† VINGT-TROIS †
Plus que jamais...
Plus que jamais, je veux découvrir la vérité. Plus rien ne compte à cet instant, ni mon travail, ni mes proches, ni même Lehb, toujours à mes côtés. Mon obsession ne porte qu'un nom : celui de ma mère.
Mon père a été clair la concernant, mais je n'en ai rien à faire. J'irai la voir pour poser moi-même l'étiquette sur laquelle serait écrite : « il avait raison ». Je veux la découvrir de mes propres yeux, ou plutôt, la redécouvrir. C'est mon seul souhait, le plus cher et plus désiré depuis tant d'années. On dit souvent que l'on s'aperçoit du manque de quelqu'un lorsqu'il s'en va, c'est tout à fait vrai ; j'ai pu le ressentir avec la fausse mort de ma mère. Mais aujourd'hui, alors que la voiture de Lehb m'emmène à travers le Michigan vers Grand Rapids, j'ai l'impression d'avoir retrouvé ces sensations perdues. Cette impatience enfantine et cette joie sourde qui m'avaient désertée depuis longtemps.
Maman... J'arrive...
Grand Rapids s'offre à nous à la fin de la journée. J'ai du prendre rendez-vous avec la clinique pour espérer une visite, heureusement, ça a marché. Parfois, je suis persuasive à en pleurer.
Je débarque de la voiture lorsque Lehb se gare sur le parking. Je fais face à un grand bâtiment veillé par un panneau vert et rectangulaire où il est écrit : « Pine Rest : Christian Mental Health » à côté d'un carré blanc où une croix est dessinée. J'y suis. Pas moyen de faire demi-tour, désormais. Mes mains deviennent moites tout à coup. Un nœud douloureux se forme à mon estomac. L'anxiété s'accroît alors que je suis au pied du mur. Suis-je prête à la revoir ? Après tant d'années de traumatisme, comment pourrais-je garder contenance face à elle ? Je m'égare dans un dédale de questions et Lehb, de sa main posée sur mon épaule, se désigne comme ma lanterne. Celle qui m'éclaire dans mon cheminement inquiet.
— Ça va aller, me dit-il, espérant me rassurer.
Ses doigts glissent de mon épaule pour descendre le long de mon dos avec douceur. Son soutien m'apaise et dépose comme un baume sur le cœur. Les entortillements nerveux dans mon ventre disparaissent légèrement. Un fin sourire se dessine sur mon visage à son égard et lorsqu'il m'embrasse tendrement, mon courage grimpe la jauge de mon humeur tourmentée.
Il sera là, avec moi, pour me donner la force de lui faire face.
Ensemble, nous entrons donc dans la clinique. Une moquette marron mouchetée totalement affreuse accueille nos pas. Des plantes vertes décorent les encoignures, apportant une touche de vie non négligeable à cet endroit qui, malgré son utilité assez peu glorifiante, semble propre et chaleureux. Ça ne ressemble pas du tout à l'idée que je me faisais d'un asile. Derrière un grand guichet blanc, une femme est assise, nous ignorant de tout son orgueil. Je dois me racler la gorge pour qu'elle daigne nous offrir une miette d'attention. Je l'accoste aussitôt :
— Bonjour, je viens en visite.
— Qui venez-vous voir ? me lance-t-elle, platement.
— Theresa Coleman.
À mes mots, le visage de la femme blanchit. Ses yeux clairs se braquent vers moi avec une stupeur digne d'un film d'épouvante. Je crois même l'avoir entendue déglutir.
— Theresa Coleman ? Personne n'est venu la voir depuis très longtemps. Vous êtes ?
— Sa fille, Sephora Ravenscroft.
Après un bref pianotage sur son ordinateur, la réceptionniste émerge de sa stupéfaction flagrante avant de relever la tête vers moi.
— Vous aviez rendez-vous à dix-sept heures trente. Sa chambre se situe au deuxième étage, la 266. Seulement, je vous donne un conseil...
Diminuant le son de sa voix, la femme regarde autour d'elle, comme si elle ne voulait pas être entendue. Quel drôle de comportement. Or, quand elle plonge son regard dans le mien, son expression grave et ses mots me glacent le sang :
— Ne restez pas longtemps auprès d'elle. Elle a tendance à perdre très vite son calme.
Un frisson inopportun traverse mon échine. Je n'ai pas le temps de lui rétorquer quoique ce soit qu'elle me pointe le couloir.
— C'est par ici.
Sans un mot de plus, je m'élance à travers la clinique, ma main ancrée dans celle de Lehb. Les larmes de certains patients viennent jusqu'à moi, en écho. Ça m'effraie et me fait de la peine, en même temps. Les maladies mentales sont réellement des choses complexes et terrifiantes. Qui peut savoir ce que ces gens ont réellement dans leur tête ? Leurs idées, leur questionnement, mais aussi leur souffrance perpétuelle. Oui, ils souffrent. Ces infirmiers qui s'occupent d'eux sont admirables de gentillesse et de courage. Malgré tout, ils apaisent leur douleur et forme en réalité le seul morceau de vie gravitant dans leur existence torturée par la maladie. Ça ne doit pas être facile tous les jours.
