La Lettre d'Acceptation 2/7
Comme un insecte pris au piège, Sullivan tenta de trouver une échappatoire. Une quelconque brèche, un trou de ver qui lui permettrait de se soustraire à ce face à face inattendu avec Draval et son pot de colle d'amie. Cependant, en bon homme rustre, le forgeron conserva son air grave habituel.
— Je te retourne la question ! Que fais-tu ici, alors que tu as du travail à la boutique ? Encore en train de musarder avec ce parasite à tête jaune ?
Milléïs fit une grimace mécontente.
— Moi aussi je suis contente de vous voir, Monsieur Whiteley...
Ignorant le marmonnement las de sa meilleure amie, Draval répondit, un peu mal à l'aise :
— Non, je suis venu faire une course pour maman.
— Ah, ta mère est vraiment une feignante. Même pas capable d'aller faire ses commissions elle-même, maugréa Sullivan, en dépassant les deux adolescents. Je rentre à la maison. Tu as intérêt à faire vite, Monsieur Quinton nous a apporté douze fers à chevaux à finir pour après demain. Avec ma main blessée, tu seras obligé de faire le plus gros.
Épuisé d'avance, le jeune homme soupira :
— Oui... D'accord.
— Ça ne va pas te faire de mal. Taper du marteau te donnera peut-être un peu de muscles. Tu es enflé comme une arbalète.
Sullivan abandonna finalement les deux inséparables et fila tout droit vers l'Élévateur. Draval observa gravement la carcasse solide de son père disparaître dans la foule, emportant avec lui sa tignasse négligée, mais également ses réponses inavouées.
— Ton père avait l'air remonté, aujourd'hui, constata Milléïs.
— Ça ne change pas de d'habitude. Pff, me donner du muscle ? C'est n'importe quoi ! Je sais que je n'ai pas la carrure d'un guerrier, comme lui, mais de là à me rabaisser pour ça. Je me sens insulté !
— Ce n'est rien, voyons, laisse les muscles aux autres qui n'ont que cette voie pour s'exprimer.
Le garçon émit un grognement se voulant énervé. Balayant les paroles rassurantes de son amie, une grimace déforma son visage.
— Tu vois, c'est la même chose à chaque fois. Lorsque je lui pose une question, il change directement de sujet ! Grr... Heureusement que j'ai hérité de son maudit regard, sinon je douterais qu'il s'agisse de mon père...
— Pourquoi tu dis ça ?
— Nous sommes trop différents, lui et moi. C'est tout.
C'était un fait. Secrètement, Milléïs pensait la même chose, même si elle n'aurait jamais monté Draval contre son père.
— Si seulement il pouvait tomber de cette tour...
Ce n'avait été qu'un souffle dans la bouche du jeune homme. Un souffle terne, mais gorgé de colère.
D'une paume tendre appuyée sur ses omoplates, Milléïs tenta de soutenir son ami du mieux qu'elle le pouvait.
— Ne dis pas ça. Même s'il n'est pas un cadeau, il reste ton père. Profite de cette chance que tu as de l'avoir auprès de toi.
Interpellé, Draval la toisa sur le côté. La blonde ne rajouta rien et entra dans l'herboristerie. Elle avait raison ; même s'il était un salaud de première, Sullivan restait tout de même celui qui l'avait élevé, nourri et instruit sur les valeurs et les principes.
Milléïs, elle, n'avait jamais connu son père. D'après sa mère, il était mort le jour de sa naissance. Elle n'avait aucune image de lui, ni même un objet lui appartenant auquel s'accrocher. La jeune fille ne possédait que son nom : Rainer Foxton.
Contrairement à ce que pensait Draval, il ne lui manquait pas. Comment regretter un inconnu ? Néanmoins, Milléïs conservait une certaine tristesse enfouie au fond de son cœur. Elle aurait adoré pouvoir l'aimer comme toutes les petites filles aimaient leur papa. Partager des moments de rire avec lui, le voir sécher ses larmes ou même écouter une histoire de sa bouche avant d'aller dormir. Des choses banales qu'elle ne connaîtrait jamais. Cela la touchait, mais la jeune fille n'en parlait pratiquement pas. Elle ne s'en plaignait jamais, car sa mère avait compensé le vide qui persistait avec une maîtrise absolue.
Songeant à la force de sa camarade, Draval sourit et chassa le bouquet de pensées noires volant au-dessus de sa tête.
Comment ne pas aimer quelqu'un d'aussi courageux qu'elle ?
L'Herboristerie était assez sombre et entièrement faite de bois. Toutes sortes de plantes décoraient cette minuscule échoppe, exaltant une odeur florale des plus subtiles et délectables. Les étales étaient emplies de fioles aux liquides parfumés, de différentes boîtes de thés, de pommades et de fruits. Cet endroit était un morceau de tropique citadin, on se serait presque cru dans un commerce de bord de mer.
