† TRENTE †
La... La fille du Diable ? Comment ça peut être possible, voire envisageable dans la vie réelle ? Mon cerveau ne répond plus, il disjoncte, ne laissant fuir de moi qu'un lamentable couinement de détresse. Lehb... Ou qui que tu sois... tu débloques complètement ! Je ne peux pas croire une telle chose ! Mon cœur ne peut pas. Si je suis vraiment la fille du Diable, qu'est-ce que je fais ici, sur Terre, dans une vie paumée jusqu'à l'os ? Pourquoi je n'ai pas de super pouvoirs, comme dans les livres ? Pourquoi je transpire d'une banalité et d'un ennui mortels ? Et pourquoi me le dire seulement maintenant ?
Comme s'il avait perçu toutes mes questions silencieuses, Lehb continue ses explications sortant tout droit d'un univers que je ne connais pas :
— L'Inferorum Atrium, ça te dit quelque chose, n'est-ce pas ? C'est normal, je t'ai guidé vers ce nom. Je t'ai guidé depuis le début, pas à pas ; les Légendes d'Outre-Tombe, les dessins entre les pages, ton ancienne maison où été classifié le dossier avec la fiche médicale de ta mère... Tout ça, c'est grâce à moi, à ma lanterne dans ton obscurité. Car, tu es liée à depuis l'enfance à l'Inferorum Atrium. Cette secte est une passerelle entre les deux mondes ; les enfers et la surface. Les rituels qui y sont fait par nos fidèles sont un moyen d'ouvrir cette passerelle durant un court laps de temps, mais bien assez pour permettre aux démons et au Diable lui-même de venir sur Terre. Les Daemonephilims sont nés d'un accouplement entre le maître des enfers et des humaines lors de rituels charnels, ce qui a donné naissance a ces hybrides humains et démons dont tu fais partie. Ta génitrice a été choisie par mon père, lors du rituel. Elle a renié sa mission, son appartenance à l'Inferorum Atrium et a tenté de te tuer... Car elle savait qui tu étais. Elle n'est qu'une mécréante.
Des images se glissent dans ma mémoire. Les paroles de mon père, ma mère m'étrangler à l'asile... Je revois aussi les pages du manuscrit de la secte délivrant l'écœurant spectacle d'une bête gigantesque et cornue abuser d'une jeune femme. C'est donc ça, ce rituel ? Je... Je serais née ainsi ? Ma mère aurait... couché avec le Diable contre son gré ? Et aurait voulu me tuer ensuite ? Peut-être pour réparer son erreur ou m'empêcher de connaître ma vérité. Elle ne m'aimait pas, elle était simplement sous l'emprise des médicaments toutes ces années. Elle ne m'a jamais aimée. Non... Mon esprit refuse de comprendre une telle abomination et me pousse à reculer toujours plus, versant des larmes appelant à l'aide. Personne ne m'entendra. Personne ne viendra. Je suis seule avec lui.
Avec eux.
Soudain, les enfants aux yeux d'ébène apparaissent derrière Lehb, l'entourant comme de preux soldats. Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi sont-ils avec lui ?
— Oui... Les enfants aux yeux d'ébène, comme tu les appelles, font partie du royaume des enfers. Ils sont des démons mineurs, des Morphosis, venus sur Terre des années auparavant pour chercher les Daemonephilims. Leur mission était simple : vous chercher, vous trouver et vous guider vers la vérité. Cette vérité est votre véritable nature, votre appartenance aux enfers.
Ils m'ont dupée... Toutes ces années, ils étaient là pour me mener dans l'ombre. Je leur ai fait confiance, ces derniers temps, pensant que je m'étais trompée. Mais non... Leur but était réellement de m'aspirer dans les ténèbres pour toujours. Une haine sourde enfle en moi, à cette idée. Mon regard se durcit à l'égard de Lehb qui me fixe avec un petit sourire satisfait. Sans me contrôler, je lui lance, dans un sifflement :
— Et toi... Qu'est-ce que tu as à voir avec ça ?
Son sourire augmente en brillance.