La chambre 266 se dresse enfin devant nous. C'est le moment. Celui que j'ai attendu depuis tant d'années, mais qui attise ma peur au point d'en avoir la nausée. Mes doigts tremblent lorsqu'ils frôlent la poignée ; suis-je prête à vivre ça ? À le supporter ? Mon esprit a du mal à se faire une autre image de ma mère. Modifier son apparence d'autrefois, peut-être plus vieille, plus décharnée, plus... différente, tout simplement. Je me revois enfant dans un flash, attendant impatiemment devant la porte qu'elle revienne des courses. Ce n'était pas les bonbons qu'elle m'avait promis que je trépignais d'avoir, non...
C'était ses bras, pour récolter ses tendres câlins.
À mes côtés, Lehb me regarde, se demandant probablement pourquoi je reste plantée là. Mes yeux papillonnent, c'est si dur...
— Tout va bien se passer. Je t'attends dans le couloir.
— Merci, Lehb...
Mon murmure lui fait étendre un petit sourire, ému de mes remerciements de circonstances. Un dernier baiser au coin des lèvres et il s'éloigne, me laissant seule avec mon destin. Plus moyen de reculer, maintenant. Je dois être courageuse.
Ma main agrippe lentement la poignée qui grince quand je la tourne. Mes doigts frémissent lorsque j'écarte le chemin en direction de la chambre. De prime abord, la luminosité qui y règne me fait plisser les yeux. Le soleil passe à travers la seule fenêtre au fond de la pièce minuscule et hurle sur les murs peint en vert anis, où une croix en bois est clouée. Mes premiers pas claquent sur le parquet. Une pièce banale, mais assez cosy pour une chambre d'hôpital. Un rideau épais la sépare de la minuscule salle de bain. Or, je ne m'attarde pas plus que ça sur la décoration, ni sur mon frisson soudain, car une silhouette est assise sur le lit.
Dos à moi, regardant inlassablement par la vitre, un corps maigre vêtu d'une robe blanche reste immobile. Ses cheveux, crépus et éparses, s'illuminent dans les rayons du jour. Leur noir chatoyant d'autrefois a laissé place à une teinte poivre et sel fade, sans vie, sans vagues. Ma présence ne semble pas la déranger ; elle ne m'accorde aucun regard et moi, je n'ose pas briser ce silence.
Est-ce vraiment elle ?
— Mam... Theresa... Coleman ?
Son corps bouge un millième de seconde. Elle doit se demander à qui appartient cette voix qu'elle ne connaît pas. Ce n'est pas une infirmière, ni un médecin. Elle tourne lentement la tête vers moi, m'honorant de son profil émacié et ses yeux emplis de fatigue. C'est... C'est bien elle... Même si les années ont passé et que l'âge a terni son apparence, je la reconnaîtrais même à moitié mourante.
Maman...
Je plaque une main sur ma bouche afin d'étouffer mon envie de pleurer. C'était donc vrai... Elle est bel et bien vivante. Qui aurait pu croire ça ? Ma mère, à laquelle j'ai assisté à ses funérailles, se tient devant moi, vivante... Une première larme s'échappe. J'ignore si c'est de la magie ou les circonstances, mais mon envie impérieuse de lui sauter dans les bras me transporte. Très vite, sans même m'en apercevoir, je rétrécis l'espace me séparant d'elle, me retrouvant assise à ses côtés.
Face à moi, elle semble perdue, presque songeuse. Elle ne me reconnaît pas. Je m'en fiche ! Je pourrais rester des heures à la regarder comme ça, sans un mot, sans un geste. Juste l'admirer et me remémorer nos souvenirs. Il y en a tellement qui fusent actuellement. J'essuie mes larmes avec peine, mes mains tremblent trop. Or, je trouve tout de même le courage de lui parler :
— Ça fait si longtemps... Comment tu vas ?
Elle ne me répond pas, continuant de me fixer comme si elle tentait de déchiffrer mon visage. Ses yeux me transpercent par leur insistance.
— Tu... Tu me reconnais ?
Avec lenteur, elle bouge la tête de gauche à droite. Je m'en aurais douté. Treize ans ont passé ; j'avais onze ans la dernière fois qu'elle m'a vue. J'étais encore cette petite fille aux tresses, toujours habillée en salopette en jean. J'ai évolué et grandi, depuis. Au fond, ça me blesse un peu qu'elle ne se souvient plus de moi. Peut-être les médicaments ont affecté sa mémoire. Je me console avec cette idée et, confiante, lui annonce :
— C'est moi, maman... Sephora. Ta fille.
Elle ne réagit pas immédiatement et ça semble durer une éternité. Quand est-ce qu'elle va me prendre dans ses bras ? Je n'attends plus que ça, mon cœur en vibre d'avance.
— Se... pho... ra... ?
