† CINQ †
De retour au cabinet, je ne prends même pas la peine de remettre mon uniforme que je fonce vers le bureau de Marsch. Du guichet, Alaska me regarde d'un air compatissant, presque inquiet. Je la rassure d'un pouce et je cogne trois coups contre la porte. J'attends quelques instants, raide, mes pensées sont encore toutes tournées vers le livre de la bibliothèque. Moi qui n'avais jamais eu vent d'un quelconque témoignage relatant exactement ce que j'ai vécu, ce bouquin est tombé comme un petit bon Dieu. Je pourrais en apprendre davantage, peut-être comprendre la raison de la venue de ces enfants dans ma vie de simple jeune femme torturée. Je ne demande que ça. Il faut que j'en discute avec Alaska ; savoir si elle connaît cet auteur, ce Lehb Epgor, dont je n'ai jamais entendu parler auparavant. Ce torrent de mystères entourant ce livre attise ma curiosité et affecte ma concentration. Je n'ai même pas entendu le premier élan de voix du Docteur Marsch me sommant d'entrer.
Le deuxième est le bon.
Je pénètre dans le bureau et mes yeux se posent immédiatement sur le fauteuil d'auscultation en plein centre de la salle de travail, éclairée par une lampe puissante. Un plateau métallique recouvert d'outils propres et stérilisés attend à côté l'arrivée du prochain patient. La pièce, d'un blanc pur, est entrecoupée de boiseries élégantes qui tranchent avec l'ambiance médicale. Au fond, il y a le bureau massif du Docteur Marsch, où celui-ci est assis. Lorsqu'il me voit, ses prunelles bleues s'illuminent. Ses traits masculins s'étirent alors dans un sourire radieux et perlé.
— Ah, Mademoiselle Ravenscroft, je vous attendais. Approchez.
Je m'impose quelques efforts musculaires afin de transmettre une expression amicale à mon patron, puis obéis. Face au bureau, je suis surprise de voir Marsch se lever et contourner sa surface de travail ensevelie sous un barda de bics et de dossiers dentaires. Il s'appuie ensuite le bassin sur celle-ci, d'une manière nonchalante qui me pousse, instinctivement, à reculer d'un pas. L'atmosphère se condense tout à coup, elle se charge d'une énergie qui me dérange. Je me sens mal à l'aise.
— Ah, Sephora... Je peux vous appeler Sephora, n'est-ce pas ? J'aimerais vous féliciter pour votre travail remarquable au sein de mon cabinet. Avec Mademoiselle Ramirez, vous personnifiez la parfaite symbiose entre rigueur et soin. Je suis fier de vous avoir en tant que secrétaires.
— Euh, merci, susurré-je, prise de court par ces compliments inattendus. Vous vouliez me voir juste pour me féliciter ?
Son rire charmeur emplit le bureau et frappe mes oreilles. Apparemment, ce n'est pas la seule raison de ma présence ici.
— Vous n'avez pas une petite idée ?
Sur l'instant, je ne comprends pas trop sa question. Je le devrais ? Le froncement perplexe de mes sourcils ne semble même pas ternir sa moue gaie.
— Vous voulez m'augmenter ? dis-je bêtement, ne trouvant que cette réponse de plausible.
— Ça pourrait se faire, à l'avenir, mais pour aujourd'hui, ce n'est pas ça.
Dommage...
Je suis surprise de le voir se redresser et s'approcher tout doucement de moi, d'une démarche féline qui capte mon regard. Que fait-il ? Cette proximité ne me plaît pas beaucoup. Pendant un instant, je vois sa fine toison sortir du col de sa chemise cintrée où deux boutons sont ouverts. Je me rembrunis de plus belle, pétrifiée, lorsqu'il glisse son index sur ma pommette droite, détaillant une à une mes tâches de rousseur.
— C'est adorable, ces petites taches. Ça vous donne un air d'adolescente.
