† SEPT †
Le lendemain matin, le soleil me tire de mon sommeil. Il est si tôt. Jamais je ne pourrais comprendre les gens du matin qui se lèvent à l'aurore d'eux-mêmes. J'ai tant besoin de dormir et de recharger les batteries. Les nuits sont trop courtes, trop agitées. Je m'extirpe de mes draps avec une lenteur monstre, émergeant tant bien que mal de mes songes lointains. Pour une fois, j'étais en train de faire un rêve agréable. Je ne m'en souviens plus trop, mais la sensation de paix et de sérénité qui l'enveloppait m'a fait un de ces biens. Je regarde l'heure sur mon smartphone : sept heures six, juste quelques minutes avant qu'il ne chante son trille, sonnant mon retour au cabinet.
Un soupir sort d'entre mes lèvres, je redoute le moment de recroiser Marsch. Seulement, mes pensées sont balayées par un bruit venant de mon salon. Le son d'une sonnette.
Quelqu'un attend devant ma porte.
Mollement, je me redresse et quitte la chambre, d'une démarche somnolente. À cette heure, ça doit être le propriétaire ou bien un voisin. J'ai la chance d'habiter en face d'un espèce de pèquenaud venant du Texas qui fait toujours ses courses à moitié. Il est courant qu'il vienne me demander du sucre, du lait ou même du pain de mie en dépannage. Je commence sérieusement à croire qu'il le fait exprès pour économiser quelques dollars et profiter de ma bouffe. Ce radin ! Je ne prends même pas la peine de regarder au judas et j'ouvre la porte, espérant voir ce texan de malheur.
Or, ce n'est pas lui qui se tient sur mon paillasson.
Même s'il a la tête baissée, je reconnais immédiatement ses boucles anarchiques et son teint brun. Lorsqu'il relève les yeux sur moi, mon cœur fait un bond.
— Shayne... murmuré-je.
Je ne sais comment réagir en le voyant devant moi. Deux jours que je n'ai pas eu de ses nouvelles et là, il se pointe chez moi à l'aube ! On se regarde sans rien dire, durant quelques secondes, avant qu'il ne brise ce silence lourd :
— Tu viens de te lever ?
— Oui... Je peux savoir pourquoi t'as répondu à aucun de mes messages et de mes appels ?
Ma question jetée de but en blanc semble l'agacer, en vue de son discret roulement d'œil. Lorsqu'il fourre ses mains dans ses poches, la tête engoncée dans les épaules, comme à cet instant, c'est qu'il ne sait pas quoi dire ; je connais son langage corporel par cœur. Je décide de le relancer, afin de le faire réagir.
— Shayne ?
— J'avais besoin de réfléchir, c'est tout.
— Et tu as réfléchi, ça y est ? C'est pour ça que tu te ramènes à cette heure-ci ? Tu aurais pu venir me voir ce midi, pour ma pause déjeuner.
— Ouais, j'ai réfléchi, mais j'ai voulu venir ce matin car j'ai des trucs à récupérer, chez toi.
Je hausse un sourcil, légèrement décontenancée. Attends, quoi ? Je n'ai le temps de l'arrêter qu'il passe entre mon corps et l'encadrement de la porte pour pénétrer mon territoire. Immédiatement, je le suis au pas en clamant :
— Je peux savoir ce que tu fais ?
— Je t'ai dit, je viens récupérer des fringues à moi.
Il entre nonchalamment dans ma chambre et s'élance vers la penderie.
— Shayne, pourquoi tu les récupères ? Dis-moi la vérité ! Tu as toujours laissé une partie de tes habits chez moi... Pourquoi tu les reprends ?
Ma voix se casse sur la fin. Je le vois s'arrêter et fixer la pointe de ses baskets bon marché. Je ne veux pas qu'il m'avoue ce dont je me doute. Le fait de sa présence ici, de son air si détaché envers moi, de l'absence de ses « baby » habituels lorsqu'il me parle. Je refuse de l'entendre, mais il le dit, aussi froidement que dépourvu de compassion :
— J'ai besoin d'un break, Sephora.
— Pourquoi ? susurré-je, au bord des larmes.
Il ouvre la bouche, soupire, mais les mots ne sortent pas tout de suite, comme s'il les cherchait afin de ne pas me blesser. Le mal est déjà fait ; mon âme se brise doucement.
— L'autre soir, c'était... C'était vraiment bizarre. J'arrive plus... Mets-toi un peu à ma place.
— Et toi, mets-toi à la mienne... craché-je, avec dégoût.
— Écoute, je veux pas que ça se termine mal, toi et moi, car je tiens à toi malgré tout. Mais, ça devient trop difficile ces crises. Je... Je peux plus. Faut que tu te fasses aider. Trouve quelqu'un qui saura te faire comprendre que ce que tu vois n'est pas réel.
