† QUINZE †
Après notre départ de la maison, je m'aperçois qu'il est bientôt treize heures et que je dois aller travailler. Lehb accepte gentiment de me déposer devant le cabinet. À peine dans la voiture, il s'est empressé de me demander si j'avais trouvé quelque chose. Je n'ai pas le courage de lui parler de la pochette, du moins, pas de suite. Je préfère la vérifier au calme avant d'user ma salive dans un espoir probablement vain.
Devant mon lieu de travail, Lehb gare sa Fiat 500 noire. Durant une minute, j'observe la porte du cabinet à travers la vitre. Ma motivation s'est envolé depuis un moment... Je n'ai pas envie de recroiser Marsch, une seule personne hante mes pensées : Alaska. Qu'est-ce que je vais pouvoir lui dire ? Comment vais-je me justifier de ce qui s'est passé avec sa mère ? Son regard haineux me transperce encore, même aux tréfonds de mes souvenirs. Je ne veux pas accepter de l'avoir perdue, elle aussi... Pas comme Shayne. Être seule avec ces enfants et ma folie est devenu ma prison à perpétuité, mais... je refuse de m'y confiner. Je n'ai pas mérité une telle pénitence.
Poussant un soupir, je me tourne finalement vers Lehb. Il me regarde, attendant probablement que je le remercie d'avoir usé son essence toute la matinée. C'est ce que je fais, timidement. Son coup d'œil à mon égard me rend petite, sans que je sache pourquoi. De lui, je m'attends à une réponse évasive ou philosophique sur les effets néfastes de l'essence dans la vie d'un être humain, or, ce qu'il dit me surprend. Sa voix profonde vibre dans mes oreilles :
— J'aimerais vous revoir bientôt, Sephora.
— Me... revoir bientôt ?
— Oui. Cette virée avec vous m'a fait réaliser beaucoup de choses. J'ai très envie de vous connaître et comprendre pourquoi tant de mystères planent autour de vous. Je veux vous aider à découvrir les facettes de votre personne que vous ne connaissez probablement pas, afin de vous montrer à quel point vous êtes forte. S'il vous plaît... Je suis certain qu'on pourrait faire une équipe d'enfer dans cette enquête.
Son sourire sur la dernière phrase se réverbère sur moi. Il a le don de me redonner espoir à chaque fois. J'ignore si c'est de la magie, ou bien son pouvoir d'attraction sans pareil, mais son charme ne me laisse pas insensible. Ce n'est pas spécialement mon genre d'homme, pourtant, comme pour lui, cette matinée m'a été révélatrice : je commence à l'apprécier malgré son côté étrange. Oui... Je l'apprécie même beaucoup.
— Je le pense, moi aussi. À bientôt, dans ce cas.
Mes mots le font sourire de plus belle. Son regard d'émeraude arbore de la tendresse et de la chaleur à mon égard. Recevoir cette attention est un baume pour mon cœur en perdition. Ça fait tant de bien d'être considérée de la sorte. C'est l'âme légère que je quitte enfin la voiture, le saluant avant qu'il ne s'éloigne pour disparaître au coin de la rue. Sa longue main ornée de sa chevalière sort de la fenêtre pour me faire un signe d'au revoir. Ce geste me fait sourire niaisement sans m'en rendre réellement compte...
Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Reprends-toi, Sephy !
Essayant de chasser Lehb de mes pensées, je me dirige vers la porte du cabinet. Mes doigts entrent en contact avec la poignée ; elle est gelée, son appel au secours traverse mon épiderme jusqu'à pénétrer mes os sans la moindre gêne. J'en frissonne de l'intérieur. Par ce toucher froid, Alaska s'impose dans ma tête. Je dois lui parler, absolument. Elle doit comprendre que je n'y suis pour rien dans ce qu'il s'est passé. Ça me fait tant culpabiliser et un besoin inexorable de m'excuser germe en moi. Or, lorsque j'entre dans le cabinet, quelque chose me saute aux yeux...
Alaska n'est pas là.
Le guichet est vide, tout comme la salle d'attente. La terre dans le pot de la petite plante verte reposant près de l'ordinateur est sèche ; personne ne l'a arrosée. Qu'est-ce que ça veut dire ? Alaska arrive toujours avant moi, habituellement. Je suis surprise. Cette fille est d'une ponctualité sans faille, elle ne loupe jamais un rendez-vous ou simplement, l'heure de son début de service. Elle est peut-être en salle de travail avec Marsch.
Cette idée est vite balayée par l'arrivée du dentiste, sortant nonchalamment de son bureau. Lorsqu'il me voit, ce fumier s'arrête et me dévisage, presque étonné. Son faible mouvement de sourcils laisse présager qu'il ne m'attendait pas, ou du moins, pas vêtue de mes vêtements de ville.