Son parfum poivré me parvient et j'écarquille les yeux de gêne. Je retiens ma respiration, mon cœur s'accélère comme mis délibérément sur avance rapide. Qu'est-ce qu'il lui prend ? Une nouvelle fois, Marsch dessine la courbure de ma joue d'un simple tracé du doigt sur ma chair sensible, coulant jusqu'à mon cou, telle une corde se resserrant sur mon souffle. Le contact de sa pulpe me fait frissonner de l'intérieur, mais pas dans le bon sens du terme. Pas comme avec Shayne, non. Cette fois, je me sens mal, oppressée. Je n'ose pas faire le moindre geste, de peur d'envenimer les choses.
— C'est irrésistible et insensé, mais... je meurs d'envie de vous embrasser.
— Ce serait totalement inapproprié, Docteur Marsch... dis-je, prise d'une panique sourde, tout en essayant de rester calme.
— Vous le pensez vraiment ? Ou ce n'est que votre raison qui vous dicte cette réponse ?
À quoi il joue, bon sang ? Il est en train de me harceler ! Mon instinct de survie sonne l'alerte et me hurle de fuir le plus loin possible de cet homme, mais je n'arrive qu'à reculer d'un nouveau pas sous son regard de prédateur. Je n'arrive pas à croire en ce retournement de situation. C'est juste impensable, effrayant.
— Je vous en prie, Sephora... Je le vois très bien, vous savez. La manière avec laquelle vous me regardez à travers la porte de mon bureau. Votre gestuelle aguicheuse lorsque je suis près de vous. Le mouvement de vos lèvres que vous mordillez en ma présence. Je vous fais de l'effet...
Mon cerveau disjoncte en entendant ça. Qu'est-ce qu'il croit ? Que je m'intéresse à lui ? Il est complètement fou !
— Je ne vois pas de quoi vous parlez. Vous êtes mon patron, Monsieur Marsch, c'est tout.
— Allons, Sephora, arrêtez de vous mentir à vous-même. L'âge n'a pas d'importance, ce qui compte, ce sont les sensations...
À force de reculer, mon dos heurte un mur. Je suis prise au piège. Un hoquet de stupeur s'échappe de mes lèvres lorsque Marsch place son bras le long de la paroi, à côté de mon visage. Il m'encercle comme une cage et je suis un oiseau vulnérable. Sa seconde main se presse à ma hanche qu'il malaxe et pétrit avec plaisir.
— Non...
J'ai envie d'hurler, de le frapper et de partir. Je refuse qu'il me touche et qu'il accède à ces parties secrètes de ma personne. Je l'interdis ! Un incommensurable dégoût m'engorge lorsque je vois sa bouche avide rétrécir l'espace qui la sépare de la mienne. Que dois-je faire ? Une colère sans appel m'étouffe à cause de ma lâcheté. La peur se mêle à la haine qui scandent dans mon être jusqu'à assourdir mes pensées cohérentes. L'une de mes mains se plaque machinalement sur son torse en signe de défense, espérant le repousser, quand soudain, un son claudiquant attire mon œil derrière le bureau en noyer, dans le dos de Marsch.
Ce bruit...
Avant l'impact, j'aperçois une petite silhouette portant une coupe au carré et une frange bouffie. La pâleur de ce visage juvénile affecte la mienne et lorsqu'elle se déplace, dans ses shorts courts d'une autre époque, j'entends les os de sa jambe bancale craquer dans un chant ignoble.
C'est elle... la fille tordue, la boiteuse... Myrtle.
— Tue-le, Sephora...
Ma respiration se bloque, terrifiée. Mes yeux, comme saisis dans le temps, s'arrêtent sur le plateau métallique où repose un scalpel, entreposé entre d'autres outils. Il m'appelle, me tente et me donne envie. Non, non, non... Je ne peux pas faire ça.
— Tue-le ! Ce n'est qu'un salaup ! Il abuse des innocentes, venge-toi ! Venge-les ! Tue-le ! Tue-le !