Même s'il n'y avait personne à cet instant, c'était une place très fréquentée par les femmes de Solécendre. Elles étaient folles des produits venant de l'île de Molyngsie, des remèdes et soins à base de plantes, de fleurs rares et de sécrétions naturelles, très efficaces en traitement contre les signes disgracieux de l'âge. Ce n'était pas pour rien si les habitants de cette petite île solaire étaient réputés pour vivre éternellement.
Derrière le comptoir, une femme apparut au tintement de la clochette. Elle était magnifique, fine, deux anneaux d'or pendaient à ses oreilles et à ses poignets. La gérante, Madame Pom avait le physique typique des natifs de Molyngsie ; cheveux crépus, peau brune satinée et bouche pulpeuse.
Chaleureusement, la commerçante accueillit ses nouveaux clients, les bras grands ouverts.
— Bonjour ! Bienvenue dans mon humble boutique. Que puis-je faire pour vous ?
En apercevant Draval et Milléïs, la charmante molyngsienne perdit doucement son sourire. Sa gorge se racla dans un son rocailleux, et elle se reprit rapidement :
— Oh, c'est vous, les enfants. Comment allez-vous ?
— Très bien, Madame Pom, répondit Milléïs. Nous venons faire quelques achats pour nos mères.
Milléïs et Draval prirent ce dont ils avaient besoin, avant de payer et partir. Pressés, ils n'avaient pas remarqué que Madame Pom était différente, presque gênée de leur présence. Sa bonne humeur habituelle avait laissé place à une grise mine, un sentiment palpable de mal-aise.
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Sur le chemin du retour, Milléïs insista pour s'arrêter prendre de quoi se désaltérer après cette balade. Ils leur restaient quelques pièces en poche et la gourmande comptait bien en profiter. Un stand vendait du Lait Miellé, une boisson locale connue pour être la douceur des amateurs de sucre.
Le lait d'Orones, une espèce de bovins bouclés gigantesques, était trait du matin. Très riche, il constituait une grande source d'énergie. Dans des gobelets, la délicieuse crème était versée encore frémissante, puis agrémentée d'une touche de miel qui révélait toute sa saveur unique.
Leur breuvage en main, ils regagnèrent leur Vapo-Jet garé au sommet des marches collées sur le versant d'un immeuble, surplombant les petites allées étroites. Tout à coup, un bruit étrange attira leur attention vers le bas du mur : des voix et des pleurs.
Un muret séparait leur plateforme et le vide donnant sur le dessus d'une ruelle en cul-de-sac. Juste en bas, Milléïs et Draval assistèrent à un spectacle peu commun. Deux adolescents avoisinant leur âge avaient coincé un petit garçon en larmes. Son béret brun était tordu et l'une de ses bretelles de pantalon était cassée. Tout autour d'eux, des journaux tapissaient le sol.
L'un des jeunes gredins fouillait dans le minuscule porte-monnaie de sa victime.
— C'est tout ce que tu as fait, ce matin, Dennis ?
— C'est déjà assez, non ? déplora le garçonnet piégé, le nez dans son col.
— Je ne suis pas convaincu. Nous, on veut plus !
Tel un chien prêt à l'attaque, le gros balourd lui grogna :
— Tu es sûr que tu n'as pas caché quelques duris supplémentaires sur toi ?
L'enfant tenta de se défendre :
— Non, c'est...
— Je ne te fais pas confiance, minus... On le fouille ?
Les voleurs échangèrent un œil complice. Vêtus d'un sourire malveillant, ils enchaînèrent un pas vers le gamin qui tremblait devant la stupeur de Milléïs et Draval. Il avait l'air en fâcheuse position, c'était risqué de le laisser aux mains de ces vautours. Ils devaient faire quelque chose !
— On va être obligés de te cogner encore plus fort si tu racontes des bobards... Aah !
Soudain, un liquide brûlant glissa dans les cheveux et la nuque de la grosse brute, s'infiltrant dans son col de chemise. Il gigota sur lui-même, faisant danser son ventre agité par cette coulée collante venue de nulle part. Le petit livreur de journaux ouvrit de grands yeux qui furent aussitôt aimantés vers le haut.
— Oups ! Désolée, je crois que mon gobelet m'a échappé.
Milléïs feignit une mine navrée, de concert avec le rire de Draval. D'en bas, les deux raquetteurs virent rouge. Le plus maigre maugréa dans leur direction :
— T'es débile ou quoi, la fille ?
— Cassez-vous d'ici avant que je vous mette une raclée à tous les deux ! continua le touché, avec une haine qui se voulait intimidante.