— Les princes des enfers ne viennent qu'en aide, afin d'accélérer le processus. Je t'ai guidée vers les réponses, vers les secrets que te cachais ton existence, afin que tu comprennes. Quand l'enfant est prêt à ouvrir sa conscience, les démons mineurs en informent leurs supérieurs qui, à leur tour, nous informent, à moi et mes frères. J'ai été celui qui t'a choisie. Le signal des Morphosis n'a été que l'élément déclencheur de ma venue dans ta vie. Ne les déteste pas, Sephora. Ils représentent chacun un morceau de toi, de ton esprit. Leur apparence est le fruit de leur don de métamorphose. Les Morphosis peuvent prendre la forme qu'ils veulent, afin de passer inaperçus. Seuls leurs yeux noirs les trahissent. Cependant...
Il marque un court silence qui me paraît infini, puis reprend, d'une voix encore plus sombre :
— Tu n'as pas achevé ta transformation. Tu possèdes en toi des pouvoirs immenses, tout un feu doit en jaillir. Mais, il est encore endormi. Quand il sera éveillé, tu seras prête. Prête à me suivre et à régner aux côtés de notre père. Prête à nous aider à briser définitivement le sceau de la passerelle. Prête à soumettre l'humanité, l'œuvre de Dieu, sous nos flammes. Tu seras une déesse de la mort. C'est ta destinée. Mais pour ça... Il te reste une chose à faire.
— Tuer ? lui murmuré-je, comme une évidence.
Il hoche lentement la tête.
— Le sang d'un innocent pour éveiller le sang de l'enfant.
Sur ces mots, Lehb fait un pas dans ma direction, puis un autre. Ma respiration s'accélère, tout comme le flot de mes larmes. Qu'est-ce qu'il va me faire ? Pitié, je veux que tout s'arrête ! S'il vous plait ! Or, à cet instant, une ombre bouge derrière Lehb. C'est...
Evan.
Il se cale devant le supposé fils du Diable, comme s'il désirait me protéger. Me couvrir loin de ses yeux verts si enflammés. Ça ne semble pas plaire à Lehb qui lui lance un regard d'une méchanceté rarement vue au cours de ma vie.
— Ne la touche pas ! s'écrit Evan, avec sévérité et courage.
C'en ai visiblement trop pour Lehb dont le visage est déformé de haine. Je vois même une veine palpiter sur sa tempe. Or, je ne m'attendais pas à ce qu'il attrape Evan par la gorge, d'une main, jusqu'à le soulever de la terre ferme. Mon corps se pétrifie, tremblant jusqu'à la folie. Evan ! Il suffoque !
— Tu te rebelles contre les supérieurs hiérarchiques ? lui crache Lehb, avec dédain. Ton travail est fini, démon mineur, je n'ai plus besoin de toi !
Dans un ultime cri, Lehb resserre sa poigne autour de la gorge d'Evan jusqu'à ce qu'il explose dans un nuage de fumée noire qui se dissipe au vent. Non ! Les dernières particules glissent entre les doigts du prince aux cheveux de feu, volant jusqu'à mon visage blême et glacé.
Evan...
Mes épaules s'affaissent, comme si sa disparition m'avait enlevé toute mon énergie. Tout mon désir de m'en sortir. Les perles salées qui roulent sur mes joues tombent inconsciemment pour lui. Evan... Il a voulu me protéger contre ma destinée. Me protéger de Lehb qui, désormais, se retrouve face à moi. Ses yeux me calcinent, ils hurlent tel un incendie, je ne les reconnais plus. Il me domine de sa taille et de son aura dont la chaleur qui s'en échappe m'apporte un frisson de peur. Si je n'avais pas été dans cette situation, j'aurais pu apprécier ce réconfort ; la température de la forêt est si basse que chacune de mes respirations laisse fuir un panache blanc.
Des bruits de feuillages s'agitent dans mon dos, des pas crissent dans la mousse givrée et se rapprochent...
— Retourne-toi et fait-le, Sephora.
Mes tremblements deviennent de plus en plus graves. Je suis comme prise dans un ouragan, ballotée de gauche à droite. Des voix se mélangent dans mes oreilles, formant une cacophonie qui m'oppressent et me fait resserrer mon pieux dans ma poigne. Phébus pleure bruyamment, Myrtle m'appelle par mon prénom de façon folle, suivie d'Angela, talonnant celle de Lehb qui continue à me crier ces horreurs. Je ne veux pas le faire ! Je ne veux pas ! Arrêtez ! Pitié !