La violence dans la voix de Myrtle me martèle le crâne et fissure ma raison. Elle répète ces mots sans relâche de son timbre criard et suraigü qui résonne dans la pièce comme un mantra. Ces ondes néfastes se répercutent dans mes tympans et m'offrent une douleur immuable durant ce qui me semble être une éternité. Mes paupières ont des spasmes incontrôlés ; Myrtle disparaît de ma vue, puis revient, toujours plus défigurée, horrifiante. Sa voix devenue grave se mélange aux brisures sonores de ses os qui hantent mon esprit fragile. Elle ne ressemble plus qu'aux clameurs d'un démon. Un démon aux yeux d'ébène.
Arrête ça ! Je t'en prie ! Arrête, arrête, arrête ! Je ne peux plus supporter ça ! Je vais craquer !
Je ferme les yeux et esquive les lèvres de Marsch à temps, puis le repousse de toutes mes forces en extériorisant ma peur dans un cri. Tremblante comme une feuille, j'affronte son regard confus. Myrtle n'est plus là. Serrant l'arête de son nez entre son pouce et son index, mon patron réalise probablement qu'il s'est fait des idées sur mon compte. Cependant, je ne lui laisse pas le loisir de se justifier ou même de s'excuser que je m'en vais en courant. Malgré ce qu'il vient de se passer, je ne veux pas qu'il lui arrive malheur.
Myrtle m'a prévenue ; elle m'a attirée vers ce scalpel. J'ai peur de sombrer dans l'irréparable si je reste davantage. Je quitte le bureau en trombe, aimantant tous les regards inquisiteurs des patients sur ma personne. Ils ont dû entendre mon cri à travers la porte. Décomposée, je m'excuse et Alaska me hèle à son tour, visiblement inquiète :
— Sephora ? Tout va bien ? Pourquoi tu as crié ?
Marsch arrive derrière moi et je croise son regard. Sa dureté me conseille de ne pas parler de ce qu'il s'est passé entre nous, peu avant. Ce n'est pas l'envie qui me manque, mais je ne peux pas le dénoncer. Pas ici. Pas maintenant. Je tiens à mon travail et malgré tout, je ne veux pas apporter du souci à Alaska. Les patients sont trop nombreux, crier haut et fort ce qui s'est passé ne créera qu'un désordre sans pareil et personne ne saura le réparer. Affaiblie, je m'avoue vaincue pour cette fois. Je n'ai plus la force de lutter.
Marsch prend alors la parole pour moi, une main sur mon épaule. Son contact me fait frémir.
— Mademoiselle Ravenscroft est tombée au sol, dans mon bureau. Elle a visiblement passé une nuit difficile, hier soir. Je pense qu'elle a besoin de rentrer chez elle pour prendre du repos. Ramirez, pensez-vous pouvoir assurer seule le reste de la journée ?
Alaska fronce les sourcils et me jauge avec circonspection, avant de répondre :
— Oui, pas de problème.
Marsch la remercie, puis se retourne vers les patients en attente, tout sourire.
— Alors ? À qui le tour ? Je crois que c'est à vous, Madame Chase. Suivez-moi.
Ce fourbe fait comme si de rien n'était. Moi, j'en suis incapable. Toujours aussi blême, je glisse mes doigts dans mes cheveux et enchaîne des petits pas jusqu'à Alaska qui me toise intensément.
— Ça va ? me demande-t-elle. Tu es vraiment pâle.
Je sens Marsch me regarder fixement dans mon dos. Je réponds alors à mon amie, de but en blanc :
— Oui, oui, je... Je vais juste retourner chez moi et dormir un peu. À l'avenir, j'éviterai de faire la fête la veille du boulot.
Alaska hoche la tête pour toute réponse. Son expression me dit qu'elle n'est pas entièrement convaincue par mon excuse. Ses yeux sombres et suspicieux se tournent automatiquement vers le docteur qui accueille une patiente dans sa salle de travail. J'espère qu'elle ne se doute de rien.
— D'accord. Mais si tu as un souci, tu m'en parles, okay ?
Je la rassure sur ce point, puis m'en vais du cabinet, les yeux sur mes souliers et les larmes menaçant de tomber. Je crois que dormir me fera du bien. Je pourrais peut-être évacuer ce trop plein d'émotions et oublier le temps d'une sieste ce calvaire et ces pulsions négatives que j'ai pu ressentir.
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