𝐍𝐈𝐙𝟎𝟕𝟒-𝟒𝟓𝟓

❝ 𝐥𝐞 𝐯𝐢𝐝𝐞 ❞

Ce jour-là, pour Keigo, le ciel semble inversé. Les nuages sont au sol, tandis que la terre flotte dans les airs de manière abracadabrante. Le soleil brille intensément depuis les pieds du jeune garçon, qui fixe le vide abstrait sans bouger d'un pouce. En réalité, ses grands yeux perçants sont dirigés vers l'herbe humide qui entoure l'orphelinat. Seul l'ennui le fait imaginer, le fait oublier. C'est devenu une habitude, depuis le temps. De sa main hâlée, le blond ajuste l'ourlet de sa chemise blanche avant de se lever, atteint d'une profonde et obsédante nervosité.

- Déjà dehors, tête de piaf ?

Keigo lève la tête, et la grimace que forme son visage s'atténue. D'un coup, la fatigue se fait ressentir. Quelque chose à l'intérieur de sa tête bourdonne, le frappe de plein fouet et le laisse pantois sous le regard céruléen de son meilleur ami. C'est le jour, mon pote. Le garçon face à lui ricane, avant de lui enfoncer son poing dans le ventre. Malheureusement, cela ne fait pas disparaître l'horrible sensation qui possède son estomac depuis la veille. Depuis qu'il s'est rendu compte qu'il ne le reverrait peut-être jamais.

- J'ai pas beaucoup dormi, Touya, avoue Keigo la tête baissée, après avoir lamentablement reniflé. J'ai pas arrêté de penser.

- T'inquiète, bientôt, ça sera ton tour, ricane Touya en tapotant doucement la tête de son ami à l'aide de sa main brûlée. Dans quelques mois, on fera en sorte de se revoir quand tu seras adopté.

Son membre se glisse dans ses boucles cuivrées, joue et défait ces dernières sous l'expression attendrie de Mama, tandis que Keigo détourne le regard, gêné. Aujourd'hui, son ami part d'ici. Touya l'abandonne pour vivre une vie normale au-delà des murs de l'orphelinat de Grand Valley.

Tout à coup, les fossettes du garçon aux cheveux flamboyants se creusent, leurs mains s'effleurent et ils commencent à courir, insouciants et détachés de la réalité qui menace d'éclater à chaque instant.

En fait, Keigo espère seulement que Touya a raison.

❅

Après avoir jeté un coup d'oeil tout autour de lui, Keigo soupire. Dehors, ses frères et soeurs jouent sans se soucier du temps qui défile et qui s'amenuise petit à petit sous leurs rires indifférents. Ils ne peuvent pas comprendre à quel point c'est précieux. La valeur de toutes ces années passées semble moindre par rapport à ce qui les attend, mais ils n'ont jamais été mis au courant. Ils ne se doutent pas que tout est compté.

De ses maigres et faibles bras, le blond pousse son lit tandis que son visage perd toutes ses couleurs. Si ce qui est dit est vrai, c'est fini. C'est fini, et il n'a rien pu faire. Les yeux plissés par l'effervescence des sentiments qui l'assaillent, Keigo déplace les planches du parquet en bouleau face à lui. Ainsi, l'objet qu'il convoite malgré le fait que la peur le noie peu à peu, se montre enfin à ses yeux. La lettre qu'il a décortiquée maintes et maintes fois tremble dans ses mains. Le papier n'est plus résistant depuis longtemps, exposé aux années et au temps passé, pourtant, les mots qui le décorent sont visibles comme une flamme dans l'obscurité.

Derrière ces murs, il y a un monde horrible et épouvantablement abject. Un monde inqualifiable, rempli de monstres qui n'attendent que vos douze années pour vous dévorer.

Tentez par tous les moyens possibles de vous échapper, et par-dessus tout, ne faites pas confiance aux adultes. Ce sont les premiers êtres détestables à vous mentir, à vous manipuler jusqu'à ce que votre cervelle soit incontestablement et délicieusement parfaite.

Derrière son sourire, Keigo espérait seulement que tout cela ne soit qu'un odieux mensonge.

❅

- Au revoir tout le monde, siffle Touya en ajustant son chapeau feutre d'un mouvement las. On se reverra, j'en suis sûr, alors ne pleurez pas.

Keigo ne peut pas bouger car il est comme paralysé, impuissant face à la scène qui se joue en ce moment même devant lui. Il se persuade que tout cela n'est que temporaire, mais il ne peut pas s'empêcher de se répéter inutilement que rien ne va, en réalité. Et si la lettre disait la vérité ? La douce lumière dans laquelle il nageait n'est plus qu'un tombeau rempli de pourriture et rongé par les rats. À présent, le blond sait qu'il ne pourra jamais oublier, alors il est inutile d'espérer. L'appréhension est corrosive, mordante et pourrait presque le rendre gravement malade. Où va disparaître l'avenir qu'il avait imaginé à ses côtés ?

Quand Mama attrape l'épaule de Touya pour lui signifier qu'il est temps, le visage de Keigo perd toutes ses infimes couleurs pendant que ses pieds s'activent seuls. En quelques secondes, son ami se retrouve projeté sur le sol sous les regards éberlués de leurs frères et soeurs.

- T'es complètement fou, tête de piaf, murmure Touya tandis que la veine présente sur son front gonfle. Qu'est-ce qui te prend ?