Je ravale durement ma salive ; la blessure grandissant en moi me donne l'impression que je viens de déglutir une poignée de charbons ardents. Ma lèvre inférieure commence à trembler sous la peine qui m'envahit.
— Tu penses que je suis folle, c'est ça ? Que les enfants aux yeux d'ébène ne sont que mon imagination ? Que j'ai besoin d'un médecin, d'un psychologue ou je ne sais quoi ? Non... Je n'ai pas besoin de ça. J'avais simplement besoin du soutien de mon petit-ami. Ces choses me suivent depuis mon enfance et... j'ignore encore comment m'en débarrasser. Mais toi... Tu as trouvé le bon moyen de te débarrasser de moi...
— Sephora...
— Tais-toi. Prends tes affaires et va-t-en. Je ne veux pas d'un homme qui me juge alors que je l'ai été toute ma vie. J'en ai assez.
Mon ton radical semble attrister mon désormais ex petit-ami. Je ne peux plus lui faire face, c'est au-dessus de mes forces. Je quitte la chambre et me retranche dans le salon, le temps qu'il ramasse ses affaires. Appuyée contre la fenêtre près de la télé, je tente de retenir mes larmes qui hurlent et frappent la vitre de mes yeux pour sortir. À l'extérieur, le soleil sort à peine, innocemment. Le ciel bleuit et les oiseaux s'accordent dans les arbres pour entamer leur hymne matinal. C'est une belle journée qui commence, mais pas pour moi.
Mes poings se serrent fébrilement d'eux-mêmes sur le rebord de l'encadrement. Le temps me paraît interminable, puis, dans mon dos, je sens enfin le regard de Shayne ; il a terminé. Qu'il parte, maintenant. Je n'ai même pas le courage de me retourner. Voir son visage serait la goutte qui ferait enfin déborder mes larmes. Au bout de quelques secondes, sans un mot, j'entends ses pas quitter mon appartement. La porte claque doucement et je me retrouve seule.
Encore plus seule qu'avant.
Je le vois en bas de l'immeuble, marcher nonchalamment vers sa voiture. Il jette son sac plein sur la banquette passagère, puis s'en va et avec lui, Shayne emporte un morceau de mon cœur brisé. Épuisée et à bout, mes nerfs lâchent, un torrent s'échappe d'entre mes cils. Ma masse toute entière glisse sur le sol, le long du mur, mes jambes ne me portent plus. Comme un bateau abandonné sur la rive, je me laisse malmener par la houle de mon chagrin. Mes joues me brûlent, c'est insupportable. Ma tristesse est telle que, dans un mouvement tempêtueux, mon bras cogne le guéridon à côté de moi. Tout ce qui s'y trouve s'écrase par terre ; la lampe de chevet, mes clés, un magazine et...
Une paire de ciseaux tranchant.
Durant plusieurs secondes, mes yeux fixent ces ciseaux sans relâche. Qu'est-ce que la mort ? Serait-elle plus douce que ce que je vis, actuellement ? Qui sait ? Ma douleur trop longtemps contenue pourrait peut-être s'évanouir à jamais. Plus de haine, plus de chagrin, plus de savoir, plus de désir. Rien. Un néant profond et calme ; tout ce que je rêve d'avoir.
Lentement, j'attrape ces ciseaux. Je les ouvre et les referme entre mes doigts, analysant la partie susceptible d'être la plus coupante. Mes larmes coulent, mais je ne les sens plus. Je suis couchée sous les coups d'une réalité trop agressive qui me tiraille depuis des années. Shayne ne veut plus de moi, ces enfants m'empoisonnent l'existence, à quoi bon vivre dans un tel enfer ? Alaska... Je sais qu'elle aura de la peine en apprenant ce que je m'apprête à faire, mon père aussi, mais le fantasme de rejoindre le silence infini auprès de ma mère est trop alléchant.
Tremblante, la lame du ciseau s'approche de l'intérieur de mon poignet. Je sens la matière glacée frôler ma chair si sensible. Je n'en peux plus... Je suis fatiguée de ces abandons... Je veux dormir... et ne plus jamais me réveiller.
— Ne fais pas ça...
Le cours de la lame s'arrête lorsque j'entends cette voix fluette. Mes yeux vitreux s'élèvent machinalement en face de moi ; Phébus est là, armé de son adorable minois et de ses globes oculaires ténébreux. Une brise gelée semble émaner de lui et m'apporte de légers frissons. Même s'il est tout petit, sa simple vue est terrifiante. Or, à cet instant, je n'en ai plus rien à faire.
— Va-t-en, Phébus... Laisse-moi tranquille, lui susurré-je, avec détachement.
— Tu ne dois pas faire ça. Tu ne mérites pas de mourir pour un vulgaire sac à viande comme Shayne. La seule personne qui doit connaître ce sort entre vous deux, c'est lui.
