Cette discussion avec Alaska m'a ouvert les yeux. Si je souhaite en apprendre plus sur ces maux qui me tiraillent et ainsi, peut-être les arrêter, je n'ai pas le choix que de faire des recherches poussées. Percer leur mystère, comprendre la raison de leur venue dans mon existence. Il me reste un peu de temps avant de devoir retourner au travail ; je vais suivre les conseils d'Alaska. Une visite à la bibliothèque s'impose donc. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours adoré lire, même si mon emploi du temps actuel me vole de plus en plus ce plaisir. Vivre mille vies dans la mienne, sans même bouger de ma chaise, sans ouvrir les yeux sur mon environnement moisi, quelle extase ! J'ai de nombreuses fois rêvé de devenir une sorcière à Poudlard, un elfe dans la Terre du Milieu ou encore, de chevaucher un dragon au-dessus de Westeros.
Oui, je suis addict aux romans de fantasy, car je réalise que même si ces univers m'ont l'air magnifiques, ils sont nettement plus difficiles et mortels que ma propre réalité. C'est ce qui les rend si merveilleux, à mon sens. Ce danger et cette aventure à chaque seconde. J'aime me l'imaginer, mais sûrement pas la vivre. Malgré le fait qu'ils ne sont pas de très bonnes compagnies, qu'ils m'effraient et m'isolent, les enfants aux yeux d'ébène ne m'ont jamais fait de mal physiquement... Je ne pense pas que ce serait le cas des marcheurs blancs, à mon encontre.
Je passe les grandes portes de la bibliothèque municipale de Traverse City : la « Traverse Area District Library », et je suis accueillie par un silence pesant. Il y a une vieillarde grisonnante au guichet qui lance des éclairs de derrière ses cul-de-bouteilles lui mangeant le trois quart du visage lorsqu'un son quelconque, même une simple toux, brise le calme quasi paroissial de ce lieu. Son sanctuaire, entre autre. Je m'excuse du regard lorsqu'elle me dévisage avec sévérité, gênée par le grincement de la porte. Elle fait froid dans le dos ! Sans ouvrir la bouche, je remonte mon sac sur mon épaule et m'enfonce dans cet amas de connaissances.
Des tables, entre les larges étagères pleines à craquer, sont prises d'assaut par des adolescents en plein travail, un sandwich à la main, avant de retourner en cours. J'y aperçois des friands de romans et des geeks cherchant leur prochain bonheur parmi les nouveautés et les bandes-dessinées. L'odeur du bois et des vieux livres me donne le sourire, tandis que je me promène dans les allées, cherchant une certaine catégorie de bouquins en particulier. Mes pas claquent malgré moi sur le parquet ciré entrecoupé d'une horrible moquette bleue, m'attirant les regards des lecteurs avides, tirés de leur transe littéraire. Alors que je dépasse une belle gerbe de plantes vertes, mise en décoration entre deux rangées d'étagères, je m'arrête en trombe.
J'ai cru apercevoir une forme dans un couloir s'enfonçant à ma gauche ; le jupon d'une robe ancienne portée par un petit corps aux longs cheveux bouclés. Angela ? Je déglutis, la gorge serrée, avant de reculer de deux pas afin de vérifier à nouveau.
Rien.
Ce couloir est vide de toute âme. C'est étrange. Bizarrement, je ressens comme une force inconnue et irrésistible me pousser dans cette direction. En regardant le nom de la catégorie, affichée sur un panneau en hauteur, je vois que cette apparition m'a été bénéfique.
Voici la section du paranormal.
En retenant mon souffle, j'y pénètre, comme si j'entrais dans une dimension parallèle. Cet endroit diffère des autres parties de la bibliothèque, l'ambiance y est plus... sinistre. Le bâtiment, fort de ses nombreuses fenêtres, possède un éclairage des plus agréables en journée, seulement... Cette aile est moins exposée au soleil. Elle semble isolée, rejetée et pas très visitée par les mordus de livres. Prenant mon courage à deux mains, j'enchaîne pas sur pas, mes yeux noisette balayant les étagères recouvertes d'une pellicule trouble qui se soulève à chacune de mes respirations. Par où commencer ? Il y en a tellement.