- Je veux pas que tu partes !

Le corps frêle de Touya se fige. Le sourire qui se dessine soudainement sur ses lèvres rosées est comme une bouffée de chaleur pour Keigo, qui ne peut pas empêcher ses larmes de couler. L'odeur du shampoing de son ami lui fait tourner la tête, tandis que les arômes de vanille l'ensorcellent. Tout le monde porte ce parfum dans l'orphelinat, mais Touya n'est pas comme les autres.

- Je veux que tu restes avec moi, Touya.

- Je ne peux pas rester, Keigo.

L'eau qui sillonne leurs joues est comme les flammes ardentes : elle leur brûle la peau, mais ce n'est rien comparé à la douleur qui détruit actuellement leur coeur en mille morceaux.

- Allez, Keigo, calme-toi, souffle Mama en souriant gentiment. Ses cheveux blancs entourent son visage comme l'auréole d'un ange, mais c'est un démon déguisé. Touya doit y aller, sa nouvelle famille l'attend.

- Est-ce que je peux partir avec lui ?

Mama réfléchit quelques secondes, les yeux fixés sur le mur, avant de lui répondre du ton chaleureux et affectueux qui lui est propre :

- Non, je suis désolée.

Touya est déjà parti quand les fines jambes de Keigo daignent enfin bouger.

❅

- Je voulais rester avec lui pour toujours.

La main qui se déplace petit à petit le long de son visage lui rappelle certaines choses qu'il aurait préféré oublier. Quand il faisait des cauchemars, Touya était le premier à le réconforter. Mama berce Keigo, un doux sourire collé aux lèvres, tandis que le regard du garçon est fixé vers le lointain horizon qui les entoure. L'impression de vide continue de se renforcer de jour en jour, détruisant par la même occasion les visions d'espoir qui ont, malgré tout, continué à germer à l'intérieur de son esprit. La main du blond se tend vers le vide et attrape des étoiles invisibles avant de retomber, abattue par l'écoeurement.

- Vous vous reverrez, Keigo. Je te le promets.

Autant dire que c'était peut-être la seule vérité qu'il devait accepter de la part d'une adulte.

❅

Keigo court sans s'arrêter. Il sait qu'il doit ralentir, mais il ne peut pas. Le vent fouette ses cheveux de manière vivace, tandis que les premiers flocons de décembre virevoltent autour de lui. Le blond a l'impression de voler, d'être libre. Derrière lui, tous ses tracas disparaissent. Ses frères et soeurs n'existent plus, l'orphelinat non plus et Mama n'est qu'un insecte parmi tant d'autres. Le trouble n'est plus autorisé, alors qu'il esquive les arbres aussi bien qu'un chasseur habitué à traquer ses proies depuis des lustres. L'allure enchanteresse de la forêt l'ensorcèle quand il se fige brusquement : le jeune garçon est enfin arrivé.

Le gigantesque et mystérieux mur qui entoure l'orphelinat se dresse devant lui comme une barrière. Il doit s'échapper, il doit absolument le retrouver. Touya est parti depuis des mois, mais il n'a reçu aucune nouvelle de sa part. L'illusion qui s'est forgée autour de lui n'existe plus. Il n'y a plus aucune échappatoire possible, maintenant.

Les monstres ont Touya. Les monstres détiennent son meilleur ami.

Après avoir vérifié que personne ne l'ait suivi, Keigo attrape l'arbre face à lui. Mama ne va sûrement pas tarder à remarquer qu'il a disparu. Il doit faire vite. Plusieurs fois, ses membres lui jouent des tours. Il tombe, abandonne plusieurs fois, mais finit toujours par se relever. Ses genoux sont écorchés, abîmés par les efforts qu'il fournit en espérant y arriver. Touya. Touya !

Quand Keigo atteint enfin le bord du mur, ses vêtements ne sont plus que de sales bouts de tissus fichus et poisseux. Le blanc immaculé n'est plus qu'un sordide souvenir, alors que la voix de Mama résonne près de lui.

- Keigo, descends.

Pour la première fois, la voix de Mama n'est pas douce. Il ne l'a jamais entendue utiliser ce ton foudroyant, blessant. Le frisson qui lui prend le fait presque basculer, mais il passe outre à ce dernier. Au bout de quelques secondes, Keigo est enfin debout sur le mur.

Malheureusement, en se retournant, c'est là qu'il l'aperçoit. Le gouffre qui entoure l'orphelinat. Le précipice qui le sépare de la liberté, de Touya.

- Descends, Keigo. Je vais m'énerver.

Le corps du garçon tremble comme une feuille. Tout avait été prévu. Ils allaient tous finir dévorés. Il ne pourrait plus jamais revoir son meilleur ami.

- Il avait raison. Il avait raison, en fait, pleurniche le blond tout en avançant doucement vers l'autre bout du mur. On est coincés ici. On est condamnés.

- Si tu ne descends pas, tu sais ce qui arrivera, Keigo.

- Je ne le reverrai jamais. Je ne reverrai jamais Touya.

Keigo se lève. Ses yeux sont brouillés par les larmes. Il entend Mama l'appeler encore et encore, mais c'est comme si rien ne parvenait jusqu'à ses oreilles. Tout vient de se briser à l'intérieur de lui, et maintenant, c'est trop tard.

- Touya, je suis désolé.

Son pied bascule dans le vide, puis tout se teint de noir.

- Keigo, non !