Son timbre de voix enfantin et innocent lorsqu'il me délivre ces ignobles paroles attise encore plus ma haine envers lui. J'en perds la raison, tant et si bien que je pousse un cri de rage en jetant le ciseau sur ce maudit blondinet. La tête entre les mains, je ferme fort mes paupières en suppliant le ciel pour que tout s'arrête.
Lorsque je rouvre les yeux, Phébus n'est plus là.
— Laisse-la mariner dans sa colère, ça ne peut que lui venir en aide.
Je perçois un son de pas boitant, non loin de moi, claudiquant sur le parquet. Myrtle ? Oui, j'ai reconnu sa voix, même si elle n'était presque pas audible.
Ces enfants vont me rendre folle à lier. Je dois penser à autre chose.
Vivement, je me lève et pars dans ma salle de bain, afin d'y prendre une douche. Aller au travail pourra peut-être me changer les idées. Malgré ma faiblesse, je ne peux pas me voiler la face. Je ne suis pas encore sortie d'affaires. Rapidement, je me déshabille lorsque je suis enfermée dans la petite pièce de toilette. Je dévoile mon corps nu à mes produits de beauté et autres plantes vertes sans la moindre gêne. L'eau chaude glissant sur ma peau me fait un bien fou. Je vide ma pensée trop lourde et miraculeusement me détends un peu. Mes mains frottent et savonnent mes courbes dans une valse que je connais par cœur. Ces mouvements me rappellent ceux de Shayne lorsque ses doigts effleuraient le bout de mon sein, cueillant son aréole comme une fleur au printemps.
Ces tendresses, tout ce désir mutuel... c'est fini.
La douleur refait surface et pour espérer la gommer, je sors de la douche en trombe. Trempée jusqu'à l'os, les cheveux dégoulinant, je m'agrippe à l'évier en poussant un long soupir. Respire, Sephora... Respire... Shayne n'était qu'un homme parmi tant d'autres. Tu trouveras un jour celui qui t'aimera pour ce que tu es, malgré ta malédiction. Oui... Un jour, tu le trouveras.
— Ne sois pas triste, Sephora...
Je relève la tête d'un coup face à mon miroir. Mon corps se recouvre de frissons lorsque je vois Evan, le plus âgé des enfants aux yeux d'ébène, debout derrière moi. Ses prunelles indiscernables me fixent avec insistance. Il semble jeune, peut-être quinze ou seize ans, mais une indescriptible maturité s'échappe de lui. De ma connaissance, il m'a l'air d'être le chef de la troupe, celui qui les commande et qui instille la crainte en eux ; entre autre, ce fameux interlocuteur principal dont parlait le livre de la bibliothèque. Son visage aux traits vaguant entre juvénilité et virilité inspire la beauté et la méfiance. Étant encore nue, je me sens désarmée devant sa présence horrifique.
— Shayne ne te mérite pas. Tu mérites bien plus que ça...
Je suis pétrifiée devant ses mots. Durant une seconde, mon esprit fragile croit à ce qu'il dit. Je ne devrais pas... Il n'est pas réel. Soudain, je sens des doigts glacés toucher mon épiderme, au niveau de la hanche. Mon cœur s'emballe et cogne de peur. Evan fait parcourir ses paumes sur moi avec douceur et expertise, remontant le long de mon abdomen d'une main, caressant mon cou de l'autre. Paralysée, couverte de chair de poule, mon être ne m'écoute plus, je suis soumise à ses caresses néfastes.
— Je saurais t'aimer comme tu le souhaites, ma reine...
L'une de ses mains badines s'accroche à mon sein dans un mouvement tendre et sensuel. J'assiste, impuissante et muette, à son ballet excitant lorsqu'Evan niche ses lèvres pâles dans mon cou. Son contact me raidit davantage. Ses mèches noires me chatouillent et je n'ai qu'un souhait ; que cela cesse.
— Evan... Non... murmuré-je, entre deux bégaiements.
— Laisse-moi être ton désir le plus brûlant...
Sa voix soufflée à mon oreille précède à un geste qui me surprend au plus haut point. Evan me pousse en avant, la poitrine contre l'évier et le bassin redressé. Je suis à sa merci totale. Mes larmes coulent de plus belle, mais je n'arrive toujours pas à bouger. Je redoute ce qui va se passer, la position dans laquelle je suis ne m'inspire rien de bon. La lumière grésille au-dessus de moi. Evan, pitié... Laisse-moi partir... Ne me fais pas ça... Par pitié...
Mais rien ne se passe.
Comme sortie de sous l'eau, je reprends ma respiration et réalise que j'ai retrouvé toutes mes facultés motrices. Paniquée, je me redresse comme un fauve enragé et regarde derrière moi.
Evan n'est plus là.
Essuyant les perles d'eau qui gouttent sur mon visage gorgé d'effroi, je peine à reprendre pied. Je crois avoir compris le message. Même si j'ai pensé le contraire durant longtemps... Les enfants aux yeux d'ébène veulent me faire savoir qu'ils sont bel et bien réels.
Et prêts à tout pour que je le sache.
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