas que son père le sache tout de suite.
— Ce n'est pas bien de le cacher à ton époux, la réprimanda doucement Icencia. C'est l'avenir de votre fils...
— Tu sais tout autant que moi que Sullivan est totalement réfractaire à tout ce qui touche aux Défenseurs. J'ignore comme il pourrait réagir.
— De toute façon, il devra bien y être confronté, un jour ou l'autre. Je suis de l'avis de Milléïs, nous devrions lui montrer dès aujourd'hui.
Icencia avait l'air très confiante. Rien que d'imaginer la joie innommable de son fils à cette découverte, Joya était transportée sur un petit nuage. Mais lorsque le portrait sévère de son mari lui venait, son corps tout entier en tremblait d'effroi. Elle espérait tant que tout se passe bien et qu'elle ne fasse pas une erreur.
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Accompagnée de Milléïs et Icencia, Joya prit le chemin de sa demeure, la lettre en leur possession. Une fois arrivée sous l'arche en demi-lune, elle agrippa sa main moite sur la poignée de l'enseigne. L'entrée était vide et silencieuse ; pas la moindre trace de Sullivan. Seul un douloureux bruit de marteau se faisait entendre par intermittence dans l'atelier de l'arrière-boutique. Joya déglutit, poussée par les encouragements des Gazergray.
— Dr... Draval ? Tu es là ?
— Oui, je suis derrière, maman ! répondit celui-ci d'une voix forte, pour qu'elle l'entende distinctement.
Joya appuya un œil suppliant sur Milléïs et Icencia. Allait-elle pouvoir le faire ? Dans sa position, elle n'avait plus le choix. Le trio alla finalement rejoindre Draval sur son lieu de travail. La chaleur dans cette pièce était étouffante, asséchante, tout comme le souffle des braises vives dans la grande cheminée de pierres. Son seul soupirail amenant peu de luminosité, plus le surplus de matériels s'entassant sur les meubles, ne la rendaient que plus petite et emprisonnante.
Les mains entourées de gants bruns et épais pour éviter les brûlures, Draval martelait dans une série de ahans une dague rougie à haute température. Les muscles de ses bras frêles, humides de transpiration, se durcissaient à chaque coup donné. C'était un travail très compliqué pour lui ; le marteau de son père était extrêmement lourd.
En le voyant seul, Joya interrogea son fils :
— Où est ton père ?
— Je n'en sais rien. Il est parti, il y a environ vingt minutes. Il m'a dit qu'il avait un client à voir en personne. Du coup, c'est moi qui m'occupe de la dague que l'on doit rendre demain.
Le visage de Joya se décomposa soudainement. Était-ce sa réelle destination ? Elle en doutait.
— Milléïs, Madame Gazergray ? Qu'est-ce que vous faites ici ? questionna Draval, après les avoir vues.
L'ancienne Défenseure fut la première à s'élancer, joyeusement :
— Nous sommes toutes venues pour t'annoncer une grande nouvelle, mon garçon !
— Tiens donc, une grande nouvelle ?
L'adolescent prit une seconde de repos. Il essuya la sueur à son front d'un revers de bras, puis but une gorgée d'eau tiède dans le gobelet métallique posé sur l'établi.
— Oui, mais on va laisser ta mère te le dire elle-même, glissa Milléïs, en pressant une paume rassurante dans le dos de la concernée.
Joya se sentait très mal, les mots muets semblaient obstruer l'espace entre son cœur et sa gorge ; impossible de respirer convenablement. Comment l'annoncer à son fils ? Il ignorait tout. Tout de ce petit jeu qui avait duré des semaines. Enfin, c'était le moment de briser le sceau de ce secret, de revendiquer ce cadeau qu'elle lui avait fait. Doucement, Milléïs donna la missive à Joya, mais celle-ci, dans l'incapacité de mettre une parole sur les événements, la tendit directement à Draval. Il demanda alors, perplexe :
— Qu'est-ce que c'est ?
— C'est... une surprise de notre part. Lis-la par toi-même.