— Ô sainte Trinité, je tremble de peur dans mes jolies bottines ! se moqua Milléïs, ses paumes serrées à ses joues.
Accoudé sur le muret, Draval parada à son tour :
— Si vous lui rendez son porte-monnaie tout de suite, on laissera passer pour cette fois.
— Vous vous foutez de nous ? Descendez de votre perchoir, sinon c'est moi qui vais monter !
La menace du voleur eut un effet tonique sur le duo d'amis. D'un regard, ils se mirent d'accord sur la suite des événements. Une seconde après, ils disparurent derrière le muret. Le petit Dennis songea avec regret qu'ils étaient sûrement partis, l'abandonnant finalement à son triste sort.
Or, dans un saut contrôlé et habile, Draval fut le premier à s'élancer dans le vide, prêt à en découdre.
Son bond ahurissant fit ouvrir grand la bouche des garnements. Il s'accrocha à une poutrelle métallique en contre-bas avec l'agilité d'un primate, puis se laissa tomber sur ses deux jambes. Ahuri, l'adolescent malintentionné balbutia :
— Mais comment t'as fait ça ?
— On dirait les sauts que font les Défenseurs ! Mais il est trop jeune pour être Défenseur !
Avec une aisance prestigieuse, Draval fonça tête baissée dans leur direction. Embrasé par le feu du combat, le vandale prit de l'élan et lança un poing vers lui, bien décidé à le sécher sur place. Néanmoins, par la lenteur du geste, Draval l'évita facilement et abandonna ses cinq phalanges droit dans son plexus. Avec un cri comparable à celui d'un bovin en couche, le garçon se plia en deux. Un puissant coup de pied dans les fesses suffit à le faire tomber face contre terre.
Le porte-monnaie vola et tournoya dans les airs.
Le second, abasourdi par ce brusque changement de situation, retroussa ses manches avec courage et se lança à l'assaut de Draval, qui, toutefois, le neutralisa sans peine. Il réalisa alors combien ses entraînements de combat aux côtés d'Icencia lui étaient inestimables à cet instant.
Au sommet de l'allée, Milléïs surgit, aidée d'une corde de banderole solidement attachée à un réverbère. Elle s'empara au passage du petit sac de cuir avant de rejoindre Dennis d'un bond agile. Ce dernier, d'abord sur la défensive, se détendit aussitôt lorsque la jeune femme lui restitua sa bourse.
— M-merci...
— Y'a pas de quoi, mais faisons vite. Ramassons tes journaux et partons !
Les immenses yeux noirs de Dennis s'écarquillèrent à ces mots. À la hâte, Milléïs gorgea le sac avec les journaux. Le gamin l'aida avec peine, puis se tourna vers la bataille. Draval venait de faire tomber son adversaire contre une poubelle.
— On détale ! déclara le fils du forgeron à l'intention de sa meilleure amie qui vint aussitôt le rejoindre.
— Vous n'irez nulle part !
Le hurlement du gros garçon résonna dans la ruelle telle une mise en garde. Les joues rouges de colère, il était prêt à sculpter un tout nouveau décor. Immédiatement, Draval saisit la main de Milléïs.
— Ça craint, il ne faut pas rester là !
Lui prenant la main, Draval guida sa camarade qui emporta à son tour le jeune Dennis vers le sommet de l'escalier, mais furent bientôt poursuivis par les deux hors-la-loi. La chasse continua sur les chaussées aériennes, composées de planches et de cordes, qui reliaient les habitations modestes de Solécendre. Des cris résonnaient derrière eux, alors qu'ils avançaient prudemment sur les balcons protégés par des auvents en toile.
Dennis peinait à les suivre en raison de ses jambes courtes. Il faillit trébucher de surprise lorsque, sur une nouvelle passerelle, une dame les gronda vertement depuis son palier.
— Il faut qu'on trouve un endroit où se cacher, proposa Draval. On ne va pas pouvoir les fuir éternellement.
Dans un flash d'ingéniosité, la seule fille du trio s'écria :
— J'ai une idée !
Arrivée de l'autre côté de la passerelle, Milléïs s'arrêta et porta ses mains sur le nœud maintenant fermement les planches. Elle y mit du leste et, lorsque le voyou enragé y posa son pied, la passerelle pencha et fléchit sur la droite. Hoquetant, il vacilla, bascula et emporta son équipier avec lui dans un cri aigu.
Milléïs, Draval et Dennis se réunirent contre les parapets pour s'enquérir de leur état. Les deux vermines avaient rebondi sur la toile tendue d'une enseigne et étaient tombés la tête la première dans une carriole de terre. Ils étaient sonnés et souillés de haut en bas. Les foudres du conducteur à l'égard de la racaille ne se firent pas attendre.
Autant dire qu'ils allaient passer un sale quart d'heure.
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