— Tiens, Ravenscroft... Vous venez d'arriver ? Vous êtes en retard, vous le savez ?
Son ton solennel lardé de condescendance à mon égard m'hérisse le poil. Ce salaup a déjà oublié qu'il y a quelques jours, il m'appelait par mon prénom en tentant de me faire du chantage. Essayant de garder mon calme, je le fusille des yeux sans pour autant perdre la pointe aiguisée de mon merveilleux sourire de faux-cul. À contre-cœur, je trouve même la force de m'excuser :
— Je sais, pardon, j'ai eu un empêchement de dernière minute.
— Bon, je passe l'éponge pour cette fois car les patients ne sont pas encore arrivés, mais veillez à que ça ne se reproduise pas.
Ne me cherche pas trop, noble connard... Je ne suis pas d'humeur. Inconsciemment, mes yeux ricochent sur le guichet, encore vide. J'avais l'espoir infime de voir apparaître mon amie derrière lui dans une grotesque étincelle magique, durant mon court échange avec Marsch. Faiblement, cette question qui me brûle la langue m'échappe :
— Où est Alaska ?
Cette fois, Marsch me regarde avec un réel étonnement, comme si je venais de balancer une énormité. Ses yeux bleus sont arrondis.
— Vous n'êtes pas au courant ?
Je fronce les sourcils, perplexe. Ses mots dansent sur le fil de ma curiosité.
— Au courant de quoi ? lui rétorqué-je, suspicieuse.
— Mademoiselle Ramirez n'est pas venue travailler aujourd'hui pour cause familiale impérieuse. D'après ce que j'ai compris, sa mère est décédée.
Quoi ? Ai-je... Ai-je bien entendu ? Non... Un frisson d'effroi se glisse dans mon cœur, laissant fuir dans sa vibration un souffle de peur. Mon corps... Mon corps ne m'écoute plus par le choc... Je tremble, pétrifiée... Ce n'est pas possible... C'est un cauchemar, je vais me réveiller. Pitié, dites-moi que c'est un cauchemar !
— Elle aurait succombé la nuit dernière. Miss Ramirez a posé un congé de quelques jours, le temps de préparer la cérémonie et autres. Je suis navré pour elle. C'est pour ça que vous allez devoir assurer seule, Ravenscroft, le temps qu'une remplaçante soit assignée ici. Allez mettre votre uniforme maintenant, ne perdons pas de temps, Madame Pavlovska arrive bientôt pour poser son bridge.
Les paroles de Marsch se perdent dans le lointain. Je ne l'écoute plus depuis un moment... Yolanda est morte ? Pourquoi... ? Je n'arrive pas à émerger de la vague de remords qui m'opprime et m'empêche de respirer convenablement. Elle m'aspire, me recrache et je m'éclate sur les rochers de la culpabilité. C'est... C'est de ma faute. Tout est de ma faute...
Je m'éclipse dans le local arrière réservé aux employés avant que Marsch ne puisse voir les veines rouges sang parcourant ma sclère. Je ne vais plus pouvoir tenir longtemps. Enfermée dans le vestiaire, je me jette sur le banc en plastique, haletante et dénuée d'énergie, avant de fondre en larmes. Laisser parler mon chagrin en m'arrachant les cheveux n'arrangera pas les choses, le mal est fait. J'ai tout gâché... Par ma faute, Alaska n'a plus sa mère. Je n'ai été qu'une épine qui a fait exploser la bulle tranquille de leur vie. Pourquoi ? J'aurais dû les laisser en paix ! Je ne suis qu'un parasite ! Une maladie ! Sans ma présence, Yolanda serait encore vivante.
De grosses larmes coulent de manière incontrôlée sur mes joues bronzées. Elles roulent, roulent, roulent sans s'arrêter, brouillant ma vision qui ne ressemble plus qu'à un mirage. Evan, Angela, Myrtle, Phébus... Ils sont réellement capables de tuer ceux qui tentent de les empêcher de me nuire. Yolanda a tenté de me soustraire de leur emprise démoniaque, elle en a payé de sa vie. Ces maudits enfants aux yeux d'ébène... Ils ont déjà tué un petit garçon, des années auparavant. Pourquoi ? Pourquoi recommencer ? Et pourquoi toucher ceux qui s'intéressent à moi et veulent m'aider ? Pour me détruire plus rapidement et douloureusement ? Pour que finalement, moi aussi je décide de mourir ? Qu'est-ce que ces entités cherchent ? Putain ! Je vais devenir dingue !
Soudain, essuyant mes excès de rhume d'un revers de manche, Lehb effleure mes pensées fragiles. Je refuse qu'il lui arrive quelque chose, à lui aussi...
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