† ONZE †
Un parfum d'agrumes embaume l'air. Mes ongles frappant nerveusement le support de la portière passagère, je m'enivre de cette odeur sucrée sans me détendre. La voiture d'Alaska dégage toujours cette senteur caractéristique du Mexique d'où elle est originaire, malgré son prénom à connotation froide. Une jolie contradiction. En fermant les yeux, j'arrive à m'y imaginer, me prélassant sur une plage de sable blanc, chaud à souhait, avec un cocktail à la main. Des cocotiers et des petites cahutes colorées m'entourent dans une musique apaisante, tandis que le soleil se couche à l'horizon, sombrant derrière la mer turquoise du Pacifique.
Pourquoi diable ses parents ont décidé de quitter leur pays paradisiaque pour venir vivre dans cette ville de la défaite ? Je ne comprendrai jamais leur choix.
— On est arrivées.
La voix mièvre d'Alaska me sort de ma torpeur, me larguant sans ménagement dans ma réalité plus grise que le ciel, aujourd'hui. Nous sommes garées devant la boutique de sa mère, Yolanda Ramirez, située sur une petite rue tranquille juste en face d'un parc pour enfants. À travers la vitre, je perçois la devanture boisée, très ancienne, portant les stigmates du temps. La vitrine, où reposent des articles visiblement hors d'âge, est presque opaque tant elle est poussiéreuse. Sa simple présence dans ce quartier calme tranche l'atmosphère, la scindant entre sérénité et inquiétude. Je ne peux y décrocher mes yeux.
La main d'Alaska se pose sur la mienne, m'encourageant à la suivre. Je la regarde et sa chevelure rebondit lorsqu'elle m'étire un sourire. Sa douceur est toujours pour moi un remède efficace contre l'angoisse, car oui...
Je suis angoissée à l'idée de rencontrer sa mère. Curieuse, mais morte d'appréhension.
Lorsque nous sortons enfin, mes pieds semblent se planter dans le goudron. Qu'est-ce qui m'attend, à l'intérieur ? Je suis animée par un désir fou de savoir, mais la peur m'étreint comme une seconde peau. À l'horizon, le jour se couche. Le ciel nuageux est orange et ses lueurs chatoyantes se reflètent dans les balançoires et les toboggans brillants du parc pour enfants, de l'autre côté du chemin. Inconsciemment, mes yeux s'y posent, détaillant les jeux et le sol de terre compacte où quelques touffes d'herbes jaunies par l'automne subsistent vaillamment.
Quelques enfants jouent encore, sous l'égide de leurs parents. Leurs éclats de rire s'envolent au ciel tel un lâché d'oiseaux. Leur candeur apparente est brisée par l'apparition de deux ombres que moi seule peut voir. Au centre du parc, fixés sur ma personne, Angela, vêtue de sa robe bleue à dentelle, tient Phébus par la main. Tous deux me regardent avec une insistance oppressante, m'interdisant sans un bruit de mettre les pieds dans ce magasin. Petite fille visiblement noble d'environ douze ans, Angela serait si belle avec ses longues boucles brunes et son visage d'ange si ses yeux infâmes ne la rendaient pas monstrueuse.
Un frisson me transperce à leur vue. Qu'est-ce qu'ils font ici, encore ?
— Sephora ?
Alaska m'arrache à cette contemplation malsaine. Je reprends une bouffée d'air, comme évadée de la noyade, en tournant ma tête vers elle. Sur le seuil de la boutique d'antiquités, elle me guette avec perplexité. Elle se demande sûrement pourquoi mon attention est rivée sur ce parc d'apparence si banal.
Tu as de la chance de ne pas les voir, mon amie.
Je lorgne une dernière fois mon point d'attraction. Comme je m'y attends, Angela et Phébus ont disparu. Ce n'est pas plus mal, j'arrive au moins à reprendre une once de contenance avant de rencontrer Madame Ramirez. Ce n'est pas eux qui vont m'interdire d'y aller. Je refuse qu'ils contrôlent tous les aspects de ma vie.
Enfin, j'entre dans la boutique d'antiquités, sur les talons d'Alaska. Malgré ce que je pensais de la devanture vitrée bordant l'entrée, de l'intérieur, elle filtre étonnement bien la lumière du jour. Des colonnes d'étagères s'alignent dans cette pièce, parfois en vitrines, afin de présenter les articles en vente. Comme dans une exposition de musée, les objets, tous plus anciens et surprenants les uns que les autres, sont étalés avec grâce et abus. C'est très étroit et encombré, je peine à marcher convenablement. Les rayons du soleil, mêmes faibles, se faufilent entre les étales et scintillent sur les métaux et les horloges qui ornent chaque emplacement en hauteur. Leur cliquetis est la seule mélodie qui brise le silence pesant régnant ici.
Les tableaux et statues inestimables sont mis en valeur par des lierres grimpantes longeant élégamment les parois et les étagères. Malgré la beauté de certaines pièces, d'autres comme des marionnettes suspendues au bout de leurs cordes, aux yeux vides, me filent la trouille. J'ai l'impression d'être dans le musée des horreurs du célèbre couple Warren. Celui où il est interdit de toucher quoique ce soit, sous peine de fâcher les esprits.
Le parquet massif grince sous mes pas. Devant moi, la silhouette d'Alaska se découpe dans une pellicule de poussière soulevée par notre passage. Même si c'est un endroit impressionnant, je m'y sens mal. J'ai la vague sensation d'être observée de toutes parts. Est-ce la présence de ces nombreuses poupées en porcelaine qui m'instille ce sentiment, tel un poison ? Je n'ai jamais trop aimé les poupées, surtout celles-ci. Elles dégagent constamment une aura étrange et inquiétante aux lignes bordées d'histoires sordides.