Amusé par la situation, Draval secoua sa main et fit tomber l'un de ses gants, puis saisit la page. Le marteau toujours ancré dans sa paume droite, le jeune homme ratissa les premières lignes. Son sourire disparut. Ses arcades sourcilières, où subsistaient les vestiges de sa cicatrice au poignard, se froncèrent sous la confusion. Lorsqu'il vit enfin le mot « Défenseur », le lourd outil de forge qu'il tenait s'écrasa bruyamment sur le ciment poussiéreux, passant à un poil de ses orteils découverts.
Toutes les cellules de son corps entrèrent en ébullition sans qu'il ne puisse se contrôler. Une sensation si gravement amenée que même son cœur ne saurait la proscrire. Draval n'y croyait pas ; c'était inconcevable, purement imaginaire. Devant le sourire impatient de Milléïs et Icencia, il se mit à balbutier :
— Qu'est-ce... Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est une erreur...
— Non, ce n'est pas une erreur, le rassura sa mère.
Draval glissa ses doigts gantés sur son visage, abandonnant là, une longue traînée de suie de sa pommette jusqu'à son menton. Doucement, Joya fit un pas timide dans sa direction.
— J'ai pensé que... ça te ferait plaisir.
— Mais... c'est au-dessus de nos moyens, maman. Nous n'avons pas d'argent...
— Ne te fais pas de soucis pour l'argent, j'ai économisé et payé ton inscription.
Perdu et bouleversé, Draval tenta de clarifier ses interrogations :
— P-pourquoi ?
— Tu... Tu as toujours voulu entrer chez les Défenseurs. Depuis que tu es tout petit, je t'entends dire que tu veux sauver les gens, être au service de la justice, pour éviter à d'éventuelles familles d'être brisées comme nous avons failli l'être, quand toi et Milléïs avaient été enlevés. Alors... Avec la complicité des Gazergray, nous avons décidé d'envoyer ta candidature au Gouverneur, sans t'en toucher un mot. Il... Il t'a accepté pour suivre un apprentissage au Pensionnat Richmond, aux côtés de Milléïs.
— Mais... et papa ?
— Ton père, on s'en fiche ! Quand tu écris les lignes de ton parcours, ne laisse jamais les autres tenir la plume pour toi. En tant que mère, c'est mon devoir de rendre mon unique enfant heureux. Vous rêviez tous deux de marcher dans les traces des protecteurs de l'île, de faire vos preuves dans la vie. C'est l'occasion, Draval ! Je suis si fière de toi...
Elle prit le visage de son garçon en coupe.
— Il est temps que tu laisses ton empreinte dans l'histoire, mon fils ; et non pas avec un marteau de forge, mais avec la pointe de ton épée.
Les larmes de Draval avaient dévalé ses joues durant ce discours qui se voulait fort. Sans ménagement, le garçon enferma Joya entre ses bras. Ce n'était pas la douleur diffuse à ses épaules qui le faisait pleurer, mais bien l'amour sans faille que lui portait sa mère.
— Je te promets, m-maman, je ferai de mon mieux pour ne pas te d-décevoir.
Joya se sépara de lui, séchant les grosses gouttes sur ses joues encrassées d'un revers de son tablier. Même s'il n'avait que quatorze ans, Draval la dépassait déjà d'une tête. Son petit garçon avait tellement grandi, elle ne s'en était pas aperçue. Fière, elle le laissa finalement échanger une accolade avec Icencia, puis avec Milléïs, qu'il souleva littéralement du sol.
L'adolescente gloussa et lui lança, d'un petit air moqueur :
— Qu'est-ce que tu as la larme facile !
Il rougit, en baissant la tête.
— Ce sont des larmes de joie ! Il ne faut pas qu'on se laisse abattre, Milléïs. On formera un binôme à la hauteur. Notre union fera toute la différence. J'en fais le serment !
Dans une poignée de main significative, Milléïs et Draval se jurèrent de tout faire pour honorer les paroles de Joya. Ensemble, ils marqueraient la terre de leurs pas, leurs traces laisseraient un chemin victorieux où leurs noms seraient inscrits à jamais.
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