Je ne compte plus le nombre de manuscrits douteux aux mœurs sataniques que j'ai trouvés. D'autres m'ont l'air intéressants, tel que le Necronomicon, le livre occulte sortant de l'imaginaire tordu de H.P Lovecraft. Néanmoins, après de longues minutes à feuilleter, je ne déniche rien concernant ces « black eyed kids », comme me l'a gracieusement dit Alaska. Je scrute toutes les reliures, sondant le moindre titre susceptible de contenir les mots « légendes urbaines » ou même « enfants », tout simplement. J'ai l'impression que ça fait des heures que je suis là, alors que ma montre affiche que je traine ici depuis à peine vingt minutes.
Je repose le dernier livre que je tiens en main, un soupir au bord des lèvres. À cette allure, je vais être en retard au travail et je n'aurais rien trouvé de concluant. Je me désespère.
— Sur la quatrième étagère...
Cette voix enfantine, semblable à un murmure, me fait hoqueter de surprise. Un gloussement cristallin s'échappe de nulle part et s'évanouit dans l'atmosphère, comme un écho. Je savais que tu étais là, Angela... En reprenant contenance, je lève les yeux vers le point que l'on m'a désigné. Cette étagère est haute, mais de ma place, j'aperçois quelque chose qui m'intrigue. Aussitôt, un livre entre dans mon champ de vision. Un manuscrit à la couverture noire qui me fait de l'œil. C'est drôle comme sentiment, exactement ce que j'éprouve. Ce bouquin me regarde, m'appelle et n'attend plus qu'une chose : que je l'attrape.
Déterminée, je me mets sur la pointe des pieds afin de le déloger de son piédestal. Or, ma petite taille me porte préjudice. Fait chier ! Je vais me faire une élongation du bras à force de le tendre ainsi. Mes doigts le frôlent presque. Je serre les dents un peu plus fort, m'accroche à la moindre surface susceptible de me propulser un peu plus haut, mais rien à faire. Je suis trop minuscule. Cependant, je m'étonne de voir arriver un autre bras, du coin de l'œil. Celui-ci, plus long et musclé que le mien, capture le bouquin de mes désirs sans effort.
Lorsqu'il tombe dans mes mains, je lève des cils reconnaissants vers mon sauveur et me noie dans son regard vert. Vert comme les forêts, comme l'eau d'un lac, comme l'écorce des pastèques que j'adore déguster en été. Il est très grand, avoisinant sûrement les un mètre quatre-vingt dix. Son visage ciselé, constellé de taches de sons, possèdent des traits pointus et masculins tout en restant agréables à regarder. De profil, son nez long dépasse de ses larges épaules soutenues par un corps fin et élancé, moulé dans une chemise à carreaux. Ce qui accroche mon regard davantage, ce sont ses cheveux d'un roux puissant, hors du commun. On pourrait presque entendre l'incendie hurler entre ses mèches délicatement retroussées.
À mi-mots, je détourne enfin mon attention de cet homme en le remerciant. Il me répond, d'une voix grave et profonde qui résonne jusqu'à mon échine :
— Je vous en prie.
Sans en rajouter, il s'en va d'une démarche nonchalante, me laissant à mes recherches. Je passe très vite à autre chose et observe plus attentivement la couverture de ce fameux manuscrit : les Légendes d'Outre-Tombe, d'un certain Lehb Epgor. Jamais entendu parler de cet auteur. Il doit être récent, car le livre me semble assez neuf. La façade montre un champ de noirceur et une forêt inquiétante où se balance un lampion, surplombé par des lettres rouges sang. En le retournant, espérant y trouver la quatrième, ainsi que le nom de l'éditeur, je suis hébétée de voir qu'il n'y a rien, hormis un code barre. C'est étrange. Ce sont pourtant des informations primordiales.
Intriguée, j'ouvre la première page. L'auteur y a laissé un message :
« La vie n'est que le début de la mort. La mort est une phase abstraite, une épreuve sibylline que chaque être se doit d'affronter avec courage. Certains y arrivent, mais d'autres échouent, ne permettant pas à leur âme d'obtenir le repos éternel. Cette défaite se change en une haine incommensurable qui prend les traits d'entités légendaires demeurant à tout jamais dans les flammes du regret.