Plus j'avance, plus je découvre des nouvelles choses intéressantes. Mes doigts crient d'envie de les frôler, mais ma raison me dit de rester sage. Je remarque également la présence anormale de crucifix, accrochés un peu partout. Sur les murs, les étalages, sur la porte et même pendus au plafond. Ça me glace le sang et j'en frissonne.
Il doit se passer tant d'événements terrifiants en ces lieux si la propriétaire en vient à ce genre d'extrémités.
Essayant de garder mon calme pour ne pas fuir en direction de la sortie, je me focalise sur Alaska. Au guichet, elle tape une fois sur la petite cloche dorée présente sur le comptoir. Le son tintant résonne jusque dans le cœur des vases chinois. Nous attendons quelques secondes, mais rien ne se passe. Personne ne vient nous accueillir. Alaska soupire après la lenteur de sa mère, puis réitère son geste. Lassée d'attendre, j'ose me balader, les mains dans les poches, dans une allée proche du guichet.
Je regarde des vieux bouquins, posés sur une étagère, au milieu de chandeliers oxydés et d'un service de vaisselles décoré d'épis de blé plutôt joli ; les tasses sont à peine ébréchées. Soudain, je remarque un manuscrit perdu parmi les autres. Il semble très vieux en vue de son épaisse reliure sombre et abîmée. Ce qui frappe aussitôt ma rétine, c'est l'étrange pentagramme dessiné dessus. Il est d'un rouge bordeaux, presque mauve. À la lumière, il semble même luire.
Est-ce une sorte de grimoire de magie ? Ou un truc satanique ? Le nom « Inferorum Atrium » écrit dessus, en lettre runiques, m'interpelle. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ma curiosité l'emporte sur ma raison. Il faut que je vérifie.
Ma main se lève d'elle-même et avance vers ce mystérieux livre. Or, une voix sortie de nulle part m'en empêche :
— N'y touche pas.
Je sursaute de peur, de concert avec Alaska, un peu plus loin. Mon cœur a littéralement raté un battement. Mon instinct me guide vers la gauche, où je me tourne complètement. J'y vois une femme âgée, bien en chair, juste à trois mètres de moi. Son chignon haut, bouclé et strié de blanc, ressemble à une boule explosive embellie d'un ruban aux couleurs chaudes. Elle porte sur ses yeux infiniment troublants de petites lunettes de lecture.
D'où est-elle arrivée ? Je ne l'ai pas entendue venir.
— Maman ! Arrête avec ta manie de toujours débouler d'on ne sait où, c'est flippant, à la fin !
La remarque d'Alaska ne laisse planer aucun doute en moi ; voici donc sa mère, Yolanda. Celle-ci ne rétorque même pas aux dires de sa fille et avance dans ma direction. Sa longue jupe noire danse au-dessus de ses chevilles, tandis que sa drôle d'amulette représentant la Calavera, le crâne, l'emblème de la Día de los Muertos, se balance sur sa poitrine. J'hésite à reculer d'un pas, comme brûlée de l'intérieur par la crainte. Or, je ne bouge pas, de peur d'aggraver ce moment de mal-être.
Elle s'arrête face à moi, me fixant en bougeant ses lèvres charnues de façon méditative. Cette femme ne sait pas mettre les gens à l'aise. Je suis forcée de baisser la tête devant son insistance, tant je suis tordue de gêne.
— Alors c'est elle, la fameuse Sephora ?
La voix caverneuse et pourvue d'un fort accent de l'antiquaire se répercute à mes oreilles. Elle enroule joliment les « R ». En la regardant sous le nez, je n'ai le temps de lui répondre qu'Alaska arrive à mes côtés pour prendre le relais.
— Oui, c'est elle. Ma collègue de travail dont je t'ai parlé.
Un silence lourd succède à ces mots. Me sentir au cœur de ce calme morbide me prend aux tripes. J'ignore à quoi cette femme joue, mais son regarde semble sonder mon âme et juger mes pêchés. J'ai l'impression qu'elle lit à travers moi et décrypte la moindre parcelle de mon être. Je suis littéralement à nue, sans armes devant ces yeux aussi pointus que la lame du poignard exposé dans une vitrine.
Soudain, la maîtresse des lieux me prend les mains, exacerbant ma surprise. Elle frotte ma peau entre ses deux pouces et je peux sentir sa douceur incomparable. Seulement, ses mots me pétrifie :
— Quelque chose ne va pas... Je le sens d'ici sans même avoir cherché. Tu émanes une énergie étrange mettant les esprits en colère, jeune fille.
J'écarquille les yeux, choquée et apeurée. Qu'est-ce qu'elle veut dire par là ? Qui ai-je mis en colère ? Je n'ai rien fait pour ça, elle doit faire erreur. La femme d'âge mur continue en me lâchant :
— Suivez-moi dans l'arrière-boutique, nous ne devons pas perdre de temps et commencer la séance.
Yolanda nous dépasse rapidement, nous laissant Alaska et moi sur la touche. Je tremble de partout. Ai-je le courage d'y aller ? J'échange un regard inquiet avec mon amie qui, espérant me rassurer, glisse une main bienveillante dans mon dos. Elle me pousse ensuite derrière le guichet où une porte trône, sans judas, sans lumière, sans espoir.
Le moment est enfin venu, je ne peux plus reculer. Vais-je pouvoir mettre un terme au règne de mes parasites ? Je vais tout faire pour et je sais qu'Alaska et sa mère seront là pour m'épauler.
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