Un sourire nait sur mon visage, noyé sous des larmes de joie. Elle me reconnaît enfin ! Mon bonheur n'a pas de nom. Sa main noire se lève et vient effleurer ma joue humide. Ses doigts ressemblent à des brindilles prêtes à rompre sous le vent. Je ferme les yeux sous sa caresse, la petite fille que j'étais autrefois revient au galop, sanglotant sous la présence maternelle et rassurante. Tant d'années... Tant de souffrances, de nuits à pleurer. Envolées. Plus rien ne compte, désormais.
J'ai retrouvé ma maman.
— Sepho... ra... Sephora... Sephora...
Elle répète mon prénom en boucle, sa voix tremble, mais je n'ouvre pas les yeux. Trop absorbée par le bonheur de ces retrouvailles. Je remarque au dernier moment que sa main, caressant ma joue un peu plus tôt, vient de glisser à mon cou.
L'étreinte s'intensifie, je... J'étouffe, ne respire plus !
J'ouvre mes paupières en catastrophe pour voir ma mère m'étrangler, sa main gauche joignant la droite dans leur assaut meurtrier. Ses pouces appuient sur ma trachée et, instinctivement, je m'accroche à ses poignées pour tenter de m'arracher de son emprise. Très vite, mon corps se retrouve allongé sur son lit, combattant avec celle qui en veut à ma vie.
Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi elle fait ça ? Maman... Arrête... Pitié...
— Arohpes ! Arohpes ! Arohpes !
Ses élans de voix incompréhensibles s'accentuent jusqu'à devenir des cris. Elle s'agite sous mes yeux rougis, impuissants face à sa folie. Mes jambes tentent de la repousser en pressant son bassin, sans succès ; sa face est déformée de haine et sa force décuplée. À bout de souffle, ma terreur est à son paroxysme. Je manque d'air. Que quelqu'un me vienne en aide !
Soudain, dans un saut hors du commun, ma mère est repoussée en arrière. Sa poigne se relâche de ma gorge et enfin, je reprends un fil d'oxygène. Elle est écrasée au sol, de l'autre côté de la chambre et moi, toujours allongée dans son lit, peinant à reprendre mes esprits. Elle me pointe du doigt, hurle à la mort, puis commence à se griffer les bras à sang. Un rouge poisseux la recouvre. Pourquoi ? Pourquoi tout ça ?
— La mécréante ne doit pas toucher à notre reine.
Cette voix... Me redressant, j'écarquille le regard lorsque l'ombre des enfants m'entoure, tel un rempart de sécurité. Angela avait soufflé ces mots durs, sans appel. Phébus la suit, d'une voix froide aux abords innocents :
— Personne ne doit lui faire du mal.
— Nous seuls devons la guider vers la vérité, ajoute Myrtle, à son tour.
Le dernier à parler est Evan qui, enchaînant un pas vers ma mère, termine de son air hautain :
— La mort seulement pourra lui apporter. Alors meurs, mécréante.
Evan lève sa main diaphane vers ma mère. La chambre, malgré le soleil, s'est assombri comme en pleine nuit. Ses hurlements s'intensifient lorsque de nouvelles lacérations se forment sur sa chair, gravant à fleur de peau les lignes maudites d'un pentagramme sur son buste. Sa robe s'imbibe de matière rouge, pervertissant le blanc pur du tissu. Des coupures apparaissent sous ses yeux, libérant un fleuve qui me poignarde le cœur. Sur le mur, Jésus sur sa croix frissonne avant de tomber au sol. Ma vue masquée par les pleurs, je ne peux pas les laisser faire ça ! D'un bond hors du lit, je m'écrie :
— Evan, arrête ! Je t'ordonne d'arrêter !
L'adolescent tourne la tête vers moi ; ses gouffres noirs me transpercent, me jugeant avec dédain. Sa main frémit, se referme et en un clin d'œil, il disparaît dans un nuage noir avant de réapparaître à quelques centimètres de mon visage. La brise glaciale s'échappant de lui me fait frissonner et presque flancher. Il me dépasse de quelques bons centimètres et malgré sa jeunesse, je me sens ridicule à côté.
— Tu seras ta propre épée, Sephora. Rien, ni personne ne pourra se mettre en travers de ton chemin. Bientôt, tu sombreras.
Sans un mot de plus, il s'en va, emportant ses sbires dans son sillage.
La lumière revient, comme si rien n'avait bougé. L'eau coule sur mes joues, alors que ma mère est terrée dans un coin, en sang et s'arrachant les cheveux. Les paroles d'Evan font écho en moi. Elles brisent mon calme, ma retenue et la dernière petite miette d'humanité stagnant dans mon âme. Je... Je ne peux plus rester ici.
Abandonnant ma mère sans me retourner, je quitte les lieux en bousculant Lehb s'apprêtant à ouvrir la porte probablement pour s'enquérir des cris survenus. Il est accompagné d'infirmiers qui entrent immédiatement dans la chambre. Je cours, cours, cours, ignorant où je vais. J'entends les talons de Lehb derrière moi. Il m'appelle, essaye de m'arrêter, mais il est trop tard...
La peur et le désespoir guident mes pas. Evan l'a dit... Je serais ma propre épée dans ma fin et plus personne ne pourra m'aider. Si je veux éviter ça, je dois trouver le bouclier qui parera cette épée maudite.
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