~ Lehb Epgor, érudit de l'art et du paranormal. »
Ces quelques mots me forcent à froncer les sourcils. Je ne sais pas si c'est les relents de la soirée d'hier qui n'ont toujours pas passé, ou bien la fatigue, mais je n'ai pas compris le sens de ces phrases. Pour moi, ça ne veut strictement rien dire. Qui peut bien savoir ce qu'il y a après la mort ? Personne n'est jamais revenu des limbes pour faire un compte-rendu du bas monde à l'humanité. Cet écrivain doit être encore un allumé fantaisiste à la Lovecraft, voire à la Aleister Crowley. La suite ne peut pas être pire... Je continue de passer des pages. Epgor a fait un sommaire répertoriant des espèces de légendes nocturnes et funèbres bien connues, tels que les démons, les anges, les spectres et autres messagers du trépas, comme les banshees. C'est une sorte de recueil d'informations et de témoignages surnaturels.
Soudain, mon doigt s'arrête sur le nom que je cherchais.
La joie s'allie à l'appréhension au fond de mon être. Je les ai trouvés ; les « black eyed kids ». Ils sont à la page trois cent trente trois. Comme une folle, je coupe la tranche et effleure la douceur du papier sous mes doigts lorsque j'arrive enfin à mon objectif. C'est un livre illustré ; devant moi, un croquis de trois enfants est parfaitement dessiné. Leurs yeux sont totalement noirs, comme deux cavités creuses et brillantes, d'une profondeur qu'aucun mot ne peut décrire. La légende dit : « the black eyed kids : the knocking childrens ». Aussitôt, je me mets à lire la description :
« Les Black Eyed Kids sont des entités assez peu connues dans notre société, des êtres mystiques aussi effrayants qu'envoûtants. L'origine de cette légende reste nébuleuse et changeante, mais elle semble trouver sa source à la fin des années 1990, entre 1995 et 1998, même si certains disent le contraire et la replacent bien des années avant. Des témoignages relayant cette histoire ont été recensés dans tous les États-Unis vers cette date, du Nord (Michigan) au Sud (Nouveau-Mexique), ainsi que de la côte Ouest (Washington, Oregon) à la côte Est (Massachusetts). Le récit reste relativement toujours le même : des coups frappés à la porte de votre maison en pleine nuit et de mystérieux enfants aux yeux noirs vous observant de votre perron. »
Je me bloque un instant, subjuguée par ce que je lis. C'est impossible... C'est exactement ça ! Exactement ce que j'ai vécu ! D'autres gens que moi auraient rencontré ces enfants maudits ? Pourquoi ? Dans quel but rendent-ils de telles visites ? Retrouvant un filet d'air, je continue ma lecture, assoiffée de réponses :
« D'après mes recherches, les similitudes que l'on retrouve dans tous ces témoignages nous permettent de dresser un portrait assez complet de ces choses. Ce sont des enfants qui ont entre cinq et seize ans et qui apparaissent toujours par groupe. L'un d'eux sert généralement d'interlocuteur principal, craint et respecté, tandis que les autres semblent vouloir établir un lien psychique avec l'humain, par le biais du regard. Leur regard est justement leur caractéristique la plus marquante : des yeux entièrement noirs où l'on ne distingue ni pupille, ni sclère. On pourrait croire à deux gouffres vides s'il n'y avait pas cette « présence » qui en émane et qui inspire une horreur abjecte à tous ceux qui ont prétendu les avoir vus. Leur existence reste cependant un mystère, tout comme celle de l'Arche de Noé ou des tablettes de pierre que Moïse a récupérées au sommet du Mont Sinaï. Est-ce vrai ? Faux ? Mes recherches le diront. »
Je relève les yeux une seconde, peinant à reprendre mon souffle. L'une de mes mains s'écrase dans ma chevelure et tire fébrilement sur mes racines. Ce que je viens de dénicher est juste hallucinant, incroyable. Je n'en reviens pas. En tournant vite fait les pages, je m'aperçois que j'ai encore pas mal de lecture. Mon œil sonde ensuite l'heure à mon poignet et là, je retiens un juron des plus cocasses. Je suis en retard au cabinet ! Marsch m'attend ! Comme piquée à la boisson énergisante, je m'active et referme le livre que je replace dans une étagère à ma portée, en me promettant de revenir dès ce soir. Je dois le continuer et découvrir les recherches de ce Lehb Epgor. Je dois savoir. Absolument.
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