Mes hurlements et mes suppliques sont inutiles, ça continue... Encore et encore... jusqu'à m'en rendre dingue ! Leurs voix me rendent dingue !
Il faut que ça cesse ! Tout de suite !
Et pour ce faire... J'obéis et me retourne, plantant mon bâton pointu dans un corps inconnu arrivant derrière moi.
Qu'est-ce qui vient de se passer ?
Le silence est de retour, plus mortuaire que jamais. Le vent balance mes cheveux et flagellent mon visage mouillé d'une froideur inouïe. Mes larmes obstruent ma vue, je ne distingue que des ombres dans l'obscurité. Un liquide chaud commence à recouvrir ma main tenant encore fermement le pieux. Une autre voix s'est mêlée à la toute fin, m'appelant. Elle n'appartenait pas à Lehb, ni aux enfants... Elle m'appelait, me suppliant d'arrêter...
Je l'ai entendue que trop tardivement...
À force de papillonner des yeux, l'eau se dissipe, je commence à y voir plus clair. La lune se faufile, éclairant la scène où je suis aux premières loges. Je garde les paupières ouvertes, pétrifiée lorsqu'un océan de mèches brunes fleurit devant moi.
A... Alaska...
Non... C'est elle... Alaska... C'était elle, la voiture qui m'a suivie. C'est elle qui m'a appelée, espérant m'aider, m'interrompre dans mon carnage et me ramener à la réalité. C'est elle, cet ange... qui se retrouve empalée au bout de mon arme de fortune. La pointe a traversé son abdomen et du sang s'écoule lentement de la plaie. Mes larmes reviennent.
Je... Je regrette... Alaska...
Elle vacille, ses yeux noirs plantés dans les miens. Une expression perdue entre terreur et empathie s'y ébauche. Elle a peur de mourir ; elle ne veut pas mourir. Et moi... Je lui ai arraché ce souhait. Ses jambes chancèlent comme ceux d'un poulain à peine né, elles frémissent devant mon corps paralysé.
— Non, non... Alaska... Pardon... Je suis désolée, pitié...
Mes excuses s'emballent dans la brise. Je regrette tellement. Ses yeux... Elle me regarde avec une telle intensité... Par pitié, faite que ça ne soit qu'un cauchemar. Je refuse qu'elle soit une victime de ma folie. Pas elle...
Sa main cherche désespérément à s'accrocher à moi, tandis qu'elle lâche un râle douloureux pour seule défense. Je n'ai même pas la force de la retenir, de la toucher, de peur de l'ébrécher davantage. Ma main ensanglantée laisse fuir le pieux toujours planté, alors qu'elle tombe lourdement à genoux, avant de céder à la froideur de la mort.
C'est fini...
Allongée sur le flanc, ma si précieuse amie tire son dernier souffle. Je l'ai tuée. Mes doigts sont couverts de son sang. Son sang gorgé d'innocence. Combien vorace et mortifère est la main qui t'a cueillie, toi, cette si jolie fleur ; qui t'a arrachée de notre monde contre ton gré.
Je suis en pleine vibration, mon corps ne peut cesser de trembler. Alaska... Ta mort éveille en moi une chaleur immense, plus intense qu'un soleil d'été. Je... Je ne comprends pas... Ça enfle, me consume de l'intérieur. J'étouffe, je suffoque ! Mes yeux jusqu'alors rivés sur ton sang versé, Lehb entre dans mon champ de vision. Il m'observe de loin, avec une fascination malsaine. La lumière rouge de sa chevalière s'intensifie. Je peux l'entendre murmurer, un sourire en coin :
— Enfin... Le processus peut commencer.
Quel processus ? Qu'est-ce qu'il veut dire ? Je n'ai le temps de me poser davantage la question que la douleur grandit en moi de façon intense et violente. Je me courbe, exhalant un cri à m'en déchirer les cordes vocales. Seigneur ! Ça brûle ! Du feu sort par les pores de ma peau. Du feu ! Il lèche mes doigts, puis mes bras et bientôt la totalité de mon corps pour finir par embraser mes yeux. Je m'enflamme comme une torche humaine ! Je m'arrache le visage, immolé et ne tenant qu'à peu de tissu. Par pitié, l'enfer doit être ainsi... Éteignez ce brasier surnaturel en moi, je vous en conjure ! Tuez-moi, qu'on en finisse !
Je m'écroule sur le sol avec l'impression de n'être plus qu'un tas de cendres. Mes cris se perdent dans la nuit... Plus rien ne m'atteint. Plus rien ne peut m'éteindre.
Il n'y a qu'un dôme de lumière au-dessus de ma personne, puis...
Tout devient noir.
Lorsque je reviens à moi... Je suis encore dans la forêt. Qu'est-ce qui s'est passé ? Des braises volantes m'entourent, tels des charognards, s'échappant de la végétation autour de moi. Me redressant, je réalise que je suis assise dans un cercle et que tout est brûlé à proximité. Des flammèches consument encore les brindilles mortes et les buissons épineux.
Je me sens... étrangement bien. Mieux que jamais.
La présence de Lehb, derrière mon dos, frappe mes sens. Je ne lui porte aucune attention et analyse mon corps avec minutie. Il est comme avant, tout entier. Tel le phœnix, ma renaissance est passée par le feu. Des pas crissent en arrière ; ils ne m'effraient plus. Ma peur ridicule est finie.
Ma force s'est éveillée.
Je me relève, adroite. Pas la moindre trace de faiblesse, car elle ne m'appartient plus. Lehb me fixe, ah... Je peux ressentir son aura comme s'il était en face de moi, pressé contre ma poitrine. Je ressens tout, je vois tout. Est-ce... un nouveau pouvoir ?
Lentement, je lui offre la vue de mon profil. Je le sais... Je le sens...
Mes yeux sont entièrement noirs.
Plus de sclère, plus de pupilles. Seul un noir absolu qui consolide désormais mon cœur et mon âme... Et ça fait un bien fou. Lehb me sourit, admiratif. Les flammèches ondoyantes que libèrent mes mains se reflètent dans ses prunelles. Mon beau Lehb... Suis-je enfin parfaite pour toi ?
Un tatouage violacé est apparu au milieu de ma gorge ; un pentagramme, le même qui était dessiné sur le livre de l'Inferorum Atrium. Le même qui s'est dévoilé, comme par magie, sur la peau de Lehb, en résonance avec le mien. Voilà donc ce qu'il signifie ; l'appartenance à l'enfer, le lien suprême avec le Diable. Ma part surnaturelle ; mon sang démoniaque.
Voici donc ce que ça fait d'être la fille du maître du bas monde.
Jetant un œil au sol, je remarque mon chat en peluche gisant dans les débris de poussières, probablement échappé lors de ma transformation. Le ramassant, je remarque qu'il est roussi à quelques endroits. Ça le rend encore plus beau. Mon pauvre petit... Tu as besoin d'une famille, désormais. Quand je le serre contre mon visage, je remarque que Lehb est venu à moi. Son sourire que j'aime tant est une récompense pour tous les sacrifices que j'ai fait afin de forcer mon éveil. Je n'en ai plus cure ; ni de mon père, ni de Shayne, ni même d'Alaska...
Lehb... Je suis parfaite pour toi.
Doucement, Phébus me prend la main. Le regard qu'il me donne, vêtu d'un tendre sourire, me fait chaud au cœur. Ses doigts sont minuscules, mais je les presse, afin de lui montrer ma reconnaissance et mon amour. Je lui offre mon chat en peluche qu'il attrape avant de le câliner. Oui, mon petit... La voilà, ta nouvelle famille.
Myrtle et Angela entourent Lehb qui, finalement, me tend sa longue main.
— Rentrons à la maison, princesse...
Le froid cogne, mais ne me touche plus. Ma chair bouillonne, comme celle de Lehb –ou plutôt Belphegor. Je suis heureuse, pleinement consciente de l'énergie magmatique qui s'écoule dans mes veines. C'est tout ce dont j'avais besoin ; le pouvoir de revenir à la vie. Lorsque j'agrippe sa paume, le prince démon embrasse le dos de la mienne, puis termine :
— J'ai du monde à te présenter.
J'ai si hâte. Hâte de rencontrer mes frères, mes sœurs...
Mais surtout mon père.
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